Bertrand Gille a proposé de voir l’histoire à travers une succession de systèmes techniques : à chaque époque la synergie de quelques techniques fondamentales suscite un édifice institutionnel qui, structurant l’ensemble de la vie sociale, favorise une économie spécifique. Quand apparaissent de nouvelles techniques permettant une nouvelle synergie, un autre système technique se met en place, appuyé sur un nouvel édifice institutionnel.
Bertrand Gille distingue ainsi diverses civilisations techniques : le néolithique ; les systèmes des premiers grands empires, Égypte et Mésopotamie ; celui des Grecs, puis des Romains ; celui du Moyen Âge ; le « système classique » qui se déploie à partir de la Renaissance ; le « système moderne » qu’apporte à la fin du XVIIIe siècle la première révolution industrielle ; le « système moderne développé » à partir de la fin du XIXe siècle ; enfin un « système technique contemporain » à partir des années 1970.
L’évolution économique de la société suit lors de chacune de ces époques une courbe en S : le nouveau système technique s’installe d’abord lentement, puis commence une phase de croissance pendant laquelle son potentiel est mis en exploitation, enfin la croissance ralentit lorsque ce potentiel s’épuise. La succession des époques se présente comme une suite de ces courbes en S.
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Le schéma de Bertrand Gille éclaire ce qui s’est passé après les trois révolutions industrielles que l’on peut dater approximativement de 1775, 1875 et 1975.
La première révolution industrielle est celle de la mécanisation, avec des machines en acier plus robustes et plus précises que les machines en bois, en synergie avec les progrès de la chimie. Elle fait naître l’industrie textile et la sidérurgie, transforme le transport avec les chemins de fer et les bateaux à vapeur.
Cette révolution technique est aussi une révolution sociale : le pouvoir de la bourgeoisie supplante celui de l’aristocratie, une classe ouvrière nombreuse se crée. De ce bouleversement résulte un désarroi qu’exprimera le romantisme.
La deuxième révolution industrielle ajoute à la mécanique et la chimie la maîtrise de l’énergie avec l’électricité et le pétrole, plus commodes que le charbon. Alors que la puissance de la machine à vapeur était transmise aux machines par un arbre de transmission collectif, le moteur électrique s’accouple à chaque machine. Cela transforme et l’organisation de l’usine, tandis que le moteur à combustion interne transforme la logistique. Les courants faibles se prêtent au transport de l’information (télégraphe, puis téléphone) et à son traitement (mécanographie).
Les entreprises, jusqu’alors été de taille modeste, deviennent immenses (Standard Oil, Carnegie Steel, etc.) et leur organisation exige des ingénieurs et des administrateurs : l’ascenseur social par les études s’amorce. Le bouleversement de la société provoque une épidémie de troubles psychologiques (hystérie, névrose) à laquelle répondra la psychanalyse : une pulsion suicidaire collective sera sans doute la cause la plus profonde des deux guerres mondiales. Il faudra attendre les « trente glorieuses » du deuxième après-guerre pour que l’économie connaisse une période continue de croissance.
La troisième révolution industrielle, celle de l’informatisation, met en exploitation la synergie du logiciel, de la microélectronique et de l’Internet. Cette synergie entièrement nouvelle apporte des phénomènes d’une ampleur comparable à ceux des révolutions industrielles précédentes, les travaux sur l’iconomie les ont décrits en détail : mise sous tension de la mission et de l’organisation des institutions, transformation des produits et de la façon de produire, mondialisation, prédation financière et, de nouveau, désarroi devant le bouleversement de la vie en société.