tag:blogger.com,1999:blog-73616709931080162832024-03-05T05:43:58.102+01:00volle.comMichel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.comBlogger639125tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-71131128134730845392024-01-14T10:13:00.003+01:002024-01-14T10:13:56.715+01:00Frédéric Lefebvre-Naré, Les data en 120 points et 0 prérequis, Amazon KDP, août 2023.<p>Frédéric Lefebvre-Naré a acquis une expérience professionnelle de la gestion et du traitement des données. Il l’a approfondie par la réflexion et transmise par l’enseignement : ce livre en est le résultat.
</p><p>C’est un monument sans rival : il accomplit, en 120 pages, un tour d’horizon complet du monde des données. Chaque page contient un texte d’une remarquable sobriété, une illustration, un ou deux exemples. Ces pages ont pour titre (échantillon tiré au hasard) « la moitié de l’informatique ne relève pas de la programmation », « lutter intelligemment contre la fausse alerte intelligente », « la différence entre les données structurées et non structurées, c’est le moment où l’on structure », « beauté et finesse des variables quantitatives », etc.
</p><p>Ce livre sera utile aux étudiants mais aussi aux experts dont il rafraîchira et complétera les connaissances, et enfin à tous ceux dont la curiosité est éveillée par le bruit médiatique qui entoure les données, « or noir du XXIe siècle ». Comme l’indique le titre sa lecture ne demande aucun prérequis, du moins en principe. Ceux qui se sont déjà frottés aux problèmes que pose le codage, le traitement et l’interprétation des données verront cependant plus vite que les autres de quoi il retourne.
</p><p>La « data science », dit l’auteur, c’est « la création de connaissances à partir de data », autrement dit l’interprétation des données. Mais pour pouvoir les interpréter il faut les connaître : « la data science sans science des données, c’est l’agriculture sans botanique ». Or elles sont terriblement diverses…
</p><p>La métaphore de la botanique invite à formuler des diagnostics. En effet les données ne sont pas toutes utilement nutritives :
- certaines sont malsaines : les données que fournit la comptabilité sont de faux amis car elles souffrent d’un biais dû à l’écart entre concepts comptables et concepts économiques ;
- d’autres sont un poison : les indicateurs de la comptabilité analytique éveillent des rivalités et suscitent des conflits qui brisent la cohésion de l’entreprise.
</p><p>Les données sont quantitatives, qualitatives ou ordinales ; ponctuelles ou périodiques ; pertinentes ou inadéquates ; exactes ou biaisées, etc. Leur définition comporte deux étapes : celle de la « population » dont on considère les « individus », celle des attributs observés sur chaque individu. Certains « individus » ont un « cycle de vie » car ils se transforment tout en restant les mêmes : pensez aux étapes par lesquelles passe une commande sur leboncoin ou, simplement, à vous-même…
</p><p>Le flux des données opérationnelles doit être traité pour alimenter l’entrepôt de données qui, seul, se prête à une exploitation. Cela suppose de redresser les données biaisées, interpréter les extrêmes, corriger les aberrantes, estimer les manquantes, accepter des approximations (une traduction de données hebdomadaires en données mensuelles ne peut pas être parfaite), enfin extraire des tendances : des méthodes et des outils informatiques existent mais il faut savoir les utiliser avec discernement.
</p><p>Il est aisé, pour un esprit logique, d’apprendre à se servir de SQL, XML, Json, etc. car il y retrouve sa démarche familière. Par contre, un esprit sans logique sera tenté de se comporter comme le « singe dactylographe » dont parlait Jean-Paul Benzécri et qui, tapant au hasard les commandes des algorithmes, en obtient des « résultats » dépourvus de sens.
</p><p>Chaque catégorie de données se prête en effet à certains calculs, mais non à n’importe lequel. Additionner des températures n’a pas de sens, mais c’est une étape pour calculer leur moyenne ; la somme de deux dates n’a pas de sens, mais leur différence mesure un délai ; l’intelligence artificielle s’appuie sur une analyse des corrélations, mais nombre d’entre elles sont fallacieuses.
</p><p>Pour illustrer ce dernier point voici deux affirmations également vraies (p. 46) : « quelqu’un qui boit de l’alcool risque 1,5 fois plus un cancer du poumon », « boire de l’alcool ne change pas le risque de cancer du poumon ». Si vous n’avez pas déjà deviné la réponse à ce paradoxe, vous la trouverez à la fin de cet article.
</p><p>Frédéric Lefebvre-Naré dit ce qu’il faut faire, et comment il faut le faire. Il évoque rarement les mauvaises pratiques, or il faut connaître ces pathologies pour pouvoir les diagnostiquer et les traiter. Chaque entreprise est une institution humaine et la nature humaine n’est pas spontanément logique. Ainsi chaque direction, chaque usine définira et nommera les données à sa façon (« c’est comme ça qu’on dit chez nous ») et si l’on peut à la rigueur traduire des synonymes, avec les homonymes on risque de ne plus savoir de quoi on parle.
</p><p>Si l’on a pris l’habitude de ressaisir le taux de TVA lors de chaque facturation, ou de le coder « en dur » dans chaque programme, il faudra si ce taux change diffuser sa nouvelle valeur ou modifier les programmes : pendant un délai certains calculs seront faux. Les « données de référence » que sont le taux de TVA ou les tables de codage doivent être stockées en un lieu unique et diffusées instantanément dans l’entreprise.
</p><p>Les actions qui contribuent à un processus de production forment comme un ballet autour de données dont la qualité et la cohérence contribuent à la qualité du produit et à l’efficacité de la production. L’envers de cette phrase, c’est que si la qualité et la cohérence des données font défaut le processus sera coûteux, les produits de mauvaise qualité, les clients mécontents, la part de marché compromise…
</p><p>Les tableaux de bord sont placés au sommet du système d’information comme le coq au sommet du clocher d’un village : donnant aux dirigeants une vue synthétique de la situation et des activités de l’entreprise, ils font rayonner l’information que contiennent ses données. Comme ils sont le résultat final de leur distillation, les examiner permet de poser un diagnostic sur l’entreprise.
</p><p>Que voit-on alors ? Certains tableaux de bord sont réussis : judicieusement sélectifs, illustrés par des graphiques clairs dont un commentaire permet d’interpréter la tendance et les accidents. Mais on rencontre aussi nombre de tableaux de nombres illisibles produits à grand renfort de moyennes mobiles et de cumuls, de « R/P » (comparaison réalisé sur prévu) et de « m/(m-12) » (comparaison au mois de l’année précédente), et portant éventuellement jusque devant un comité de direction perplexe la trace d’une incohérence des concepts.
</p><p>Outiller les processus, produire les tableaux de bord, suppose de maîtriser l’art et les techniques du traitement des données, de leur interprétation, de leur présentation : c’est la compétence des « data scientists », que les entreprises appellent pour extraire et exploiter le savoir enfoui dans les données.
</p><p>Mais ils rencontrent inévitablement l’illogisme des habitudes et de la sociologie des pouvoirs, le particularisme jaloux des directions et des corporations. Il ne leur suffira pas d’être « bons en maths » pour se tirer d’affaire…
</p><p>___
</p><p>Réponse au paradoxe ci-dessus : la consommation d’alcool est corrélée à la consommation de tabac qui, elle, accroît le risque du cancer du poumon.</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-17034164557789368822024-01-02T17:55:00.000+01:002024-01-02T17:55:29.907+01:00Robert Mazur, The Infiltrator, Little Brown, 2009<p><a href="http://michelvolle.blogspot.com/2024/01/robert-mazur-infiltrator-little-brown.html">French Version</a></p><p>Robert Mazur was a US customs agent in the 1980s. He infiltrated the drug cartels and the banks that helped them launder their profits: the information he gathered started the process that led to the liquidation of the BCCI in 1991.<br /><br />Under the name of Bob Musella, he provided the cartels with the honeypot of an efficient money-laundering service. As a result, he was able to win the trust of criminals who flocked to his "wedding" in 1988, a mock wedding that led to numerous arrests.<br /><br />The job of an undercover agent is a perilous one. To make the Mafia believe that he is one of them, he has to create a false identity, false wealth and false criminal activities. At any moment he risks being unmasked and killed.<br /><br />The book describes his adventure and offers two lessons that I think are worth commenting on.<br /><br /></p><p style="text-align: center;">* *<br /></p><p>The first is psychological.<br /><br />Bob Musella had conversations with the mobsters in which they confided their worries to him. He was invited to their home and got to know their family. This relationship, which became very personal, also sometimes became friendly.<br /><br />So he had to live two different lives: that of an undercover agent who records every conversation with his targets, sneaking up on them to accumulate clues and evidence to feed his reports; and that of a human being in a relationship with other human beings who trust him.<br /><br />His work led to the arrest of criminals, the seizure of their property and the break-up of their families. When it came to those he had come to appreciate in spite of everything, he suffered, he cried and for a while he didn't know where he stood, paying for the duplicity of his double life.<br /><br />Only those with limited experience can believe that it is possible for a spy to accomplish his mission by keeping a cold emotional distance from each of the people, his targets, whom he comes into close contact with and betrays.<br /><br /></p><p style="text-align: center;">* *<br /></p><p><br />The second lesson is sociological.<br /><br />Robert Mazur wanted to go as far up the criminal hierarchy as possible, to unmask its organisation and, ultimately, to give customs the means to destroy it. This action was certainly fundamentally faithful to the mission of customs, but not to the rules and behaviours that had become part of their organisation.<br /><br />In customs, you had to seize a lot of kilos of drugs to climb the career ladder. Those who had this simple ambition, but considered it sufficient, envied, despised and hated with all their heart the man who had sneaked into the cartels at the risk of his life, and in whom they saw only a schemer. They also feared that his investigations would reveal complicity within the ranks of customs or, worse still, among political leaders.<br /><br />For his superiors, Mazur was going much too far.<br /><br />Moreover, when his reports announced a forthcoming drug shipment, how could they resist the temptation to gain fame and promotion by making a major seizure, even if it meant putting the undercover's life in danger because he was the only one who could have given this information? It is also not impossible that some of his superiors may have obscurely wished to be rid of him in this way.<br /><br />Experience can confront anyone with a situation of this kind. The organisation of an institution or a company is often based on an impoverished definition of its mission: the formalism of the hierarchy and procedures is believed to be sufficient to guarantee the quality of decisions and the effectiveness of action.<br /><br />On the other hand, those who adhere to the mission and want to serve it authentically will dare, if necessary, to free themselves from this superficial formalism. Like Mazur, they will attract some sympathy, but will run the risk of being seen by their bosses as someone who "makes a fuss", thus attracting the hatred that will manifest itself in invective, obstacles in the way, budgetary pettiness or worse.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-6480774903749880742023-12-30T09:28:00.003+01:002024-01-02T17:58:53.286+01:00Robert Mazur, The Infiltrator, Little Brown, 2009.<p><a href="https://michelvolle.blogspot.com/2024/01/robert-mazur-infiltrator-little-brown_2.html">English version</a>
</p><p>Robert Mazur était dans les années 80 un agent des douanes américaines. Il a infiltré les cartels de la drogue et les banques qui les aident à blanchir leurs profits : les informations qu’il a recueillies ont ainsi amorcé les démarches qui conduiront en 1991 à la liquidation de la <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Bank_of_Credit_and_Commerce_International" target="_blank">BCCI</a>.
