La dispute entre l'Europe et la Grèce reproduit un schéma familier. Dans une négociation financière la solution n'intervient jamais qu'après un long épisode pendant lequel chaque partie se montre le plus désagréable possible. Lorsqu'un accord aura finalement été trouvé, on se demandera pourquoi cela a été aussi pénible : l'explication réside dans le mécanisme de la négociation.
Autour de la table se trouvent des mandataires qui représentent les parties intéressés. Ce ne sont pas les créanciers qui négocient avec les Grecs, mais leurs mandataires, et les Grecs sont représentés par leurs propres mandataires.
Le principal souci d'un mandataire est de ne pas subir un désaveu de la part de ceux qui lui ont donné mandat de négocier pour leur compte. Or ces personnes, étant loin de la table des négociations, n'entendent pas les arguments de l'autre partie et sont le plus souvent d'une folle intransigeance.
Le mandataire doit donc jouer la comédie : même s'il comprend ou même approuve les arguments de l'autre partie, il ne doit rien en laisser paraître. Il lui faut feindre l'incompréhension, répéter encore et encore les mêmes arguments éventuellement absurdes, faire durer les discussions jusqu'à l'épuisement physique des participants. Il ne doit négliger aucune argutie, aucun mauvais procédé, car les personnes qui lui ont donné mandat de négocier lui en feraient le reproche : elles penseraient qu'il aurait pu obtenir un meilleur compromis.
Henri de Monfreid décrit dans Les Secrets de la mer Rouge la transaction entre un pêcheur de perles et un négociant. Le deux parties ne se parlent pas. Un intermédiaire va de l'une à l'autre pour s'enquérir du prix que chacune juge convenable. Lorsque les deux exigences lui semblent assez proches, il prend les deux parties par la main et énonce le prix auquel la transaction doit se faire.
Le protocole exige alors qu'elles le battent : chacune montre ainsi qu'elle juge la transaction désavantageuse. Le compromis n'est acceptable que si le détriment semble équivalent de part et d'autre.
Une comédie analogue se joue dans la négociation entre la Grèce et ses créanciers. Le compromis auquel ils aboutiront finalement devra être tel que chacune des parties semble avoir fait autant d'efforts que l'autre. Avant de l'atteindre chaque mandataire devra s'être montré aussi désagréable, aussi menaçant que possible : les uns auront agité l'épouvantail d'une faillite de la Grèce, les autres celui d'un éclatement de l'Union européenne.
Cette comédie comporte cependant un risque. Il peut arriver que certains mandataires se piquent au jeu, que certaines des parties représentées soient intraitables : alors les épouvantails qu'agitaient les négociateurs deviennent réels.
Il est probable que la négociation entre la Grèce et ses créanciers aboutira à un compromis, car c'est le plus souvent ainsi que les choses se passent. Mais il se peut aussi, même si c'est moins probable, qu'une catastrophe qu'ils évoquaient de façon purement rhétorique se produise effectivement. C'est ainsi que les pays européens se sont trouvés en guerre en 1914.
Ajout du 13 juillet 2015
La catastrophe semble avoir été évitée mais l'épisode laissera des cicatrices profondes.
Comment faire en effet confiance à une Europe dans laquelle les pays du Nord, de culture protestante, affichent du mépris envers les pays du Sud de culture catholique (ou, dans le cas de la Grèce, orthodoxe) qu'ils qualifient de « pays du Club Med » ? Comment ne pas s'inquiéter des intentions d'un Wolfgang Schäuble, qui a milité inlassablement pour le Grexit et dont la cible, après la Grèce, semble être en fait la France ?
Comment croire à la solidité d'un édifice institutionnel qui exige l'unanimité alors qu'il est écartelé entre des pays dont les stratégies divergent ? Comment croire à sa solidarité après les insultes et humiliations qui ont été infligées aux Grecs, alors qu'ils reconnaissent leurs fautes passées ? Faut-il rappeler que nous avons su pardonner les crimes commis naguère par l'Allemagne, et oublier ses dettes ?
Comment croire au sérieux de l'Europe alors que son discours dominant est marqué par l'aveuglement stratégique, l'ignorance de l'histoire et un moralisme abject ? Dans cette affaire c'est elle, et non la Grèce, qui a perdu sa crédibilité.
Cette Europe désordonnée, inculte, ignare et brutale me semble être désormais plus dangereuse qu'avantageuse pour la France. J'avoue ressentir aujourd'hui, de façon certes irrationnelle et impulsive, le désir d'un Frexit, d'une sortie de cet édifice déplaisant qui se révèle non seulement stérile, mais destructeur. Car, même si un compromis a été finalement trouvé, les exigences tactiques de la négociation ne peuvent ni expliquer, ni excuser certaines des phrases qui ont été prononcées - et ce qu'elles révèlent est proprement monstrueux.
samedi 13 juin 2015
Comprendre le « yield management »
Le yield management (en français « segmentation tarifaire ») a été inventé au milieu des années 1970.
