Lorsqu’on visite l’usine qui produit des automobiles, on voit partout le même objet, la même voiture, à des stades divers de son élaboration. On comprend alors que, dans cette usine, produire c’est reproduire la même chose en un grand nombre d’exemplaires. Le modèle de la voiture a été conçu dans une étape antérieure, un prototype a été construit selon des procédés qui confinent à l’artisanat, une chaîne de montage a été organisée pour le reproduire en volume.
La reproduction du prototype est une opération codifiée et répétitive. Parmi les ouvriers, l’un installe le réseau de câblage, l’autre installe le moteur, un autre encore installe le tableau de bord, etc. C’est toujours le même réseau, le même moteur, le même tableau de bord que l’on installe dans les voitures qui se succèdent sur la chaîne – le même par sa forme, sinon par sa matière. Le travail du monteur est répétitif, et grâce à cette répétition son geste a pu atteindre un haut degré de justesse et de rapidité.
Il se peut qu’une des pièces qui arrivent sur la chaîne pour être montées soit détériorée : elle sera mise de côté afin d’être réparée. Robert Linhart a dans L’établi (Éditions de Minuit, 1978) décrit le travail d’un ouvrier qui répare des éléments cabossés de la carrosserie. Contrairement à celui du montage, ce travail-là n’est pas répétitif car il existe diverses formes de cabossage et pour chacune l’ouvrier doit trouver une solution. Le héros du livre de Linhart s’est construit un établi qui l’aide dans son travail mais sa hiérarchie, contrariée par l’apparence biscornue de cet établi, le contraint à adopter une installation plus « normale » : alors son travail devient impossible…
Il existe ainsi une grande différence entre le travail de l’ouvrier sur la chaîne de montage, et le travail de celui qui répare les pièces détériorées. Le premier doit acquérir les réflexes qui lui permettront de travailler efficacement, en répétant un même geste pratiquement sans y penser, tandis que le deuxième doit trouver devant chaque pièce les gestes appropriés pour la réparer.
Le premier agit ainsi dans un monde défini, balisé, normé, qui lui présente une même forme qui se répète. Le deuxième agit dans un monde ouvert car la diversité infinie des pièces qui lui sont présentées exige une infinie diversité de solutions. Cette diversité est certes limitée, car il s’agit toujours d’éléments de carrosserie, mais les logiciens savent que l’infini peut se nicher dans d’étroites limites.
L’exercice de la pensée – et l’action qu’il éclaire – sont de nature fondamentalement différente selon que l’on est confronté à un monde qu’une grille conceptuelle peut définir ou au monde ouvert de l’Existant, de ce qui existe en dehors du monde de la pensée. Certains magistrats, pensant qu’il peut suffire d’« appliquer la loi », distribuent mécaniquement les peines standard que prévoit le Code. D’autres possèdent, comme Salomon, le jugement qui permet d’interpréter chaque cas particulier.