« Elite intellectuelle », tu parles ! Un jour j'ai eu plus mal que d'habitude et, en outre, de la fièvre. Au service des urgences de l'hôpital Cochin, l'interne a diagnostiqué une appendicite : j'ai été opéré et depuis je n'ai plus jamais eu mal au ventre.
La psychologie et la psychanalyse, étant à la mode (la psychiatrie l'est beaucoup moins), fournissent à des paresseux une explication passe-partout.
* *
Ce souvenir m'est revenu en mémoire lorsqu'un ami m'a décrit ses ennuis. Il devait porter des lunettes pour lire et pour conduire mais au bout d'une dizaine de minutes il avait mal au fond des yeux. La douleur allant croissant, il voyait venir avec appréhension le jour où il ne pourrait plus lire ni conduire.
Il a consulté plusieurs « ophtalmos », il est même allé jusqu'à consulter aux Quinze-Vingt. A l'examen, ses lunettes étaient correctes ainsi que le fond de l'oeil et la tension oculaire.
- Vous n'avez rien, lui disaient-ils tous.
- Mais j'ai mal !
- Ça ne peut être que psychologique...
- Si vous aviez aussi mal que moi, vous ne diriez pas ça.
L'expert qui venait de lui faire un IRM lui a carrément ri au nez : quand ces gens-là ne voient rien, c'est qu'il n'y a rien. Les consultations se terminaient froidement.
- Va voir un « oto-rhino », lui dis-je un jour. On ne sait jamais...
Bien lui en a pris.
- Ce que vous avez est classique, lui dit l'oto-rhino. Vos lunettes appuient sur un canal lacrymal trop sensible. Ce phénomène a plusieurs causes possibles, il existe plusieurs façons de le soigner : dans l'immédiat un petit pansement à la racine du nez vous soulagera. Mais que vous ont dit les autres médecins ?
- J'ai vu des opthalmos, ils m'ont tous dit que c'était psychologique, je les ai engueulés.
- Ah, ça ne m'étonne pas : avec eux c'est toujours la même chose...
Mon ami sait désormais pourquoi il a mal et il sait aussi comment s'y prendre pour éviter la douleur.
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Si cette maladie est classique, de nombreuses personnes souffrent des yeux quand elles portent leurs lunettes. Elles vont donc consulter des ophtalmos qui, négligeant le canal lacrymal pourtant situé tout près des yeux, diagnostiquent un trouble psychologique. « Cessez donc de faire des histoires », disent-ils implicitement au patient qui souffre - et ils se gardent bien de lui conseiller la consultation d'un oto-rhino.
Ces spécialistes étroits usurpent le beau titre de médecin – mais les consultations inutiles leur sont payées, puis remboursées par la sécurité sociale.
J'ai hélas une longue liste d'expériences de ce type, certaines aux issues irrémédiables lorsque par exemple le "stress" ou la "dépression" se révèlent tumeur au cerveau ou au pancréas.
RépondreSupprimerJe peste contre les médecins qui ne regardent que le petit bout de leur lorgnette spécialisée, qui refusent de communiquer avec leurs pairs si ce n'est avec leurs patients, et qui vont même jusqu'à les culpabiliser de "coûter à la sécu" tout en leur prescrivant de refaire des examens sous prétexte qu'ils ne connaissent pas les confrères qui viennent de les pratiquer. Peut-on expliquer comment on en est arrivé là ?
La situation d'une entreprise demandant conseil à des "consultants" spécialisés - internes ou externes - est parfois similaire. Même remarque s'il s'agit de l'état d'un quartier, d'un système d'enseignement, etc. Ce n'est donc pas propre au milieu médical, et s'il s'agit de modifier des comportements pour obtenir "une meilleure qualité de soin" gardons-nous de nous en exclure.
Une des causes de cet état réside certainement dans la manière dont les organisations - nos organisations - attribuent et font assumer les responsabilités : la plupart du temps dans le flou. On explicite et découpe les processus et les activités, on distribue les "rôles" et les postes. Beaucoup plus rarement on attribue des responsabilités en imaginant et négociant les dispositifs explicites - par exemple l'autorité - qui permettent de les assumer ou de réagir en cas de manquement.
Dans le cas de la médecine le patient doit s'attribuer une part de responsabilité et donc d'autorité et de droits vis-à-vis des praticiens.
Je lis depuis longtemps vos chroniques (et vos livres).
RépondreSupprimerJe n'interviens que pour vous confirmer ce que vous relatez à propos de vos douleurs abdominales.