</p><p>Sous le nom de Bob Musella il a tendu aux cartels le pot de miel d'un service de blanchiment efficace. Il est arrivé ainsi à s’attirer la confiance de criminels qui sont venus en foule lorsqu’il les a invités en 1988 à son « mariage », mariage factice qui fut l’occasion de nombreuses arrestations.
</p><p>Le travail d’un agent infiltré est des plus périlleux. Pour faire croire aux mafieux qu’il est l’un des leurs, il doit se fabriquer une fausse identité, une fausse richesse, de fausses activités criminelles. À tout instant il risque d’être démasqué et tué.
</p><p>Le livre décrit son aventure et apporte deux leçons que je crois utile de commenter.
</p><p><center>* *</center>
</p><p>La première est d’ordre psychologique.
</p><p>Bob Musella a eu avec les mafieux des conversations lors desquelles ils lui ont confié leurs soucis. Il il a été invité chez eux et a fait la connaissance de leur famille. Cette relation, devenue très personnelle, est aussi parfois devenue amicale.
</p><p>Il lui fallait donc vivre deux vies différentes : celle d’un agent infiltré qui enregistre toutes les conversations avec ses cibles, se faufilant parmi elles pour accumuler les indices et les preuves dont il nourrit ses rapports ; et celle d’un être humain en relation avec d’autres humains qui lui font confiance.
</p><p>Son travail conduisait cependant à l’arrestation des criminels, la saisie de leurs biens, la dislocation de leur famille. Lorsqu’il s’agissait de ceux qu’il avait fini par apprécier malgré tout il souffrait, il pleurait et pendant quelque temps il ne savait plus où il en était, payant ainsi la duplicité de sa double vie.
</p><p>Seuls ceux qui n’ont qu’une expérience limitée peuvent croire qu’il est possible pour un espion d’accomplir sa mission en gardant une froide distance affective avec chacune des personnes, ses cibles, qu’il côtoie familièrement et trahit.
</p><p><center>* *</center>
</p><p>La deuxième leçon est d’ordre sociologique.
</p><p>Robert Mazur voulait remonter le plus haut possible dans la hiérarchie du crime, démasquer son organisation et, finalement, donner aux douanes les moyens de la détruire. Cette action était certes fondamentalement fidèle à la mission des douanes, mais non aux règles et comportements qui s’étaient inscrits dans leur organisation.
</p><p>Dans les douanes il fallait saisir beaucoup de kilos de drogue pour pouvoir grimper l’échelle de la carrière. Ceux qui avaient cette ambition simple, mais jugée suffisante, jalousaient, méprisaient et haïssaient de tout leur cœur l’homme qui s’était faufilé dans les cartels au risque de sa vie, et dans lequel ils ne voyaient qu'un intriguant. Ils craignaient aussi que ses investigations ne révèlent des complicités dans les rangs de la douane ou, pire encore, chez des dirigeants politiques.
</p><p>Pour sa hiérarchie, Mazur allait beaucoup trop loin.
</p><p>Comment résister d'ailleurs, lorsque ses rapports avaient annoncé un prochain arrivage de drogue, à la tentation d’acquérir gloire et avancement en faisant une grosse saisie, quitte à mettre la vie de l’infiltré en danger car lui seul avait pu donner cette information ? Il n’est pas impossible aussi que certains de ses supérieurs hiérarchiques aient obscurément souhaité d’être ainsi débarrassés de lui.
</p><p>L’expérience peut confronter chacun à une situation de ce genre. Souvent l’organisation d’une institution, d'une entreprise, s’appuie sur une définition appauvrie de sa mission : le formalisme de la hiérarchie et des procédures suffit, croit-on alors, à garantir la qualité des décisions et l’efficacité de l’action.
</p><p>Celui qui par contre adhère à la mission et veut la servir de façon authentique osera, s’il le faut, s’affranchir de ce formalisme superficiel. Il s’attirera comme Mazur quelques sympathies mais prendra le risque d’être considéré par ses chefs comme quelqu’un qui « fait des histoires », s'attirant ainsi la haine qui se manifestera par des invectives, des bâtons dans les roues, des mesquineries budgétaires ou pire encore.</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-51367484482561699072023-11-18T10:45:00.019+01:002023-11-27T17:50:39.269+01:00Le système d'information<p><b>Introduction</b>
</p><p>Quelle est la place du système d’information dans l’informatique ? Quelle est celle de l’architecte du système d’information parmi les informaticiens ? Comment sa spécialité s’articule-t-elle avec les autres spécialités de l’informatique ?
</p><p>Beaucoup d’experts de l’informatique estiment que seuls sont vraiment des informaticiens les spécialistes des microprocesseurs, du logiciel, du réseau. Ils reconnaissent aussi la qualité d’informaticien aux ingénieurs système, réseau et sécurité ainsi qu’à ceux qui informatisent des machines : automobiles, avions, etc. Mais ceux qui s’occupent des « applications métier » d’une entreprise sont-ils des informaticiens ? Ils en doutent.
</p><p>Informatiser une entreprise n’est pas la même chose qu’informatiser une machine. Concevoir l’« informatique embarquée » dans la machine est une affaire de physique et de logique qui se traite entre des ingénieurs et selon leurs méthodes. L’entreprise, par contre, n’est pas seulement un être physique et logique : comme elle rassemble des êtres humains pour organiser une action collective, c’est aussi un <i>être psychosociologique</i>.
</p><p>Les pouvoirs que l’organisation définit sont ainsi tentés de rivaliser, des procédures conçues de façon raisonnable se rigidifient au point que leur raison d’être est oubliée. Il en résulte des illogismes qui tracassent les esprits et sont à l’origine du <i>stress</i> dont on a de nombreux témoignages.
</p><p>Les informaticiens « purs » acceptent donc l’hybridation de l’informatique et de la machine dans l’informatique embarquée, mais non l’hybridation de l’informatique et de l’entreprise dans le système d’information : la nature psychosociologique de l’entreprise leur répugne comme si elle était salissante, et réciproquement la nature physique et logique de l’informatique répugne bien souvent aux dirigeants de l’entreprise.
</p><p>Leur approche des systèmes d'information est très superficielle. Il pestent contre les défauts de l'interface que SNCF Connect offre à ses utilisateurs, ils admirent la qualité de celle d'Amazon, mais ils ne se soucient pas de connaître les principes dont le respect a permis la réussite d'Amazon, dont l'ignorance a fait capoter la SNCF.
</p><p>Ces principes sont il est vrai méconnus par beaucoup d'entreprises. Jean-Pierre Meinadier, grand expert et auteur du <i>Métier d’intégration de systèmes</i> (Hermes 2002), a travaillé sur l’informatisation des produits et processus industriels. Invité à participer à la conception d’un système d’information, il a demandé « qui est le responsable ? ». Or cette responsabilité était l’enjeu d’un conflit de territoire entre des directeurs : sa question ayant été jugée insupportable, il a été éjecté du projet (mais comment un projet dont personne n’est responsable pourrait-il aboutir ?)
</p><p>Un savoir-faire spécial est donc nécessaire pour assumer l’hybridation de l’informatique et de l’organisation de l’entreprise, assurer la coopération des spécialités et contenir la tendance centrifuge qui pousse chaque métier à s’isoler dans un « silo » protecteur, détruisant ainsi une part essentielle de l’apport du système d’information.
</p><p>Il faut aussi anticiper le comportement des agents et clients de l’entreprise car un processus imprudemment conçu peut susciter des comportements pervers qui altèrent la qualité de ses produits. Des évolutions imprévues de ce comportement peuvent provoquer une baisse insupportable de la performance : il arrive que le dimensionnement des bases de données, la puissance des processeurs, le débit des réseaux, la pertinence des algorithmes soient débordés par le volume des données et la fréquence des transactions.
</p><p>L’architecte du système d’information doit donc savoir « sentir » intuitivement les comportements des personnes et la situation de l’entreprise. Son métier exige, outre des compétences en informatique, une sensibilité et un flair qui ne s’acquièrent qu’avec l’expérience.