Les grandes compagnies aériennes américaines étaient alors vigoureusement concurrencées par des charters qui pouvaient pratiquer un prix bas parce que leurs avions ne volaient qu'une fois remplis par la réservation. Les avions d'American Airlines volaient à moitié vide.
« Why don't we pretend the empty part of our plane is a charter ? » s'exclama lors d'une réunion Bob Crandall, CEO d'American Airlines1 : il ne s'agissait pas de diviser l'avion en classes de service différentes, mais de vendre certains sièges à un prix réduit. Le défi était de ne vendre ces sièges-là qu'à des passagers sensibles aux prix, qui n'auraient donc pas pris l'avion autrement, tout en continuant à vendre cher des sièges identiques à d'autres passagers.
La clé du procédé réside dans le comportement des clients : contrairement aux hommes d'affaire, les vacanciers réservent leur vol des semaines à l'avance et restent habituellement une semaine ou davantage dans leur ville de destination. Il était possible de différencier le prix selon ces deux critères.
Mais comment décider à l'avance le nombre de sièges que l'on pourrait vendre à prix réduit ? Si l'on en vendait trop, on risquait ne plus avoir assez de place pour les hommes d'affaire qui, eux, auraient payé le prix fort, et si l'on n'en vendait pas assez l'avion risquait de voler avec des sièges vides.
Il fallait pour prendre la décision la plus juste une analyse statistique fine, tenant compte du jour de la semaine, de l'heure du vol, des événements sportifs et autres, etc. – et en outre la décision devait pouvoir évoluer jusqu'au dernier moment avant le vol : la segmentation tarifaire est aujourd'hui assurée par des opérateurs dont les moyens informatiques ressemblent à ceux d'une salle de marché.
Elle a permis à American Airlines de combattre victorieusement les charters tout en augmentant son chiffre d'affaire et son profit (cf. le petit modèle ci-dessous). Le procédé a été adopté par les autres compagnies aériennes, les chemins de fer, les chaînes d'hôtel, etc.
Certes, les clients s'étonnent lorsqu'ils constatent que le même billet, la même chambre d'hôtel etc. peuvent être vendus à des prix différents, mais petit à petit la segmentation tarifaire est entrée dans les mœurs.
Les grandes compagnies aériennes américaines étaient alors vigoureusement concurrencées par des charters qui pouvaient pratiquer un prix bas parce que leurs avions ne volaient qu'une fois remplis par la réservation. Les avions d'American Airlines volaient à moitié vide.
« Why don't we pretend the empty part of our plane is a charter ? » s'exclama lors d'une réunion Bob Crandall, CEO d'American Airlines1 : il ne s'agissait pas de diviser l'avion en classes de service différentes, mais de vendre certains sièges à un prix réduit. Le défi était de ne vendre ces sièges-là qu'à des passagers sensibles aux prix, qui n'auraient donc pas pris l'avion autrement, tout en continuant à vendre cher des sièges identiques à d'autres passagers.
La clé du procédé réside dans le comportement des clients : contrairement aux hommes d'affaire, les vacanciers réservent leur vol des semaines à l'avance et restent habituellement une semaine ou davantage dans leur ville de destination. Il était possible de différencier le prix selon ces deux critères.
Mais comment décider à l'avance le nombre de sièges que l'on pourrait vendre à prix réduit ? Si l'on en vendait trop, on risquait ne plus avoir assez de place pour les hommes d'affaire qui, eux, auraient payé le prix fort, et si l'on n'en vendait pas assez l'avion risquait de voler avec des sièges vides.
Il fallait pour prendre la décision la plus juste une analyse statistique fine, tenant compte du jour de la semaine, de l'heure du vol, des événements sportifs et autres, etc. – et en outre la décision devait pouvoir évoluer jusqu'au dernier moment avant le vol : la segmentation tarifaire est aujourd'hui assurée par des opérateurs dont les moyens informatiques ressemblent à ceux d'une salle de marché.
Elle a permis à American Airlines de combattre victorieusement les charters tout en augmentant son chiffre d'affaire et son profit (cf. le petit modèle ci-dessous). Le procédé a été adopté par les autres compagnies aériennes, les chemins de fer, les chaînes d'hôtel, etc.
Certes, les clients s'étonnent lorsqu'ils constatent que le même billet, la même chambre d'hôtel etc. peuvent être vendus à des prix différents, mais petit à petit la segmentation tarifaire est entrée dans les mœurs.