samedi 24 novembre 2012

Le chemin vers l'« iconomie »

(Tribune dans L'Expansion, février 2013)

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Nous nommons « iconomie » la société que font émerger l'informatisation et l'Internet. Cette formidable mutation n'est pas seulement numérique ni économique : elle embrasse toutes les dimensions de notre vie.

Considérons ce qui se passe dans les entreprises. Les tâches répétitives mentales et physiques étant automatisées, les usines sont remplies de robots. La « main d’œuvre » a été remplacée par un « cerveau d’œuvre » qui assure la conception des produits ainsi que les services qui procureront au consommateur des « effets utiles ».

Les produits sont des assemblages de biens et de services élaborés par des partenariats. La cohésion de ces assemblages et l'interopérabilité des partenariats sont assurées par un système d'information. La concurrence étant rude, la stratégie vise à conquérir et renouveler un monopole temporaire sur un segment des besoins. Le secret de l'efficacité réside dans le couple que forment l'informatique et le cerveau humain : il convient d'automatiser ni trop, ni trop peu.

Certaines entreprises vivent déjà dans l'iconomie : Axon', Asteelflash, Otis, Lippi etc. Ce sont pour la plupart des ETI en forte croissance. On y rencontre souvent la même structure : les usines sont automatisées, un centre de recherche travaille à proximité de la plus importante et les autres sont dispersées dans le monde pour être proches des clients. Les services sont assurés pour partie via le téléphone et l'Internet, pour partie sur le terrain et là encore au plus près des clients.

Lorsque l'iconomie sera parvenue à maturité, elle connaîtra le plein emploi comme toute économie mûre. Cela suppose un système éducatif orienté vers la formation des compétences et aussi, chez les individus, la capacité de se former continuellement.

L'iconomie, l'élan du nouveau « système technique » pour reconquérir la compétitivité

(Intervention à la Journée nationale de l'intelligence économique d'entreprise à l’École polytechnique le 20 novembre 2012)

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L'émergence d'un nouveau système technique est comme le Big Bang : il donne naissance à un monde nouveau, il nous fait pénétrer un continent étrange où ni les possibilités, ni les dangers ne ressemblent à ce que nous avions connu jusqu'alors.

C'est comme si quelqu'un qui n'a jamais vu la mer embarquait sur un petit voilier pour faire une croisière. Le vent fait gonfler la houle, le sol bouge sous ses pieds ! Il est déconcerté, il lui faudra du temps pour surmonter le mal de mer...

Or nous vivons depuis 1975 dans un système technique qui s'appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel puis de l'Internet. Il en a supplanté un autre, celui qui s'appuyait sur la synergie de la mécanique, de la chimie et de l'énergie. Le sort de la mécanique, aujourd'hui, c'est de s'informatiser – tout comme celui de l'agriculture, au XIXe siècle, a été de se mécaniser et de se « chimiser ».

Pour désigner le monde qui est en train d'émerger, nous utilisons des mots malheureusement accompagnés de connotations fallacieuses : « numérique » connote avec les nombres et le calcul, « informatique » est associé à des images purement techniques. Pour éviter ces pièges, nous avons à l'institut Xerfi choisi de créer un néologisme dépourvu de connotations, « iconomie ».

Ce mot désigne et rassemble les changements que le système technique nouveau suscite, y compris au plan anthropologique. Dans le système productif, par exemple, l'iconomie transforme la nature des produits, la façon de produire, les formes que prend la concurrence, la structure des marchés. L'ubiquité de l'Internet, à elle seule, a supprimé les effets de la distance géographique.

Pour décrire tout cela il faudrait énumérer une liste et rien n'est plus ennuyeux qu'une liste. Je vais donc me concentrer sur un seul aspect de l'iconomie, l'évolution du travail.

samedi 17 novembre 2012

Culture, technique et Saint-Simon

Les œuvres complètes de Saint-Simon (1760-1825) viennent d'être éditées par Juliette Grange, Pierre Musso, Philippe Régnier et Frank Yonnet. À la lecture il m'apparaît que malgré la distance chronologique Saint-Simon est notre contemporain et qu'il nous apporte des enseignements utiles. Je m'en explique.

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Chaque changement de système technique est précédé par une évolution culturelle et politique : l'innovation qui procure les technologies fondamentales d'un nouveau système n'est en effet possible que si les institutions et les esprits ont été préparés à l'accepter. En l'absence d'une telle préparation les idées nouvelles qui naissent dans le cerveau des inventeurs ne peuvent avoir aucune audience, donc aucune conséquence en termes d'innovation.