</p><p>C’est que le système d’information doit assurer la symbiose de l’automate et du cerveau humain qui constitue le « cerveau d’œuvre », ainsi que la synergie de ces cerveaux d’œuvre. Or si l’automate sait effectuer très vite des calculs volumineux, seul le cerveau humain sait interpréter des situations nouvelles, « deviner ce qu’une personne a voulu dire » et orienter son action selon les valeurs qui l’animent. L’IA générative a fait apparaître, avec la force de l’évidence, la subtilité de cette collaboration et certains des écueils qu’elle peut rencontrer.
</p><p>Nombre de projets échouent ou n’arrivent à terme que grâce à un dépassement important du budget et des délais (ils sont souvent multipliés par trois). Si des réussites existent (Amazon, Décathlon, Dassault Systèmes), les interfaces que certaines entreprises présentent sur le Web à leurs utilisateurs révèlent les défauts de leur système d’information (Orange, SNCF).
</p><p>Les entreprises sont tentées d’informatiser tous les détails d’un processus : il en résulte des projets énormes dont la réalisation demande des années et dont le résultat sera rarement satisfaisant. Elles sont aussi tentées de programmer l’action des humains comme s’ils étaient des automates, leur refusant toute initiative.
</p><p>La coopération de l’humain et de l’automate suppose de n’informatiser que le gros du travail répétitif, laissant aux humains le traitement des cas particuliers les plus complexes. Le programme sera alors moins compliqué, il se produira moins d’incidents et la maintenance sera moins coûteuse.
</p><p>Mettre en œuvre cette coopération implique de surmonter des problèmes techniques auxquels répond l’art de l’ingénieur, et aussi des problèmes sociologiques et psychologiques qui s’entrelacent avec la technique. C’est complexe mais l’architecture des systèmes d’information possède, comme le métier des armes, des principes qui aident l'architecte à trouver sa démarche.
</p><p>Les « méthodes agiles » ont ainsi aidé à découper les grands projets en « lots exploitables » de taille moindre dont la mise en œuvre procure une expérience qui permet d’ajuster la réalisation. Cependant l’« agilité » ne saurait à elle seule résoudre tous les problèmes... <span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p style="text-align: center;">* *
</p><p><b>Le système d'information et l'entreprise</b>
</p><p>Le couple que forment l’être humain et son « ordinateur », interface vers la ressource informatique, a fait émerger un être hybride : le « cerveau d’œuvre » qui résulte de la symbiose de l’informatique et de l'être humain<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup>, phénomène dont les conséquences sont analogues à celles de la domestication du cheval qui a fait naître le personnage du cavalier, autre être hybride, et aussi celui du chevalier, cavalier expert dans les maniement des armes<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup>.
</p><p>L’informatisation d’une institution ou d’une entreprise réalise une autre symbiose : celle de l’informatique avec une <i>organisation</i> ayant une histoire, des valeurs, une sociologie intime et un comportement collectif. Comme toute symbiose, celle-ci fait émerger un être nouveau : le <i>système d’information</i>.
</p><p>L’intelligence humaine qui a été stockée dans les processeurs, mémoires, logiciels et réseaux rencontre dans le système d’information une intelligence humaine vivante, active mais emmaillotée dans la sociologie de l’organisation. La complexité de cette hybridation ne peut être surmontée que par une technique particulière qui ajoute aux techniques de l’informatique des exigences analogues à celles du métier des armes ou de la diplomatie, arts confrontés tous deux aux aléas et incertitudes des situations et comportements.
</p><p>Ces aléas et ces incertitudes n’empêchent pas qu’il existe, pour répondre à ces exigences, des <i>principes</i> qui certes ne suffisent pas à garantir le succès, mais dont on ne saurait s’écarter sans courir à l’échec. On pourrait croire qu’une intuition éclairée par le bon sens puisse suffire pour posséder et appliquer ces principes, mais la décision risque d’errer – et, en fait, errera fatalement – si elle n’est pas guidée par un intellect qu’ont armé l’expérience et la réflexion.
</p><p>On rencontre parfois, trop rarement, des entreprises admirablement informatisées (Amazon, Décathlon, etc.). Elles ont été organisées, elles sont animées par des <i>entrepreneurs</i> : lorsqu’on s’enquiert auprès des salariés des raisons d’une telle réussite, ils répondent invariablement « le patron s’est impliqué personnellement ». C’est en effet nécessaire pour que l’entreprise puisse surmonter les obstacles que les habitudes et la sociologie des pouvoirs opposent toujours à l’informatisation, et dont résultent des pathologies que l’examen du système d’information permet de diagnostiquer.
</p><p>La construction et le fonctionnement d’un système d’information obéit à quelques ingénieries dont chacune apporte son lot de principes et que l’on peut délimiter ainsi : l'ingénierie sémantique définit le <i>langage </i>de l’entreprise, avec l'administration des données et les référentiels ; l'ingénierie des processus structure l'<i>action productive</i>, avec la pensée procédurale et la modélisation ; l'ingénierie du <i>contrôle</i> éclaire le pilotage avec les indicateurs et tableaux de bord ; l'ingénierie d'<i>affaires</i> éclaire l'orientation stratégique et le positionnement de l'entreprise en interprétant les données que procurent le système d’information et l’observation du monde extérieur.
</p><p>L'ingénierie du système d’information ne se confond donc pas avec l'ingénierie de l'informatique qui, avec l'architecture des logiciels et le dimensionnement des ressources, fournit sa plate-forme physique et logique à l'informatisation : l'informatique et l'informatisation sont dans un rapport dialectique analogue à celui qui existe entre la construction navale et la navigation.<span></span></p><!--more-->
<p></p><p>Cette dialectique est cependant masquée par la simplicité illusoire de la vie quotidienne. Les personnes, équipées à leur domicile d’un ordinateur et d’un réseau WiFi et accompagnées partout par un smartphone qui leur procure l’accès permanent à la ressource informatique, peuvent croire celle-ci banale et « naturelle ». En réalité l’ensemble est très complexe et les barrières d’accès sont nombreuses. On peut citer par exemple :
</p><p>– les salariés, dont l’activité passe par l’interface qui les relie au système d’information, ignorent la complexité de son architecture et s’irritent de ses éventuels défauts ;<br />
– parmi les dirigeants, rares sont ceux qui possèdent une <i>intuition exacte</i> de ses exigences et de ses apports ;<br />
– de grands informaticiens, fascinés et passionnés par les techniques, ne s’intéressent pas aux systèmes d’information dont la nature hybride les contrarie ;<br />
– l’enseignement de l’informatique ignore souvent les systèmes d’information et ne permet donc pas aux étudiants de comprendre <i>à quoi sert</i> l’informatique ;<br />
– des méthodes prétentieusement nommées « méthodologies » proposent des garde-fous, mais ceux-ci ne peuvent être respectés que par des personnes conscientes de leur raison d’être ;<br />
– alors que la qualité des systèmes d’information est cruciale pour l’efficacité des services publics comme pour la compétitivité des entreprises, elle ne figure pas parmi les priorités de l’État.
</p><p>Il résulte de cette situation une surprenante abondance d’erreurs et de failles de sécurité dans la démarche de l’informatisation et dans l’ingénierie des systèmes d’information. Le bon sens devrait suffire, semble-t-il, pour s’en prémunir et les corriger quand elles se révèlent. Il n’en est rien : il faut donc connaître et expérimenter les <i>principes techniques</i> propres à l’informatisation, dont le présent article contient une description schématique.
</p><p><b>L’organisation du cerveau d’œuvre</b>
</p><p>L’acteur productif, le <i>travailleur</i> qu’emploient les entreprises, est désormais en fait le couple que forment l’être humain et son « ordinateur », interface vers la <i>ressource informatique</i> qui entoure le monde d’un nuage de données et d’algorithmes.
</p><p>Leur symbiose est le <i>cerveau d’œuvre</i> : il supplante dans l’entreprise informatisée d’aujourd’hui la <i>main d’œuvre</i> que l’entreprise mécanisée d’autrefois employait tout en laissant ses facultés mentales en jachère.
</p><p>L’ordinateur est un <i>automate programmable</i> conçu pour pouvoir exécuter automatiquement et très rapidement n’importe quel programme<sup><a href="#fn3" id="ref3">3</a></sup>, ce qui lui donne une apparence d’intelligence. L’être humain est par contre intuitif, émotif, inventif, donc capable d’agir devant l’inconnu et l’imprévu. Le cerveau d’œuvre fusionne ces deux compétences.
</p><p>Tout ce qui est prévisible peut en principe être programmé et les tâches répétitives sont éminemment prévisibles : l’informatisation a donc pour conséquence une <i>automatisation des tâches répétitives</i>.
</p><p>La raison d'être d'une entreprise est d'<i>organiser une action collective</i> pour élaborer un produit jugé utile. La formule de l’efficacité ne réside donc pas dans la seule accumulation des actions individuelles, mais dans la <i>synergie des cerveaux d’œuvre</i> auxquels le système d’information offre une grille conceptuelle commune, un vocabulaire partagé et des outils de communication.
</p><p>La symbiose que réalise le cerveau d’œuvre multiplie le potentiel du cerveau par celui de l’automate, la synergie des cerveaux d’œuvre multiplie les potentiels individuels pour développer le potentiel de l’organisation. Réussir cette symbiose et cette synergie est l’affaire des entrepreneurs, des organisateurs, et l’organisation se concrétise dans le système d’information en définissant les procédures du travail, les processus de l’action productive et la répartition des pouvoirs de décision légitimes.
</p><p>Alors que le travail de la main d’œuvre consistait à exécuter des tâches répétitives, l’entreprise demande au cerveau d’œuvre d’avoir du jugement, du discernement, de savoir comprendre <i>ce qu’a voulu dire</i> une personne extérieure à sa spécialité ou à son entreprise, de savoir prendre des initiatives : elle lui délègue ainsi une responsabilité sur le terrain de l’action quotidienne.
