(Ce texte a été publié le 21 septembre 2023 dans Variances, revue des anciens élèves de l’ENSAE.)
L’arrivée de l’intelligence artificielle générative stupéfie l’opinion1.
Ce type de phénomène se produit souvent lorsque l’informatique franchit une étape : une nouveauté surgit (micro-ordinateur, traitement de texte, tableur, messagerie, Web, smartphone, etc.), elle stupéfie d’abord puis, après un délai, on aura appris à en tirer partie, on s’y habitue et elle se trouve finalement classée parmi les banalités.
Tandis que l’informatisation transforme progressivement la vie quotidienne, l’action productive et le fonctionnement de la pensée elle-même, la répétition des à-coups « nouveauté→ stupéfaction → banalité », devenue elle-même banale, empêche de concevoir la nature et la profondeur du phénomène.
Aujourd’hui les performances de ChatGPT étonnent. L’ordinateur aurait enfin réussi le test de Turing2 : il serait donc intelligent ! Et on s’inquiète...
Cela nous donne l’occasion de tenter d’y voir plus clair en dépliant quelques dialectiques : fusionnant dans l’action des êtres de nature différente, elles animent des hybridations fécondes.
On savait l’ordinateur plus rapide que le cerveau humain et sa mémoire plus fidèle. Voilà qu’il sait écrire comme nous, mieux que nous, en une langue formellement correcte, et répond à nos questions de façon plausible. Est-il donc plus intelligent que nous ? Sommes-nous au bord de la « singularité » qu’a prédite Ray Kurzweil3, date après laquelle il faudra confier à l’ordinateur les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire parce qu’il saura les exercer mieux que nous autres, les êtres humains ?
Si ChatGPT nous surprend, c’est parce que nous n’avons pas réfléchi assez à la révolution qu’apporte l’informatique. La plupart des personnes ont le point de vue de l’utilisateur pour qui tout est simple dès qu’il en a pris l’habitude : les personnes que l’on voit pianoter des SMS dans le métro ignorent que le smartphone a informatisé leur corps en conférant l’ubiquité à une ressource informatique de logiciels et de documents.
L’informatisation a transformé aussi l’organisation des entreprises, les processus et procédures de la production, la nature des produits. Les tâches répétitives ayant vocation à être automatisées, la main d’œuvre est remplacée par le cerveau d’œuvre, être hybride qui résulte de la symbiose de l’humain et de l’automate4. L’entreprise lui délègue des responsabilités, elle lui demande de savoir prendre des initiatives : il en est résulté une transformation des procédures de l’action productive ainsi que de la sociologie des pouvoirs et légitimités.
Le système d’information est lui-même un être hybride résultant la symbiose de la ressource informatique et de la culture de l’entreprise (valeurs, compétences, sociologie, etc.) afin d’atteindre la synergie des cerveaux d’œuvre et la cohérence de l’action productive au service de la stratégie.
On ne travaille plus de la même façon, on n’agit plus de la même façon, donc on ne pense plus de la même façon5 : que le potentiel qui en résulte soit souvent ignoré par des organisations inadéquates altère ses effets sans réduire sa puissance.
Comment situer ChatGPT dans ce paysage bouleversé ? C’est un outil informatique et il produit des textes qui répondent à nos questions : cela nous invite à approfondir la relation entre notre pensée et l’informatique. Il nous faudra emprunter un chemin de crête périlleux mais cela vaut mieux que de dévaler vers l’une ou l’autre des vallées qu’il sépare.