Le mouvement des « gilets jaunes » est la manifestation d’un désarroi dans la couche la moins instruite de la population. Ce même désarroi se retrouve, sous d’autres formes, dans la couche intellectuelle dont l’action consiste à écrire et parler, ainsi que dans la couche des dirigeants de l’économie et de la politique.
Un désarroi analogue s’est manifesté dans les époques qui ont suivi une révolution industrielle vers la fin du XVIIIe siècle et du XIXe siècle : le changement dans les techniques, le rapport avec la nature, la façon de produire, de s’organiser, de commercer, etc. déconcertait les individus. Il en est résulté à chaque fois une pulsion suicidaire collective qui a incité à des guerres dévastatrices.
Il en est de même aujourd’hui alors que se déploient les conséquences de la troisième révolution industrielle, celle de l’informatisation ou, si l’on préfère ce mot ambigu, du « numérique ». La ressource informatique, s’appuyant sur une puissance de calcul inédite et dotée d’ubiquité, permet en effet des actions qui auraient relevé auparavant de la magie, automatise les tâches répétitives et suscite la mondialisation.
La mission des institutions, des entreprises, en est bouleversée ainsi que leur organisation. Les compétences qu’exige l’action productive ne sont plus les mêmes, la demande réagit à une offre dans laquelle la part des services est devenue prépondérante.
Dans une telle situation il faudrait que les dirigeants aient une conscience exacte des nouvelles conditions pratiques de l’action productive. Par une réaction sans doute naturelle, mais malencontreuse, la couche dirigeante a reculé devant cette exigence et préféré adopter une solution de facilité. La couche intellectuelle, familière du monde des idées, a elle aussi refusé de considérer les transformations survenues dans le système productif.
Il existe bien sûr des exceptions. Il se trouve parmi les politiques quelques personnes qui ont pris l’exacte mesure de l’informatisation, ainsi que parmi les intellectuels et à la tête de certaines entreprises. Mais la mode à laquelle obéit le discours politique et managérial substitue des chimères à la réalité1, un bruit de fond médiatique étouffe la voix des personnes compétentes : c’est cette mode et ce bruit de fond que nous considérons ici.