</p><p>Il faut donc qu’elle lui délègue aussi la <i>légitimité</i> qui répond à cette responsabilité : les structures hiérarchiques héritées de la mécanisation s’y opposent encore et leur résistance est le plus grand des obstacles que rencontre aujourd’hui l’informatisation.
</p><p>Le cerveau d’œuvre engagé dans la programmation des automates accumule un capital, une « intelligence à effet différé ». Le cerveau d’œuvre engagé dans le flux de la production ou de la gestion met en œuvre une « intelligence à effet immédiat ». Dans les deux cas l’entreprise exploite une <i>ressource naturelle</i>, le cerveau humain, qui contrairement aux ressources fossiles est <i>inépuisable</i> car renouvelée à chaque génération.
</p><p>L’émergence du cerveau d’œuvre fait craquer la croûte des habitudes dans l’économie et la sociologie de l’entreprise : elle transforme le capital et le travail, les procédures de la production, la répartition des responsabilités et légitimités. Elle transforme aussi l’insertion et les effets de l’action productive dans le monde de la nature.
</p><p>Ces transformations se reflètent et se révèlent dans la conception et l’architecture du système d’information.
</p><p><b>La sémantique de l’entreprise</b>
</p><p>L’informatisation des entreprises a commencé dans les années 1960 par la mise en place d’une <i>informatique de gestion</i> qui donna naissance à des applications séparées : comptabilité, paie du personnel, gestion des stocks. Il apparut bientôt que la séparation de ces applications engendrait des redondances et incohérences dans le traitement des données. D’où l’idée d’unifier en un système cohérent les diverses visions de l’entreprise exprimées par ces applications : ainsi est né le Système d’Information de l’Entreprise, en abrégé SIE.
</p><p>Si une donnée, disons la catégorie d’un employé, est enregistrée de façon indépendante dans le fichier de paie d’un côté, dans l’organigramme de l’entreprise de l’autre, il est à peu près inévitable que ces enregistrements soient incohérents. C’est pour éviter cela qu’ont été inventés les Systèmes de Gestion de Bases de Données (SGBD), qui permettent de n’associer qu’un seul enregistrement à chaque donnée.
</p><p>Le mot « donnée » est cependant trompeur car les données ne sont pas « données » par la nature : chacune résulte de l’observation d’un être réel et l’entreprise n’observe que les êtres que concerne son action et ne considère, sur ces êtres, que les attributs qui lui importent. La définition de la grille conceptuelle qui structure cette observation dépend donc de l’action que l’entreprise veut accomplir, de ses intentions et priorités en regard de sa situation.
</p><p>Le mot « objet », familier en programmation, est lui aussi trompeur : alors qu’il désigne la représentation sélective d’un être réel, il suggère une identité de nature entre cette représentation et cet être. La même confusion résulte de l’utilisation du mot « ontologie », « science de l’être », pour désigner la grille conceptuelle en masquant son caractère sélectif.
</p><p>Les êtres que contient le monde réel – personnes, institutions, techniques, ressources naturelles, machines, bâtiments et autres artefacts – sont en effet chacun d’une complexité sans limite : aucune description ne peut épuiser leur consistance physique ni leur histoire. Il en est de même de la <i>situation</i> de l’entreprise, de son insertion dans le monde réel. Il serait vain d’ambitionner une connaissance complète et absolue de cette situation et des êtres qu’elle comporte, mais il est possible d’en obtenir une connaissance <i>pratique</i> qui réponde aux exigences de l’action : cela peut et doit suffire à l’entreprise comme aux personnes.
</p><p>Ainsi l’information n’est pas une denrée qui existe dans la nature : elle est le résultat d’une élaboration selon une démarche en trois temps : définition de la grille conceptuelle ; observation de la valeur des attributs sélectionnés par cette grille (c’est cette observation qui procurera les « données ») ; enfin interprétation de ces données en s’appuyant notamment sur l’analyse des corrélations, et aussi sur les apports de l’expérience et de la théorie.
</p><p>L’entreprise observe ainsi les faits dont la connaissance est utile à son action : investissement, production et distribution, relation avec les clients, fournisseurs et partenaires, positionnement concurrentiel, etc.
</p><p>Dans l’immensité du monde qui l’entoure, et aussi dans la complexité de son monde interne, l’entreprise choisit donc diverses « populations » qu’elle va observer : ses clients, ses agents, ses équipements, ses établissements, les entités de son organisation, ses logiciels, ses méthodes, ses produits, ses concurrents, les factures, les rubriques de la comptabilité, etc.
</p><p>L’entreprise va aussi choisir les attributs qu’elle observe sur chacun des « individus » d’une population. Chaque individu possède a priori une infinité d’attributs (que l’on pense à un être humain : son poids, sa taille, le nombre de ses cheveux, la couleur de ses yeux, etc.) : l’entreprise ne retiendra que ceux qui lui importent (il faut que leur liste puisse être mise à jour si la situation change).
</p><p>De leur observation résultent les données inscrites dans le système d’information. Deux obstacles se présentent alors :
</p><p>– Le désordre lorsque chaque direction, chaque usine, chaque partenaire classe, code et nomme les données à sa façon. Synonymes et homonymes abondent alors, et avec les homonymes on ne peut plus savoir quel fait précis désigne une donnée.<br />
– L'inefficacité : le désordre des données altère le processus de production en provoquant des malentendus sources d’erreur.
</p><p>Le traitement des séries chronologiques, l’estimation des données manquantes, la présentation et l’interprétation des tableaux de bord, etc., nécessitent des compétences en statistique et en économie que la plupart des entreprises, même les plus grandes, ne possèdent pas toutes.
</p><p>Le problème est particulièrement sévère lorsque le processus, dit alors « transverse », traverse les frontières entre plusieurs directions ou avec divers partenaires : l’« interopérabilité » d’un processus exige que la cohérence des définitions et observations soit assurée pour chacune des données qui alimentent son flux, ce qui nécessite des négociations difficiles.
</p><p><i><b>Nommer, identifier, observer</b></i>
</p><p>Chaque « population » doit être nommée, chaque individu doit être identifié, chaque donnée résulte d’une observation : c’est tout simple en apparence mais compliqué en pratique.
</p><p>La population des « clients » va être parfois nommée « client », « usager », « assuré », « consommateur », « utilisateur », « bénéficiaire », « passager », etc. : on mentionne alors dans le nom de cette population la relation que l’entreprise a ou veut avoir avec elle. Cela ne facilite pas la communication dans une entreprise qui pratique plusieurs métiers.
</p><p>Les entreprises sont fréquemment tentées de se focaliser sur leurs équipements et procédures, ce qui entraîne dans la définition des êtres observés des erreurs qu’il est ensuite difficile de corriger. Les opérateurs télécoms ont identifié ainsi le client par le numéro de sa ligne téléphonique, c’est-à-dire qu’en fait ils ne l’identifiaient pas. Les banques l’ont identifié par le numéro de son compte, le RIB. Les transporteurs aériens ont identifié le passager, qu’ils connaissent pendant la durée d’un vol, et non le client qui fait plusieurs voyages (seuls peuvent être alors suivis les clients des « programmes de fidélité »).
</p><p>À chaque individu l’entreprise doit associer un identifiant : pour une personne physique « nom et prénom » serait un identifiant de mauvaise qualité car les homonymes sont nombreux. La pratique montre que l’identifiant doit être composé d’une suite de chiffres et de lettres tirés au hasard en évitant les doublons : il ne faut pas introduire d’attribut dans l’identifiant, ni composer l’identifiant à partir des attributs comme le prétend la théorie des bases de données relationnelles, car il faudra modifier l’identifiant si la valeur d’un attribut change (et rien ne garantit que ne surviendra pas dans le futur un individu qui posséderait le même multiplet d’attributs qu’un autre).
</p><p><i><b>Pertinence et pratique de l’abstraction</b></i>
</p><p>Qu’est-ce qui guide le choix des populations à observer et des attributs que l’on observe sur chaque individu ? C’est la <i>relation</i> que l’entreprise a ou veut avoir avec ces individus, c’est l’<i>action</i> qu’elle entend avoir sur eux.
</p><p>Les <i>intentions</i> de l’entreprise, qui orientent son action, déterminent ainsi en même temps le choix des populations et des attributs qu’elle va observer. La construction d’un référentiel (définition des populations et des attributs) doit donc partir des questions « que voulons-nous faire ? » (et, plus profondément, « que voulons-nous être ? »), puis « comment voulons-nous le faire ? ».
</p><p>Choisir les populations et les attributs que l’entreprise va observer, c’est choisir du même coup ceux qu’elle n’observera pas : l’informatisation s’appuie sur une <i>abstraction</i>, représentation sélective et simplifiée du monde qui répond aux exigences de l’action.
</p><p>L’informaticien est donc un <i>praticien de l’abstraction</i>. Cependant dans l’opinion commune l’abstraction est supposée loin de la pratique, la production des abstractions est réservée aux Grands Savants. La <i>pratique de l’abstraction</i> rencontre donc naturellement une incompréhension générale, source de certaines des difficultés que l’informaticien rencontre dans ses relations avec les spécialités que rassemble l’entreprise.
</p><p>Certains informaticiens sont malheureusement tentés de considérer les données comme du « charbon », matière première indifférenciée que l’on traite en masse sans se soucier de son contenu. Cette attitude est implicite lorsque l’on dit que les données sont « un nouveau pétrole », l’expression « <i>data lake</i> » implique la même connotation.