Ainsi la première révolution industrielle a été précédée, au plan politique, par les révolutions politiques anglaises qui ont aux XVIe et XVIIe siècles liquidé les institutions féodales avec la suppression des monastères par le protestantisme et l'extermination presque totale de la noblesse lors des conflits dynastiques. Au plan culturel, cette crise politique a été corrélative des réflexions de Bacon et de Newton. Elle a été accélérée et en quelque sorte catalysée par le mouvement de pensée des « lumières écossaises » qui s'est épanoui après la création de la Grande-Bretagne en 1707 et qu'ont illustré les noms de Hume, Smith et Watt.

mercredi 7 novembre 2012

Jean-François Gayraud, La grande fraude, Odile Jacob, 2011


La dérégulation a été criminogène, dit Jean-François Gayraud ; son livre décrit la dérive criminelle du secteur financier à partir des années 80. Mais une question évidente se pose, à laquelle il ne répond pas. Qu'est-ce qui a déclenché la dérégulation, pourquoi la politique économique a-t-elle cédé depuis les années 70 à des illusions dont elle peine à s'affranchir : le caractère autorégulateur des marchés, la justesse de l'évaluation des entreprises par la Bourse et la priorité qu'il convient en conséquence d'accorder à la « création de valeur pour l'actionnaire » etc. ?

Pour répondre à cette question, il faut revenir à ce qui s'est passé dans les années 70 pour dénouer un ensemble de phénomènes : la suppression de la convertibilité du dollar en or par Nixon en 1971, la crise pétrolière déclenchée par la guerre du Kippour en octobre 1973, le prix Nobel d'économie accordé à Milton Friedman en 1976, l'arrivée au pouvoir de Margaret Thatcher en 1979 et celle de Ronald Reagan en 1980...

Voici mon hypothèse : dans les années 70, le système technique qui s'appuyait sur la mécanique, la chimie et l'énergie s'est essoufflé et a été remplacé - certes progressivement - par le système technique qui s'appuie sur le microprocesseur, le logiciel et le réseau.

Le socle physique, pratique, de l'économie et des institutions était ainsi transformé. On pouvait anticiper d'immenses conséquences anthropologiques, il fallait s'y préparer. Mais cette anticipation était alors très lointaine et imprécise.

Les politiques et les économistes choisirent alors d'ôter leurs mains du volant pour laisser la voiture, si l'on peut dire, se guider toute seule. Il n'était que trop naturel qu'elle aille dans le fossé...

Pourquoi le mot « informatique » est maudit

Le mot « informatique » est entouré de connotations négatives, il est jugé « ringard ». On préfère le remplacer par « numérique » ou par « intelligent ».

Un missile « intelligent » est doté de capteurs, logiciels et actionneurs qui le guident vers sa cible ; un produit « numérique » est doté d'une interface et de logiciels. Il s'agit donc en fait d'un missile informatisé, d'un produit informatisé. Dire « numérique » ou « intelligent », c'est cependant plus chic.

Mais ces mots si chics sont de faux amis. « Numérique » oriente l'intuition vers un codage sous forme de nombres et vers le calcul : or cela ne représente qu'une partie, d'ailleurs très technique, de ce que fait l'informatique et cela détourne l'attention de sa dimension anthropologique. « Intelligent » est encore plus dévastateur : en attribuant l'intelligence à un automate, on se détourne du cerveau humain où elle réside exclusivement, on néglige l'articulation du cerveau humain et de l'automate alors qu'elle est la clé d'une informatisation réussie.

« Numérique » et « intelligent » égarent donc l'intuition, la rendent vague et l'empêchent de se préciser efficacement, notamment celle des dirigeants : se conformant à la mode qui conforte une opinion trop répandue dans leur milieu, ils veulent bien entendre parler de « numérique » et d'« intelligence » mais méprisent l'informatique qui en constitue pourtant la réalité. Cela les condamne à rester les porteurs velléitaires d'un rêve qui sera indéfiniment frustré tandis que notre économie, négligeant l'informatisation, piétine ou s'effondre.

jeudi 1 novembre 2012

Géopolitique du cyberespace

Article destiné à la revue Questions internationales publiée par la documentation française.

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Le rôle des réseaux sociaux lors des révolutions survenues dans divers pays a été abondamment commenté, de même que les manipulations dont ces mêmes réseaux ont été l'objet de la part de pouvoirs qui se sentaient menacés. Après la presse et la télévision, le cyberespace se trouve ainsi investi par le combat politique et, comme tout autre média, se révèle porteur à la fois d’information et de désinformation, de démocratisation et d'encadrement, de liberté et d'oppression.

Ces contrastes illustrent la nature d'un phénomène qui apporte autant de risques que de possibilités. Comme tout territoire, le cyberespace peut être aussi bien le théâtre d'une barbarie que d'une civilisation : contrairement à ce qu'ont cru les pionniers des années 60 (Levy) il n'est pas libérateur par nature et, contrairement à ce que prétendent d’autres (Virilio) il n'est pas oppresseur par nature : il sera ce que nous ferons de lui.