Contribution à la
Conférence de l’Applied Econometric Association, Ankara, 4 octobre 2010
(English version)
Le système technique contemporain
Pour comprendre les effets de l’informatisation il est utile de se référer à la
théorie des systèmes techniques. Un « système technique » se met en place lorsque un petit nombre de techniques entrent en synergie, leur alliage dégageant une efficacité jusqu’alors inconnue. Ce fut le cas avec l’industrialisation, qui s’est appuyée à partir du XVIII
e siècle sur la synergie entre la mécanique et la chimie auxquelles se sont ajoutés à la fin du XIX
e siècle l’électricité et le pétrole.
L’informatisation, elle, s’appuie sur la synergie entre la microélectronique et le logiciel, auxquels s’est ajouté à partir de 1975 le réseau : elle a ainsi fait émerger le
système technique contemporain (STC). L’informatique, jusqu’alors essentiellement consacrée au calcul, est devenue – avec le traitement de texte, le tableur, le grapheur, puis la messagerie et le fichier partagé, enfin l’Internet et le Web – l’instrument universel qui apportait l’assistance de l’automate au travail personnel et à la communication entre les personnes.
L’industrialisation, d’origine technique, a eu des conséquences anthropologiques et géopolitiques : elle a élargi le régime du salariat et fait naître l’entreprise moderne, suscité la naissance de la classe ouvrière et de la guerre des classes, entraîné une urbanisation rapide et l’exode rural, accéléré l’évolution technique et le recours à la recherche scientifique, suscité le déploiement du système éducatif et du système sanitaire, encouragé l’impérialisme et le colonialisme, provoqué enfin des guerres auxquelles l’industrie procurait des armes dévastatrices.
C’est la qualité, la puissance de leur industrie qui a classé les nations entre elles : celles qui ne s’étaient pas industrialisées ayant été bientôt dominées, voire colonisées par les nations industrielles.
Quelles sont aujourd’hui les conséquences du STC ?
L’ensemble des ordinateurs interconnectés constitue un automate programmable ubiquitaire (APU), apte à réaliser tout ce qu’il est possible de programmer et libéré, grâce au réseau, des contraintes qu’impose la distance géographique. Alors que l’industrialisation s’appuyait sur l’alliage
entre la main et la machine, et soumettait la « main d’œuvre » à une discipline stricte, l’informatisation fait apparaître l’alliage
entre le cerveau et l’automate et mobilise les compétences du « cerveau d’œuvre ».
L’être humain organisé (EHO) forme ainsi avec l’APU un alliage original : il en résulte une organisation spécifique de l’entreprise ainsi que de ses relations avec ses clients, fournisseurs et partenaires. Cet alliage a fait émerger un continent nouveau et l’on peut nommer « informatisation » l’ensemble des phénomènes que suscite cette émergence.
Elle présente à l’action des possibilités nouvelles accompagnées naturellement de risques nouveaux. Dans l’entreprise, le déploiement des « systèmes d’information » a des effets économiques, mais aussi sociologiques (structures de légitimité et de pouvoir), philosophiques (méthodes et techniques de la pensée), métaphysiques enfin (« valeurs » qui confèrent son sens à l’action productive).