</p><p><i><b>Diversité</b></i>
</p><p>L’entreprise pratique plusieurs métiers qui ont chacun leur action propre : dans le cas d’une banque on peut énumérer gestion d’actifs, gestion des comptes, assurances, <i>trading</i>, etc. Chacun de ces métiers se découpe encore en métiers de moindre ampleur.
</p><p>Il en résulte que l’entreprise n’a pas <i>une</i> action à partir de laquelle elle pourrait choisir les populations et les attributs, mais plusieurs. Sur un même individu chaque métier va observer quelques attributs, certains attributs seront observés par plusieurs métiers.
</p><p>Si les métiers sont organisés en silos étanches chacun va définir à sa façon les populations et les attributs, chacun va identifier à sa façon les individus. Il en résulte des obstacles : dans certaines entreprises la nomenclature des produits et des pièces détachées diffère d’une usine à l’autre, ce qui ne facilite ni la production, ni la relation avec les clients.
</p><p>Enfin ceux des attributs qui sont observés par plusieurs métiers recevront souvent des noms différents. Les synonymes gênent la communication mais on peut à la rigueur savoir les traduire. Les homonymes par contre sont destructeurs car on croit parler de la même chose alors que ce n’est pas le cas : le malentendu peut durer pendant des réunions entières et plus encore, puis s'incarner dans des logiciels...
</p><p>La définition des populations, attributs et données est déposée dans un texte, le « référentiel », qui comme son nom l’indique sert de <i>référence</i> au système d’information sous la forme de documents et aussi d’outils informatiques aptes à alimenter des automatismes.
</p><p>Pour mettre au point le référentiel d’une entreprise existante il faut commencer par construire un dictionnaire qui recueille tous les usages, puis faire la chasse aux synonymes et, surtout, aux homonymes. Il faudra souvent faire appel à l’autorité du dirigeant pour convaincre les métiers d’adopter un vocabulaire commun, car chacun chérit des habitudes auxquelles il associe le particularisme de sa spécialité et l’idée qu’il se fait de sa légitimité.
</p><p><i><b>Origine des données</b></i>
</p><p>Chaque donnée résulte de l’observation de la valeur d’un attribut sur un individu à une certaine date ou période. À chaque population, à chaque attribut, le référentiel associe un <i>concept</i>.
</p><p>Un concept, c’est une <i>idée</i> à laquelle s’ajoute une <i>définition</i> : l’image d’un « rond régulier » est une idée qui permet de reconnaître un cercle quand on le voit, mais seule sa définition (« lieu des points d’un plan équidistants d’un point donné ») permet de raisonner sur le cercle.
</p><p>Chaque donnée est donc un être hybride résultant de la rencontre d’un concept et d’un individu, puis de l’action volontaire de l’entreprise qui observe cette rencontre.
</p><p>L’action s’appuie toujours sur une grille conceptuelle : lorsque vous conduisez votre voiture, votre cerveau sélectionne dans les images qui s’affichent sur votre rétine cela seul qui est nécessaire à la conduite et ignore les détails (physionomie des passants, ornements de l’architecture) qui pourraient le distraire. L’ensemble des grilles conceptuelles dont chacun dispose délimite un « petit monde », découpé dans le « grand monde » du réel.
</p><p>Dans une entreprise le système d’information définit la grille conceptuelle de l’action productive et délimite ainsi un « petit monde » dans lequel il arrive que toute l’action d’un individu puisse s’enfermer. Le monde réel existe cependant, et se manifeste par des phénomènes qui semblent incompréhensibles, des incidents imprévus, des événements qui transforment la situation, etc. Si chacun vit dans un « petit monde », il faut être conscient de l’existence du « grand monde » et attentif aux surprises qui peuvent en provenir.
</p><p><i><b>Critères de qualité</b></i>
</p><p>L’exigence de qualité varie selon la nature des données. Les identifiants nécessitent le plus grand soin : un identifiant erroné, c’est un dossier perdu, une affaire ratée, un client ignoré, etc. L’exigence d’exactitude est ici liée à celle de la précision : aucune erreur n’est tolérable. Il en est de même pour les « données de référence » : le taux de la TVA ne tolère aucune approximation, les nomenclatures doivent être à jour, etc.
</p><p>Le résultat d’une observation est une donnée quantitative (longueur d’une distance, délai d’une action, volume ou masse d’un bien, densité d’un gaz ou d’un liquide, âge ou revenu annuel d’une personne, date d’un événement, etc.), une donnée qualitative (département de résidence, sexe ou métier d’une personne, entité d’une organisation, etc.) ou une donnée qualitative ordinale (tranche de revenu, tranche d’âge, etc.).
</p><p>Le critère de qualité d’une donnée quantitative est l’<i>exactitude</i>, c’est-à-dire la capacité à alimenter un raisonnement exact et une décision judicieuse. L’exactitude n’est pas la même chose que la précision car un ordre de grandeur peut souvent suffire. La précision peut d’ailleurs être fallacieuse : mesurer la taille d’un être humain au micron près, c’est ignorer que le corps humain est élastique, ce qui risque de faire croire qu’il a la même consistance qu’une barre d’acier à température constante.
</p><p>Le critère de qualité d’une donnée qualitative est là encore l’exactitude, car une erreur de classement peut avoir des conséquences. Il faut aussi considérer la nomenclature qui définit les rubriques selon lesquelles on classera les individus.
</p><p>Il arrive qu’une nomenclature soit utilisée dans des situations auxquelles elle ne correspond pas, avec la conséquence que les données qualitatives risquent de ne pas être <i>pertinentes</i> : c’est ce qui se passe lorsque l’on impose une même nomenclature à des situations diverses, ou que l’on conserve une nomenclature tandis que la situation a changé<sup><a href="#fn4" id="ref4">4</a></sup>.
</p><p>Les architectes du système d’information doivent faire en sorte que les évolutions des données de référence soient répliquées sans délai dans les applications : si un programmeur transcrit « en dur » la version actuelle d’une nomenclature sans se soucier de sa tenue à jour, l’application passera les tests mais des problèmes surviendront par la suite.
</p><p>La qualité des données observées dépend de la pertinence du concept et de l’exactitude de l’observation. Les <i>données calculées</i> sont obtenues en appliquant un algorithme aux données observées : leur qualité dépend donc et de la qualité des observations, et de celle de l’algorithme. Il arrive que celui-ci doive surmonter des différences conceptuelles. Il n’est pas facile par exemple de produire des indicateurs à partir des bases de données opérationnelles pour construire des séries chronologiques : calculer des totaux mensuels à partir de données hebdomadaires suppose une estimation, et il en est de même chaque fois que les nomenclatures ne s’emboîtent pas exactement.
</p><p>Pour désigner un concept on utilise un <i>nom</i> et parfois aussi un <i>adjectif</i>. L’action que les données alimentent (les « <i>use cases</i> ») sera désignée, elle, par un verbe : l’ingénierie des processus associe donc la sémantique des données, que nous venons de considérer, à l’ingénierie de l’action productive.
</p><p><b>L’informatisation du processus de production</b>
</p><p>Pour élaborer un produit l’action de l’entreprise doit enchaîner une succession de tâches qui, chacune, ont reçu d’une tâche antérieure un produit intermédiaire qu’elles transforment pour le pousser vers une tâche ultérieure. L’enchaînement de ces tâches, c’est le <i>processus de production</i>. L’action productive de l’entreprise se concrétise donc dans les processus qui aboutissent à ses produits.
</p><p>Les tâches réalisées pour produire sont soit mentales (perception, jugement, décision) soit physiques (fabriquer quelque chose, livrer le produit à un client, réaliser une opération de maintenance), les tâches mentales préparant et accompagnant les tâches physiques. On appelle « activité » l'ensemble des tâches réalisées par un même acteur lors d'une étape du déroulement du processus.
</p><p>Pour identifier les activités qu’il enchaîne et l’ordre de leur succession, il faut partir du produit auquel il aboutit puis remonter vers l’amont le cours du processus et de ses affluents (« sous-processus ») jusqu’à l’événement qui l’a amorcé (commande d’un client, alimentation d’un stock, plan de production, etc.).
</p><p>Le système d'information d’une entreprise se définit donc à partir des processus de production qu'il lui faut formaliser afin de réaliser le programme informatique qui effectuera automatiquement les opérations suivantes :
</p><p>– présenter aux agents les interfaces nécessaires à chaque activité (regrouper sur un écran les plages de consultation et de saisie leur évitera de se connecter, déconnecter, reconnecter à de multiples applications, de faire des doubles saisies, de naviguer dans des codes et touches de fonction divers, etc.<sup><a href="#fn5" id="ref5">5</a></sup>) ;<br />
– router le message d'une activité à la suivante (lorsque l'agent tape sur la touche « valider » à la fin de son travail, il ne doit pas avoir à chercher à qui envoyer le résultat : le programme est équipé de tables d'adressage et assure automatiquement le routage) ;<br />
– surveiller le délai de réalisation d'une activité : en cas de dépassement l’agent est prévenu par une alarme, ou bien le dossier est expédié vers un autre agent ;<br />
– produire les indicateurs (délais de réalisation, volumes traités, utilisation des ressources, satisfaction du client) qui alimenteront le manager du processus et lui permettront de vérifier la bonne utilisation des ressources humaines et matérielles.
</p><p>Modéliser un processus, c'est décrire la succession des activités et le contenu de chacune : ce que fait chaque agent, les données qu'il manipule, les traitements qu'il ordonne, les délais dans lesquels son travail doit être exécuté ; c'est aussi décrire le routage des messages entre les activités ainsi que les compteurs qui permettront au manager de contrôler la qualité du processus.