Dans le cas de mon fils, le médecin diagnostiquait toujours (4ans) une infection intestinale, ou stress du à la perspective d'examens scolaires. En fait il fallut une douleur plus intense, une très forte fièvre et des renvois violents pour que je conteste et mène l'enfant aux urgences. Sceptique, le médecin de garde voulut bien toutefois examiner le patient plus avant. L'opération eut lieu, ouf, avant péritonite : l'appendice du gamin n'était pas du bon côté. Il n'eut plus jamais mal, en dépit des stress universitaires qu'il a subi.
Il y a souvent un côté mécanique dans les diagnostics posés sur des situations anormales
Les professions médicales sont trop sectorisées... Mon ancien généraliste (malheureusement à la retraite) diagnostiquait toujours le premier les maladies graves que des spécialistes ne voyaient pas - je me rappelle d'un cas proche de cancer et d'un encore plus proche d'invagination intestinale qu'il a diagnostiqué le premier, en disant tout de même qu'il fallait faire toutes les vérifications... Les spécialistes invoqués ensuite prenaient un peu de haut ce généraliste. Il était aussi psychologue à sa manière : quand on avait un truc sans intérêt, sans gravité, il nous le disait ("c'est un rhume, si je vous donne des médicaments, vous ne serez pas soigné plus vite alors je ne vous donne rien") et quoi qu'on aie, il nous racontait toujours l'histoire infiniment pire d'un patient qui, comme de par hasard, venait de quitter le cabinet : ça suffisait à nous guérir.
RépondreSupprimerAutre affaire : un ami a souffert de ses lunettes pendant des années avant qu'on découvre qu'il n'était pas myope mais simplement affligé d'un léger strabisme... J'ignore si on lui a opposé l'argument psychosomatique.
Au fond, toutes ces histoires et les vôtres montrent que l'autorité que confèrent les diplômes n'est pas toujours une bonne chose, car si elle rend compétent, elle peut aussi donner des proportions dramatiques aux erreurs et aux aveuglements.
Rigolo, triste, et émouvant.
RépondreSupprimerJe suis surpris que le statisticien Michel Volle ne mobilise pas cet outil d'analyse que constitue la distinction entre risques de première et de seconde espèce.
RépondreSupprimerPoser un diagnostic relève d'un processus de décision dans l'incertitude, où l'on ne doit jamais oublier la probabilité de se tromper. En l'occurrence (et en caricaturant un peu), le spécialiste doit pondérer le "risque (d'erreur) de première espèce", qui consiste à annoncer au patient qu'il n'a rien alors qu'il a une sévère inflammation de l'appendice; et le "risque de seconde espèce", qui consiste à annoncer au patient qu'il a une appendicite alors qu'il n'a rien. Ces deux risques ne sont pas symétriques quant aux conséquences des décisions qu'ils impliquent : attendre, dans le premier cas, avec à la clef un risque de péritonite; dans le second cas, se faire opérer d'urgence (quoique sans nécessité) avec les risques ou inconvénients opératoires que cela comporte. C'est évidemment au spécialiste d'informer le patient sur la nature de ces risques respectifs et de lui fournir une estimation de leur probabilité, mais c'est au patient d'indiquer quelle "perte" et donc quelle pondération il affecte à chacun de ces deux risques (pondération qui dépend en particulier de sa propre attitude à l'égard du risque). A partir de cette information, le spécialiste peut déterminer quelle est la meilleure décision à prendre (qui n'est pas nécessairement la même pour chaque patient, y compris pour ceux présentant les mêmes symptômes), selon la bonne logique de la décision statistique optimale en incertitude.
.... Malheureusement, combien de spécialistes et combien de patient(e)s ont bien assimilé cette théorie ? Et, pour ne rien arranger, il faudrait aussi faire entrer en ligne de compte les conséquences juridiques pour le spécialiste d'une erreur de diagnostic, les probabilités et enjeux de procès éventuels en cas d'erreur de diagnostic n'étant pas les mêmes selon qu'il s'agit d'erreur de première ou de seconde espèce ...
Conclusion : il faut continuer à développer non seulement l'enseignement de la médecine, mais aussi celui de la théorie statistique ...
J'en suis bien d'accord ! Celà fait plus de 30 ans que j'oeuvre à la diffusion d'une "compréhension profonde" de la statistique.
SupprimerJe ne dis cependant pas "vulgarisation" !
http://jeanalain.monfort.free.fr/Dicostat2005/index.htm
La difficulté des spécialistes est qu'ils ne voient que l'impact d'un médicament (ou d'un diagnostic) dans un champ d'étude très limité. Bref, on ne voit par l'Homme (ou la Femme ou l'Enfant...) comme un système complexe. Et un diagnostic ou un traitement approprié dans un contexte limité peut avoir des effets néfastes sur d'autres organes.
