mercredi 18 décembre 2013

Grégoire Chamayou, Théorie du drone, La fabrique, 2013

Grégoire Chamayou a fait le tour des drones tueurs : données techniques, origines historiques, débats en cours, inquiétudes pour l'avenir sont passés au crible d'une analyse conceptuelle rigoureuse.

Ce travail philosophique est écrit avec une clarté dont trop de philosophes ont perdu le secret. Son compas inclut comme il se doit la diversité des disciplines que son objet concerne : le métier des armes, l'histoire, l'économie etc.

L'arme de la logique, habilement maniée, se révèle redoutable pour les faussaires car Chamayou démasque avec une indignation froide la propagande que les partisans des drones habillent d'un vernis juridique ou éthique :
  • ils disent que les drones sont une arme éthique parce qu'étant parfaitement précises elle évite donc les dégâts collatéraux. Chamayou démontre que si le tir est en effet précis, l'identification des cibles ne peut pas l'être ;
  • ils disent que les pilotes des drones souffrent comme les autres soldats du stress post-traumatique, et qu'ils méritent donc autant de compassion que ceux qui exposent leur vie au combat. Les citations que publie Chamayou évoquent plutôt l'excitation du jeu vidéo.
En fait le drone tueur est l'aboutissement de la doctrine du « zéro mort » qui implique que le soldat tue beaucoup, y compris des civils, tout en ne prenant personnellement aucun risque : il se transforme alors en bourreau et en assassin, ce qui altère durablement sa personnalité et présente pour la société le risque d'une perversion durable.

Les drones tueurs qu'utilise si volontiers Obama sont ainsi une arme à retardement contre son propre pays : ils vont le confronter à des difficultés morales, juridiques, politiques plus graves encore que celles qu'a causées Guantanamo.

mercredi 11 décembre 2013

La main et le cerveau

Je dis souvent « dans l'iconomie le cerveau d’œuvre remplace la main d’œuvre » car les tâches répétitives que la main d’œuvre exécutait naguère sont automatisées : ne restent à accomplir que celles qui, n'étant pas répétitives, demandent du discernement, de l'initiative, l'interprétation des cas particuliers etc.

Mais un ami, artisan boulanger, m'a envoyé un courrier que je condense ici :

« La main et le cerveau sont complémentaires, je l'expérimente chaque jour. Mon activité d'artisan pourrait être prise en charge par des machines. Il « suffirait » de maîtriser une série de paramètres, de disposer d'un équipement sophistiqué mais concevable et d'y implémenter mon « savoir-faire ». Cela suppose un surcoût par rapport à l’investissement que j'ai réalisé et ce n'est pas anodin sur le plan social : le contrôle de la qualité des matières premières accentuerait la pression sur l'amont (meunier, agriculteur) et renforcerait leur industrialisation, ce qui entraînerait pour eux une perte du contact avec la nature et la matière. Bref, ce serait une intellectualisation de ces activités !

« Je trouve, dans l'harmonie entre la main et le cerveau, une source de développement personnel, voire spirituel. Qu'en serait-il face à des machines ou des systèmes experts ? Souvent leurs opérateurs n'y comprennent rien : ils se limitent à obéir à des injonctions ou à faire appel à une intervention technicienne éloignée. »

Cet ami a raison. Les pianistes, les chirurgiens, les sculpteurs etc. expérimentent sûrement eux aussi la richesse de la relation entre la main et le cerveau...

Je vois d'ailleurs l'intelligence et l'esprit d'initiative dont font preuve les artisans dans nos Cévennes : électriciens, plâtriers, maçons, plombiers, menuisiers sont capables d'inventer des solutions élégantes pour équiper ou réparer nos maisons si belles, mais dont les murs de schiste sont tout de guingois.

L'expression « main d’œuvre » ne désigne donc pas ces personnes car elles relèvent en fait, comme mon ami boulanger, du « cerveau d’œuvre ». Qu'est-ce donc que la « main d’œuvre » ?

Informatiser le travail répétitif

Il est tout simple de dire, comme je le fais, qu'il convient d'informatiser les tâches répétitives, mais cela demande des précisions et certaines sont subtiles.

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Dans Les temps modernes Charlot visse à répétition un boulon dans une pièce de métal. Même s'ils défilent devant lui, il s'agit en fait toujours du même boulon et de la même pièce car aucun changement n'intervient dans leur forme ni leur position. C'est l'exemple même du travail répétitif et il a un tel pouvoir hypnotique que Charlot, halluciné, poursuit avec sa clé à molette une dame dont le tailleur porte des boutons ayant la même forme que les boulons... Assurément il aurait mieux valu que son travail fût automatisé.

Mais considérons un tout autre exemple. Un médecin reçoit des patients l'un après l'autre, ce qui présente un caractère répétitif. Son travail est-il aussi répétitif que celui de Charlot ? Non, car ce n'est pas « toujours le même patient » qui entre dans son cabinet : il ne convient donc pas d'automatiser la médecine, même si l’informatique peut l'aider...