</p><p>L’exécution des tâches nécessite souvent des actions qui ne peuvent être réalisées que par un être humain et échappent donc à l'ordinateur même si celui-ci aide leur préparation : comprendre ce qu’a voulu dire un client, répondre à un événement imprévu, etc. Le processus relève donc de l'« assisté par ordinateur » et non de l'automatisation intégrale : il aide l’agent sans se substituer à lui, tout en automatisant les tâches répétitives qu’il devait faire à la main avant l’informatisation.
</p><p>Un processus peut se décrire sous la forme d'un graphe : les nœuds représentent les activités, les arcs représentent le trajet des messages émis à la fin d'une activité pour lancer l’activité suivante.
</p><p>Il est commode de donner à ce graphe une forme circulaire, les sous-processus étant représentés par des cercles secondaires branchés sur le cercle principal<sup><a href="#fn6" id="ref6">6</a></sup> : cette représentation souligne que le processus est déclenché par un événement provenant de l'extérieur (réception d'une commande, d'une lettre de réclamation, franchissement d’un délai de maintenance, etc.) auquel il répond par un autre événement émis vers l'extérieur (livraison, lettre, opération de maintenance, etc.).
</p><p>Le rôle du processus, c'est de réaliser l'ensemble des tâches qui concourent à l'élaboration de cette réponse et constituent l'<i>acte de production</i>. Il convient de s'assurer que la réponse est émise dans un délai et sous la forme convenable, qu'elle est de bonne qualité et satisfait le client : c'est le <i>contrôle</i> du bouclage du processus.
<b> </b></p><p><b>Maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre</b>
</p><p>On dit que la DSI d’une entreprise est « maître d’œuvre » du système d’information tandis que les directions utilisatrices (« clients » de la DSI) en sont les « maîtres d’ouvrage ».
</p><p>Dans le langage courant les mots « œuvre » et « ouvrage » sont à peu près synonymes. Il n’en est pas de même dans les expressions « maître d’ouvrage » et « maître d’œuvre », où se retrouve leur sens d’origine que voici :
</p><p>– l’<i>ouvrage</i> est le travail effectué en vue de la réalisation d’une œuvre (« avoir du cœur à l’ouvrage ») ;<br />
– l’<i>œuvre</i> est le produit que fournit ce travail.
</p><p>Ainsi chaque entreprise, et chaque métier dans l’entreprise, est à la fois maître d’œuvre de ses produits et maître d’ouvrage de ses processus de production.
</p><p>Le métier est donc maître d’ouvrage du système d’information qui équipe ses processus. Il doit en spécifier les fonctions en rédigeant une « expression de besoin » qui décrit ce que le métier veut <i>faire</i> en s’appuyant sur la ressource informatique.
</p><p>La DSI est maître d’œuvre du système d’information car c’est elle qui le produit, conformément aux spécifications qu’a fournies le maître d’ouvrage et à l’état de l’art de l’informatique, en trouvant les <i>solutions</i> qui permettront de satisfaire les besoins du métier (NB : la DSI est elle-même maître d’ouvrage de ses propres processus de production).
</p><p>La relation entre le maître d’ouvrage et le maître d’œuvre ou, autrement dit, entre les métiers et l’informatique, est une dialectique. Bien que les rôles soient en principe clairement délimités les compétences se chevauchent : certains informaticiens connaissent ou croient connaître le métier, certains agents du métier connaissent ou croient connaître l’informatique. Il en résulte un dialogue parfois constructif et parfois confus.
</p><p>Lorsque les métiers sont dupes de l’apparente simplicité de l’informatique, telle qu’elle apparaît sur l’écran de l’ordinateur ou du smartphone, il arrive que leurs exigences en termes de délai de réalisation, de coût et de performance soient démesurées. Il arrive aussi que les informaticiens, focalisés sur l’architecture de la plateforme informatique, accordent plus d’importance à leur technique qu’aux besoins des métiers, qu’ils ne savent pas entendre.
</p><p>Enfin chacun vit dans la sociologie de sa profession, qui définit des règles que personne ne peut enfreindre sans risquer sa réputation : tandis que seules certaines actions sont jugées sérieuses et légitimes, d’autres rencontrent une résistance. Les métiers et l’informatique, sortant difficilement du cercle de leurs habitudes, besoins et solutions, sont souvent rétrogrades.
</p><p>La dialectique de la maîtrise d’ouvrage et de la maîtrise d’œuvre est donc une relation organique et vivante : elle anime et propulse l’entreprise, non sans incidents et retours en arrière, mais poussée vers l’avant par le ressort que l’informatisation procure à l’action productive.
</p><p><b>Des besoins au projet</b>
</p><p>« L'optimisation prématurée est la source de tous les maux<sup><a href="#fn7" id="ref7">7</a></sup>. »
</p><p>On dit parfois qu'il faut <i>satisfaire la demande</i> des utilisateurs du système d'information et que les spécifications fonctionnelles doivent donc être écrites sous leur dictée. Mais leur demande ne correspond pas nécessairement à leur besoin car elle exprime ce que ces utilisateurs croient possible, normal et souhaitable. C’est comme lorsque l’on fait construire sa maison : la conversation avec un architecte est nécessaire pour prendre conscience de ce que l’on veut vraiment, et de ce qui est vraiment possible.
</p><p>L’expression de besoins comporte cinq étapes dont les deux premières relèvent de la maîtrise d’ouvrage. Nous les décrivons ici selon un formalisme qui s'assouplit lors des réalisations, recherchant une compréhension collective plutôt que la rédaction d'un volume de documents et comportant des boucles de rétroaction :
</p><p>1) La première expression, dite « informelle », doit être compréhensible à la lecture par tous et notamment par les dirigeants. Ces derniers doivent pouvoir s’assurer qu’elle correspond aux priorités et à la stratégie de l’entreprise : sans une telle validation, on risque leur désaveu au cours du travail.</p><p>Il est utile de consulter des experts parmi les agents du terrain et les organisateurs. Les premiers indiquent comment les choses se passent en pratique, les organisateurs indiquent comment les choses devront se passer pour éviter des erreurs concernant le positionnement et les orientations de l’entreprise.</p><p>La consultation des experts, les entretiens, les séances de validation, la rédaction des comptes rendus représentent une tâche matérielle importante. L’expression des besoins peut échouer, en qualité ou en délai, si la <i>logistique</i> des recueils d’expertise, consultations et validations n’est pas convenablement organisée. Il ne faut pas sous estimer l’effort nécessaire pour obtenir que des personnes compétentes se rendent disponibles, s’assurer de leur ponctualité et de leur assiduité, rédiger de façon claire des comptes rendus qui portent parfois sur des questions complexes.
</p><p>2) On établit ensuite une expression dite « formalisée » en utilisant un langage de modélisation comme UML <i>(Unified Modeling Language<sup><a href="#fn8" id="ref8">8</a></sup>)</i> : le « diagramme d’activité » procure utilement sur le processus une vue qui peut être comprise et partagée par tous les participants.</p><p>La formalisation fait alors apparaître des ambiguïtés et imprécisions qui sont inévitables dans la première version du modèle informel : on les corrige et la modélisation progresse jusqu’à convergence des versions formelle et informelle.</p><p>Avant la livraison du modèle à la maîtrise d’œuvre, le modèle informel doit être validé par les dirigeants. Il faut présenter à ces derniers un texte rédigé en français et illustré par des graphiques sur lequel ils puissent exercer leur jugement afin qu’ils ne risquent pas de revenir plus tard sur leur validation (la modification des priorités en cours de réalisation peut être catastrophique). Les compléments techniques éventuels sont à mettre dans des annexes que les dirigeants consulteront s’ils éprouvent le besoin d’aller au détail, mais sur lesquelles il ne leur est pas demandé d’apposer leur signature.
</p><p>3) Le livrable fourni alors par la maîtrise d’ouvrage à la maîtrise d’œuvre s’appelle « modèle métier » ou encore « spécifications générales ».
Le maître d’œuvre doit se l’approprier : il peut ainsi relever des points obscurs, et alors on entre dans un cycle de remarques adressées au maître d’ouvrage et auxquelles celui-ci doit répondre en précisant et adaptant le modèle métier.<br />
</p><p>À la fin de ce cycle, on dispose d’un modèle métier stabilisé, compris par les parties, et qui servira de fondement à la réalisation<sup><a href="#fn9" id="ref9">9</a></sup>).
</p><p>4) Un « modèle d’analyse » (ou « spécifications détaillées ») est rédigé par le maître d’œuvre afin d’apporter au modèle métier des précisions techniques (cardinalité des liens, définition des classes, etc.) en vue d’une réalisation efficace. Il doit être validé par la maîtrise d’ouvrage et sera ensuite le modèle sur lequel fournisseur et client se seront mis d’accord et qui servira de charte à la réalisation.
</p><p>5) Un « modèle technique » (ou « spécifications techniques ») sera fourni aux développeurs pour la réalisation. Il n’a pas en principe à être validé par le maître d’ouvrage.
</p><p>Pour comprendre le sens de cette succession de modèles, supposons que vous fassiez construire une maison dont vous avez établi le plan d’ensemble avec l’aide d’un architecte. Vous dites : « dans cette chambre, il faut quatre prises de courant, un interrupteur commandant une prise et un éclairage commandé par un autre interrupteur ». Ce sont vos <i>spécifications générales</i>.
</p><p>L’électricien vous demande de dire où il faut installer les prises, les interrupteurs et l’éclairage. Marquer sur le plan ces emplacements précis, c’est établir les <i>spécifications détaillées</i>.
</p><p>Puis l’électricien fera le plan de câblage qui détermine le parcours des goulottes et saignées. Ce sont les <i>spécifications techniques</i> : elles ne vous concernent pas (mais l’électricien demandera peut-être votre accord pour l’emplacement de l’armoire de raccordement).
