Il est en effet impossible de penser entièrement et complètement l’objet réel le plus modeste (une tasse de café, par exemple) : son histoire est énigmatique, son futur est imprévisible, les atomes qui composent ses molécules sont imperceptibles. Il est a fortiori impossible de penser entièrement le monde réel, ensemble des objets réels. Mais il suffit, pour revenir à l’exemple ci-dessus, de savoir se servir de la tasse de café : l’action peut et doit faire abstraction de la complexité du monde réel.
La pensée comporte deux étapes :
- l’une, constructive, est celle pendant laquelle la construction théorique est formée pour répondre à une situation : des hypothèses reprennent ses traits fondamentaux (exemple : l’axiome d’Euclide convient pour représenter l’espace de la vie quotidienne), la grille conceptuelle permet de percevoir et de qualifier les êtres qui s’y manifestent ;
- l’autre, active, est celle où l’action bénéficie de la puissance que la théorie apporte au cerveau humain : justesse de la perception, rapidité des réflexes, etc.
L’étape constructive confronte la pensée au « monde réel », dont elle soumet la complexité à un effort d’abstraction pour dégager des concepts et hypothèses pertinents en regard de la situation. L’étape active se déroule dans le « petit monde » que définit une théorie, monde étroitement adapté à la situation que l’action considère : l’efficacité se paie par cette étroitesse qui lui est d’ailleurs nécessaire.
Chaque spécialité professionnelle se dote ainsi d’un « petit monde » qui lui fournit les concepts et hypothèses sur lesquels s’appuiera l’action ; chaque institution, chaque entreprise se dote elle aussi d’un « petit monde », celui de son organisation et de ses procédures. La vie quotidienne des personnes, enfin, se déroule dans divers « petits mondes » correspondant chacun à l’une des situations qu’elles traversent : conduire une automobile, faire la cuisine, écrire une lettre, etc. : il ne leur est pas toujours facile, lorsqu’elles passent d’une situation à l’autre, de trouver rapidement leurs repères en passant d’un « petit monde » à l’autre.
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Certes, nous nous sommes écartés ici de l’usage courant des mots comme des images qui leur sont accolées. On croit communément que la théorie n’a rien à voir avec l’action, qu’elle est l’affaire de « théoriciens » qui n’ont pas l’esprit pratique ; on croit aussi qu’une action de la vie quotidienne, comme conduire une automobile, n’a rien à voir avec la théorie, l’abstraction, etc.
Le fait est pourtant qu’un conducteur doit voir ce qui importe à la conduite (route, obstacles, signalisation, autres véhicules, etc.) et ne pas voir ce qui pourrait le distraire, donc en faire abstraction. Cet exemple a une portée générale : se former à une action (ici, apprendre à conduire) c’est acquérir une grille conceptuelle et des hypothèses, c’est-à-dire la théorie qui définit le « petit monde » qui permettra d’agir de façon réflexe.
L’action judicieuse et rapide du professionnel formé et expérimenté (chirurgien, pilote, ingénieur, etc.) résulte d’une assimilation de la théorie qui lui permet de court-circuiter les étapes du raisonnement : cette action n’est pas celle du théoricien qui produit une théorie, mais celle du praticien qui la met en œuvre. Cette efficacité professionnelle et pratique s’accompagne cependant de divers risques.
Le monde réel existe en effet : il est présent devant l’action tout en étant extérieur au « petit monde » dans lequel elle est conçue, et sa présence se manifeste par des phénomènes imprévus ou même imprévisibles : pannes, incidents, accidents, comportements, etc., confrontent à l’occasion les personnes à une situation autre que celle à laquelle leur « petit monde » répondait.