Ces deux exemples guident vers une définition qui semble claire : il convient d'informatiser les tâches qui se répètent toujours à l'identique.

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Quelle sera cependant la cadence de « répétition » qui permet de dire qu'un travail est « répétitif » ? Nous n'hésiterons pas à qualifier ainsi celui qu'il faut exécuter à l'identique toutes les minutes, toutes les cinq minutes etc., mais nous refuserons de le faire s'il doit n'être accompli qu'une fois tous les cinq ans. Entre ces extrêmes, existe-t-il un délai en dessous duquel on peut raisonnablement dire qu'un travail est répétitif ?

lundi 9 décembre 2013

Pour une informatisation à la française

Conférence le 4 décembre 2013 à l'Ecole Polytechnique lors de la 19ème Journée nationale d’Intelligence Economique d’Entreprise

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Les industries issues de la seconde révolution industrielle, fondées sur la mécanique, la chimie et l’énergie, subissent des crises répétées alors que l’ « iconomie », basée sur la généralisation de l’informatisation, n’est en est qu’à ses balbutiements.

Comme chaque révolution industrielle la troisième, celle de l'informatisation, a transformé notre rapport à la nature et donc la nature elle-même. Dans les entreprises, en effet, l'exécution des tâches répétitives physiques ou mentales est confiée à des automates : robots dans les usines, logiciels de classement et de recherche documentaire dans les cabinets d'avocats etc. Il en résulte que le cerveau d’œuvre remplace la main d’œuvre dans le système productif : les compétences requises sont profondément modifiées.

Le cerveau d’œuvre forme avec la ressource informatique (l'automate programmable ubiquitaire que constitue l'ensemble des ordinateurs, logiciels, documents et réseaux) un alliage qui, tout comme le fit en son temps le bronze (alliage du cuivre et de l'étain) concrétise dans les faits des propriétés jusqu'alors purement potentielles. Nous nommons « iconomie » (eikon, image, et nomos, loi) la société que cet alliage fait émerger. L'alliage du cuivre et de l'étain a fait émerger l'âge du bronze à la fin du néolithique : l'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable fait émerger aujourd'hui l'âge de l'iconomie.

Une telle émergence provoque des phénomènes économiques, psychologiques et sociologiques imprévisibles : ils prennent les institutions par surprise car elles sont déconcertées devant les possibilités et les risques que comporte l'âge de l'iconomie. La conscience des risques est obscurcie par des craintes imaginaires (« trop d'information tue l'information ») ou par la portée structurelle attribuée abusivement à un phénomène conjoncturel (« l'automatisation tue l'emploi »).

L'automatisation du système productif confère à celui-ci un caractère hypercapitalistique : la conception d'un nouveau produit suppose en effet un investissement très lourd, puisqu'elle doit comporter la conception et la programmation des automates. Il en résulte que l'iconomie est l'économie du risque maximum : un seul échec commercial peut compromettre la survie de l'entreprise. L'iconomie est donc extrêmement violente car la tentation sera forte, parfois même irrésistible, de corrompre les acheteurs et d'espionner les concurrents. Dans ce monde-là il faut savoir se protéger et s'informer : l'intelligence économique s'impose.

samedi 7 décembre 2013

Le Big Bang de l'informatisation

(Exposé lors du séminaire d'intelligence économique à la préfecture de Paris le 26 novembre 2013)

Un Big Bang a fait surgir un nouveau monde. Ce Big Bang, c'est 1975 avec le début de l'informatisation.

Elle a transformé la nature : l'Internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique, il n'est pas pour rien dans la mondialisation, mais l'effet le plus profond est ailleurs : toutes les tâches répétitives que demande la production ont vocation à être automatisées.

La main d’œuvre disparaît des usines et elle est remplacée dans les entreprises par un cerveau d’œuvre : elles lui demandent d'accomplir les travaux qui n'étant pas répétitifs demandent du discernement, du jugement, de l'initiative.

La mécanisation avait fait surgir l'alliage, si l'on peut dire, de la main d’œuvre et de la machine. Un nouvel alliage surgit avec l'informatisation : celui du cerveau d’œuvre et de l'automate programmable ubiquitaire, mondial, où réside la ressource informatique.

C'est cela qui transforme vraiment la nature. L'apparition d'un nouvel alliage fait en effet exister réellement un être qui jusqu'alors était seulement potentiel. Si l'on rencontre dans la nature vierge des gisements de cuivre et des gisements d'étain, on n'y trouve pas de bronze : pour inaugurer l'âge du bronze, il a fallu les recherches de quelques sorciers.

De même, l'alliage du cerveau humain et de l'automate programmable fait exister dans la nature un être nouveau, qui la transforme. Il nous fait entrer dans un âge nouveau, l'âge de l'iconomie : nous avons forgé ce mot à partir d'eikon (image) et nomos (loi, usage).