</p><p>Toute modélisation doit parcourir ces cinq étapes et être conduite de sorte que l’on ait le moins possible à mettre en cause les choix opérés lors des étapes précédentes. Le modèle ainsi construit doit posséder trois qualités : cohérence, pertinence, sobriété.
</p><p>– <i>cohérence</i> : un modèle est incohérent s’il exprime un choix dans une de ses parties et un choix contraire dans une autre, violant ainsi la logique. Cela provoquera des impossibilités lors de la réalisation et de l’utilisation ;<br />
– <i>pertinence</i> : le modèle doit répondre exactement aux besoins de l’entreprise et non aux exigences de la mode, des habitudes, du cloisonnement des métiers, de la sociologie des pouvoirs, etc. Il faut pour y parvenir avoir su répondre à la question « que voulons-nous faire » ;<br />
– <i>sobriété </i> : plus un logiciel est compliqué, plus sa maintenance sera difficile. Il faut donc n’automatiser que ce qui peut et doit l’être, ne confier à l’informatique que le gros du travail répétitif et laisser à l’agent humain les tâches qui exigent du discernement.
</p><p>Une fois le modèle technique élaboré, on entre dans la phase de réalisation (développement) qui sera suivie du déploiement, de la formation des utilisateurs, etc.
</p><p>Signalons quelques pièges :
</p><p>– Sous-estimer la difficulté de la logistique de consultation et de validation auprès des experts du métier : les rendez-vous sont difficiles à obtenir, les personnes ne sont pas assidues, elles ne se sentent pas autorisées à donner un avis si leur mandat n’est pas clair, elles sont désavouées après l’avoir donné, etc. Les délais peuvent alors s’allonger et la qualité de l’expression des besoins peut être douteuse.
</p><p>– On présente aux dirigeants des documents d’une lourde technicité qui ne correspondent ni à leur langage, ni à leurs préoccupations. La validation prend alors beaucoup de temps ou bien elle est superficielle et risque d’être remise en cause par la suite, car un dirigeant ne doit pas tolérer que la réalisation ne soit pas conforme à la stratégie de l’entreprise.
</p><p>– On prend en compte les contraintes techniques de façon trop précoce : l’« optimisation prématurée » consiste par exemple à se soucier des spécifications détaillées ou même des spécifications techniques alors que les spécifications générales n’ont pas été clairement définies : cette tentation est comme l’a dit Donald Knuth « la source de tous les maux ». (Il peut arriver que sous prétexte de « sérieux » et de « rigueur » on prétende imposer au métier des règles de modélisation anticipant les choix à réaliser dans le modèle d’analyse ou le modèle technique. Ces choix trop précoces devront être révisés par le maître d’œuvre, d’où confusion, travail en double et perte de temps.)
</p><p>– On instaure de fait une cloison étanche entre maîtrise d’ouvrage et maîtrise d’œuvre : même si la maîtrise d’œuvre n’est pas responsable du modèle métier, il est utile que le maître d’ouvrage la consulte pour s’assurer de la faisabilité de ce qu’il envisage ; et même si le modèle technique ne concerne pas le maître d’ouvrage, il est utile qu’il soit informé de choix qui ont pour lui des conséquences en termes de performance, fiabilité, sécurité, etc. : la spécialisation des rôles ne doit pas exclure la collaboration.</p><p><b>Du projet à la solution</b>
</p><p>Une fois le modèle au point, il faut passer à la réalisation. La « méthodologie » de la gestion de projet a fait l’objet de nombreux travaux, notamment ceux qui ont abouti au PMBOK, « Project Management Body of Knowledge ». Nous donnerons ici les quelques indications qui nous semblent les plus importantes. </p><p>Pour s’assurer que les performances du produit seront convenables un « cahier de tests » devra être rédigé au début de la réalisation, chaque test devant simuler de façon réaliste une sélection jugée représentative des situations et des opérations. <br /></p><p>Si le modèle technique indique ce qu’il faut faire, il ne précise pas <i>comment</i> le faire. La réalisation va donc devoir régler des questions pratiques et surmonter les difficultés que la physique et la logique lui opposent, difficultés souvent imprévues et qui vont solliciter l’ingéniosité des informaticiens.
</p><p>On découvre par exemple que les données présentent des défauts qu’il faut corriger, ce qui nécessite de négocier avec les métiers concernés ; que la volumétrie est telle qu’il sera impossible d’atteindre une performance acceptable, ce qui peut nécessiter de découper la base de données avec tous les inconvénients qui en résultent ; que les utilisateurs refusent l’ergonomie de l’interface qui leur est proposée ; que les délais de la réalisation s’allongent démesurément ; que le logiciel présente des bogues qui altèrent sa qualité, etc.
</p><p>Pour résoudre chacune de ces difficultés l’informaticien doit se plonger dans l’intimité de la technique des logiciels, processeurs et réseaux. L’expérience montre que chacun risque, étant accaparé par une tâche spéciale et difficile, de perdre de vue le but et le sens de l’ensemble du projet. Des conflits naissent alors entre les spécialités, chacune se jugeant gênée par les décisions des autres. L’expression informelle du besoin, texte court, clair et dûment validé, fournit utilement tout au long du projet la référence qui permet de retrouver à quoi sert ce que l’on fait et de restaurer un esprit de coopération.
</p><p>Certains projets, lourds et complexes, demandent plusieurs années. Lorsque le produit sera enfin livré, ne risque-t-il pas d’être refusé par les utilisateurs car la situation a changé ? Pour éviter ce danger il faut découper le projet en <i>lots exploitables</i>, réalisations partielles mises en service progressivement et dont l’utilisation apportera des enseignements.
</p><p>Les <i>méthodes agiles</i>, mises en œuvre par de petites équipes qui réunissent un représentant de la maîtrise d'ouvrage à une unité opérationnelle de la maîtrise d'œuvre, ont pour objectif de contribuer à cette démarche. Elles permettent de faire des expériences tôt, ce qui fera éventuellement constater que les idées initiales n'étaient pas les bonnes et qu'il convient de les corriger.
</p><p>La réalisation des tests fera apparaître des anomalies qu’il faut corriger.
Lorsque le logiciel est trop complexe il arrive que la correction d’une anomalie suscite d’autres anomalies : alors le nombre des anomalies ne décroît pas, symptôme pathologique qui annonce un échec du projet.
</p><p>Selon les enquêtes du Standish Group 25 % des projets informatiques aboutissent dans le délai et le budget prévus, 50 % souffrent de dépassements de l’ordre d’une multiplication par trois, 25 % échouent complètement. L’allongement répété du délai de livraison des lots et l’accumulation des anomalies sont des symptômes qui doivent alerter l’entreprise et l’inciter à réviser sa démarche.
</p><p>Quelques utilisateurs futurs de la solution, nommés « experts métier », sont associés au projet et participent à la définition des fonctionnalités, aux tests et à l’évaluation de l’ergonomie : la solution leur est donc familière mais les autres utilisateurs, qui n’ont pas partagé cette expérience, ne la connaissent pas. Il faudra les former pour qu’ils sachent utiliser ses instruments.
</p><p>Dans une entreprise qui emploie quelques milliers ou dizaines de milliers de personnes l’organisation des sessions de formation requiert une préparation lourde : la maîtrise d’ouvrage devra préparer les exposés et démonstrations, réserver des salles de réunion et des chambres dans des hôtels, s’assurer de la ponctualité des participants, etc.
</p><p>Dans certaines entreprises projets et nouveautés se succèdent à une cadence si rapide que les utilisateurs protestent : à peine ont-ils assimilé une formation, ils doivent en subir une autre. Le rythme de l’innovation doit donc être raisonnable.
</p><p><b>La plateforme de l’informatique</b>
</p><p>Un système d’information ne pourrait pas fonctionner s’il n’était pas soutenu par la plateforme matérielle et logicielle de l’informatique.
</p><p>On pourrait croire que le logiciel est logique, car il appartient au monde de la pensée alors que la matière dont sont faits les processeurs, mémoires et réseaux est soumise aux aléas du monde de la nature (transformation de la structure cristalline, effets du rayonnement cosmique, etc.). Mais les logiciels qu’une DSI achète à des fournisseurs (systèmes d’exploitation, « progiciels », ERP, CRM, etc.) ne sont pas vraiment des « êtres logiques » : la plupart sont un assemblage de « boîtes noires » dont on ne connaît que les interfaces d’entrée et de sortie (les « API ») et qui ont été collées ensemble par une « glu » de code.
</p><p>Si le logiciel est un produit de la pensée, il s’agit donc souvent d’une pensée en cascade dont la connaissance et la compréhension ne se transmettent pas d’une étape à l’autre : cela le rend aussi énigmatique qu’un être naturel.
</p><p>Le fournisseur d’un progiciel teste le produit ainsi fabriqué pour s’assurer qu’il répond bien à quelques situations type, rédige une documentation pour les utilisateurs, organise des formations puis commercialise l’ensemble que forment le logiciel, la documentation et la formation. La vraie vie étant plus complexe qu’une liste de situations type, les DSI qui ont acheté le logiciel découvrent parfois qu’il ne fonctionne pas bien alors même que l’on suit la documentation à la lettre : il a des « bogues ».
</p><p>Le fournisseur ouvre alors un « forum » pour accueillir les questions des utilisateurs. Il y publie des réponses qui sont autant de rustines qu’il faudra ajouter au logiciel et dont certaines plongent dans les profondeurs du compilateur, du système d’exploitation ou même du matériel. Progressivement, ce forum contiendra la réponse à la plupart des bogues qui se rencontrent en pratique, mais non à toutes celles que l’on peut rencontrer. Les rustines efficaces pour une version du logiciel ne le seront pas pour les suivantes, qui arrivent tous les trois à cinq ans. Il faut alors recommencer : des questions sont de nouveau posées sur un forum, les réponses sont autant de nouvelles rustines.