RépondreSupprimerExemple : ma mère souffre d'arthrose aiguë due en partie à une polio ancienne et tout simplement à ses 70ans bien tassés.
Pour améliorer son taux de cholestérol, un cardiologue lui a prescrit un médicament tellement fort qu'il empêchait l'absorption par son organisme des antidouleurs dont elle a besoin. Bref, elle s'est retrouvée dans l'incapacité de marcher pendant plusieurs mois jusqu'à ce qu'un généraliste comprenne la cause du problème...
Finalement, à force de vouloir trop mesurer des indicateurs, on en oublie que vivre présente des risques et que mourir en bonne santé n'est pas forcément une bonne idée...
Des histoires comme cela sont foison : si nombreuses que cela ne résulte pas de l'ignorance ou de "l'imbécillité". Le commentaire de Max Dx suggère en effet qu'il y a là un trait commun à nos représentations et organisations.
RépondreSupprimerPascal Mazodier a tout à fait raison de dire qu'il faut mettre en balance les risques de première et de seconde espèces (autrement dit, les "faux positifs" et les "faux négatifs"). Mais c'est incomplet : car le test où l'on envisage ces deux risques s'entend lorsqu'on oppose deux hypothèses : en l'occurrence, avoir une certaine pathologie ou ne pas l'avoir. Le risque est aussi celui que le regretté Gérard Calot appelait "de troisième espèce" et qu'il énonçait ainsi : traiter de façon rigoureuse un problème différent du problème posé. Dans la plupart des cas évoqués, l'alternative à l'hypothèse testée (existence d'une pathologie donnée) n'est pas son inexistence, mais l'existence d'autre chose.
J'ajoute ma propre historiette : il y a quinze ans, j'ai entamé une pathologie connue sous le sigle "NOIA" (neuropathie oculaire ischémique aiguë) : le nerf optique exsude du liquide dans lequel il s'étouffe. On connaît une demi-douzaine de causes (virus, tumeur, sclérose en plaque, maladie de Horton, ...) qui n'explique qu'environ 50% des cas observés, le reste étant inexpliqué. On m'a fait tous les tests qui ont écarté toutes ces hypothèses terribles : j'étais donc dans les 50% restants. Une dizaine de jours avant le déclenchement du processus en question, j'avais eu un accident de voiture où ma tempe gauche avait heurté le montant du pare-brise. Assez longtemps après avoir été soigné (et avoir perdu une bonne part de vision de cet oeil), un ostéopathe me disait que, peut-être, dans le choc, le globe oculaire étant projeté vers le côté de l'orbite, le nerf optique avait pu être "sidéré", déclenchant le processus d'œdème. Rencontrant un ophtalmologiste (autre que celui qui m'avait traité), je lui rapportai l'hypothèse. Il me fit d'abord la même réponse que tous ses confrères : la littérature ne rapportait aucun cas de cause traumatique. Ce qui ne m'avait pas trop satisfait : absence de preuve n'est pas preuve d'absence... Mais ce nouveau médecin ma fit aussi une autre réponse qui me parut plus satisfaisante : en supposant que le choc en question ait bien été à l'origine de ladite NOIA, cela voulait dire que le nerf était lésé dans le pertuis osseux par lequel il entre dans la boîte crânienne. Pour aller le soulager là, il aurait fallu fracturer l'os autour, ce qui avait toute chance d'entraîner des dégâts bien plus graves. Concluant : à quoi sert-il de connaître la cause lorsqu'on n'a pas de remède ?
Et, pour conclure à propos des causes "psychologiques" dont Michel Volle parle : mon père souffrait depuis des années de douleurs et malaises sur lesquels tous les médecins s'étaient cassé les dents. L'un d'eux, ça n'a pas manqué, a suggéré que c'était psychologique. Mon père lui a répondu : alors, docteur, si mon mal est imaginaire, prescrivez-moi un remède illusoire qui me soulage réellement !
Il me semble que l'une des "causes" de ce malentendu est probablement que l'on n'a pas appris à l'école à dire "je ne sais pas", et que c'est même très mal vu dans notre culture me semble-t-il (et encore plus dans les formations de médecin je suppose). Le jour ou un professionnel osera sans honte dire "votre situation échappe à mon expérience et à mes connaissances, cherchons ensemble ou cherchez ailleurs", face à un client, un collègue, un collaborateur, il y aura moins de donneurs de leçons et un peu plus d'intelligence collective.
RépondreSupprimerN'oubliez pas que les professions médicales ont une obligation de moyens et non de résultat (ce qui se conçoit en santé, on n'est pas chez un garagiste) : ça aide à affirmer des conneries.
RépondreSupprimerDb