</p><p>Une DSI renouvelle par ailleurs son matériel tous les cinq ans environ car une machine qui a huit ans d’âge n’est plus suivie par le constructeur : il a fermé les services de maintenance et de support. Dans ce changement de machine, nombre des rustines ajoutées aux logiciels deviennent inopérantes et il faut les remplacer par d’autres.
</p><p>Les informaticiens s’épuisent ainsi, sous la pression des utilisateurs, à faire fonctionner des machines qui deviennent instables, des logiciels bogués, en utilisant des rustines dont l’empilement est de plus en plus complexe. Leur métier qui, vu de loin, semble relever de la logique pure, est ainsi soumis à une démarche empirique.
</p><p>Certes, une DSI peut limiter les dégâts en se dotant d’une infrastructure aussi stable que possible et en sélectionnant les logiciels selon la qualité et le sérieux des fournisseurs : cela demande un investissement dont la direction générale ne voit pas l’utilité mais plutôt le coût. Si l’informatique du chercheur est une science, celle de l’ingénieur est un art comme la médecine du généraliste : pour l’exercer il faut des bases scientifiques mais l’expérience est irremplaçable. Un DSI doit savoir trouver les bons ingénieurs, les faire travailler ensemble, leur donner envie de rester dans l’entreprise. S’il n’y parvient pas le reste sera voué à l’échec.
</p><p>___
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> « On espère que dans quelques années le cerveau humain et l'ordinateur seront associés si étroitement que le partenariat qui en résultera pourra penser comme aucun cerveau humain n'a jamais pensé, et traiter des données d'une façon hors d'atteinte des machines de traitement de l'information que nous connaissons aujourd'hui. » (Joseph Licklider. “Man Computer Symbiosis”, <i>IRE Transactions on Human Factors in Electronics </i>, mars 1960, p. 4-11).
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> Marc Bloch, <i>La société féodale</i>, Albin Michel, 1939.
</p><p><sup><a href="#ref3" id="fn3">3</a></sup> L’exécution de certains programmes demanderait une durée supérieure à l’âge de l’univers…
</p><p><sup><a href="#ref4" id="fn4">4</a></sup> Isabelle Boydens, <i>Informatique, normes et temps</i>, Bruylant, 1999.
</p><p><sup><a href="#ref5" id="fn5">5</a></sup>Ces interfaces cruciales pour l’interaction homme-machine sont trop souvent
mal construites.
</p><p><sup><a href="#ref6" id="fn6">6</a></sup> Peter Keen, <i>Shaping the Future, Business Design Through Information Technology</i>, Harvard Business School, 1991.
</p><p><sup><a href="#ref7" id="fn7">7</a></sup> Donald E. Knuth, <i>TEX : The Program</i>, Addison-Wesley (Vuibert pour la traduction française), 1986.
</p><p><sup><a href="#ref8" id="fn8">8</a></sup> Pascal Roques et Franck Vallée, <i>UML en action</i>, Eyrolles, 2003.
</p><p><sup><a href="#ref9" id="fn9">9</a></sup> La qualité des documents ainsi produits est cruciale : leur rédaction doit être claire et sobre.</p><p></p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-84513494656079162222023-09-22T17:49:00.003+02:002024-01-08T08:05:45.342+01:00ChatGPT : quelle relation entre la pensée et l’informatique ?<p>(<a href="https://variances.eu/?p=7590" target="_blank">Ce texte a été publié</a> le 21 septembre 2023 dans <i>Variances</i>, revue des anciens élèves de l’ENSAE.)
</p><p>L’arrivée de l’intelligence artificielle générative stupéfie l’opinion<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup>.
</p><p>Ce type de phénomène se produit souvent lorsque l’informatique franchit une étape : une nouveauté surgit (micro-ordinateur, traitement de texte, tableur, messagerie, Web, smartphone, etc.), elle stupéfie d’abord puis, après un délai, on aura appris à en tirer partie, on s’y habitue et elle se trouve finalement classée parmi les banalités.
</p><p>Tandis que l’informatisation transforme progressivement la vie quotidienne, l’action productive et le fonctionnement de la pensée elle-même, la répétition des à-coups « nouveauté→ stupéfaction → banalité », devenue elle-même banale, empêche de concevoir la nature et la profondeur du phénomène.
</p><p>Aujourd’hui les performances de ChatGPT étonnent. L’ordinateur aurait enfin réussi le test de Turing<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup> : il serait donc intelligent ! Et on s’inquiète...
</p><p>Cela nous donne l’occasion de tenter d’y voir plus clair en dépliant quelques dialectiques : fusionnant dans l’action des êtres de nature différente, elles animent des hybridations fécondes.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>On savait l’ordinateur plus rapide que le cerveau humain et sa mémoire plus fidèle. Voilà qu’il sait écrire comme nous, mieux que nous, en une langue formellement correcte, et répond à nos questions de façon plausible. Est-il donc plus intelligent que nous ? Sommes-nous au bord de la « singularité » qu’a prédite Ray Kurzweil<sup><a href="#fn3" id="ref3">3</a></sup>, date après laquelle il faudra confier à l’ordinateur les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire parce qu’il saura les exercer mieux que nous autres, les êtres humains ?
</p><p>Si ChatGPT nous surprend, c’est parce que nous n’avons pas réfléchi assez à la révolution qu’apporte l’informatique. La plupart des personnes ont le point de vue de l’utilisateur pour qui tout est simple dès qu’il en a pris l’habitude : les personnes que l’on voit pianoter des SMS dans le métro ignorent que le smartphone a informatisé leur corps en conférant l’ubiquité à une ressource informatique de logiciels et de documents.
</p><p>L’informatisation a transformé aussi l’organisation des entreprises, les processus et procédures de la production, la nature des produits. Les tâches répétitives ayant vocation à être automatisées, la main d’œuvre est remplacée par le <i>cerveau d’œuvre</i>, être hybride qui résulte de la symbiose de l’humain et de l’automate<sup><a href="#fn4" id="ref4">4</a></sup>. L’entreprise lui délègue des responsabilités, elle lui demande de savoir prendre des initiatives : il en est résulté une transformation des procédures de l’action productive ainsi que de la sociologie des pouvoirs et légitimités.
</p><p>Le système d’information est lui-même un être hybride résultant la symbiose de la ressource informatique et de la <i>culture</i> de l’entreprise (valeurs, compétences, sociologie, etc.) afin d’atteindre la synergie des cerveaux d’œuvre et la cohérence de l’action productive au service de la stratégie.
</p><p>On ne travaille plus de la même façon, on n’agit plus de la même façon, donc on ne pense plus de la même façon<sup><a href="#fn5" id="ref5">5</a></sup> : que le potentiel qui en résulte soit souvent ignoré par des organisations inadéquates altère ses effets sans réduire sa puissance.
</p><p>Comment situer ChatGPT dans ce paysage bouleversé ? C’est un outil informatique et il produit des textes qui répondent à nos questions : cela nous invite à approfondir la relation entre notre pensée et l’informatique. Il nous faudra emprunter un chemin de crête périlleux mais cela vaut mieux que de dévaler vers l’une ou l’autre des vallées qu’il sépare.
<span></span></p><a name='more'></a><p></p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>La symbiose de l’ordinateur et du cerveau humain a des précédents : ce cerveau a depuis longtemps assimilé des symbioses avec la cité, l’écriture, la machine, etc. Sa réussite, comme celle des précédentes, nécessite un art qui sache tirer parti de l’un et de l’autre des êtres qu’elle fusionne.
</p><p>Le cerveau humain est doté de valeurs, désirs et intentions qui lui indiquent des priorités et orientent son action, mais sa mémoire est capricieuse, il calcule lentement et il est sujet à la fatigue. L’ordinateur n'a ni valeurs, ni désirs, ni intentions, mais il calcule très vite, sa mémoire est parfaite et il est infatigable : il est fait pour exécuter inlassablement les tâches répétitives et prévisibles, donc automatisables, moyennant le programme dont il a été doté.
</p><p>Or il existe des automatismes dans notre pensée. Obéir aux règles de la syntaxe et de l’orthographe, se remémorer des références, citations, faits, dates et raisonnements, cela se fait tout seul et automatiquement – du moins en principe, car il arrive que cet automate naturel puisse avoir des ratés.
</p><p>L’informatique offre un automate programmable qui fonctionne sans ratés, tout comme la mécanique propose des machines qui exécutent impeccablement et de façon répétitive une même opération physique : dans l’industrie mécanisée la production est en fait la reproduction d’un prototype à l’identique et en nombre. L’automate informatique assiste aussi les opérations mentales et, associé à la mécanique, procure à l’action productive des robots infatigables.
</p><p>Cet automate manifeste par ailleurs des capacités qui semblent magiques : les <i>mots</i> que contiennent les instructions d’un programme provoquent en effet réellement, comme étaient censés le faire « Abracadabra » et « Sésame, ouvre toi ! », des <i>actions</i> dans le monde des <i>objets</i> qui ont une masse et un volume.
</p><p>Le pilote automatique, par exemple, maintient un avion de ligne dans la position instable qui permet d’économiser le carburant : pour un pilote humain ce serait aussi difficile que de maintenir une assiette en équilibre sur la pointe d’une épingle.
</p><p>En outre les programmes sont exécutés avec une vitesse qui contraste avec nos habitudes. Supposons que vous vous délassiez de temps à autre en exécutant des Sudokus dont la solution demande une vingtaine de minutes, et que vous décidiez d’écrire un programme informatique pour les résoudre. L’ordinateur vous fournira les solutions en une fraction de seconde... On dirait qu’il est plus « intelligent » que vous, et pourtant c’est vous qui avez déposé votre intelligence dans son programme : c’est que la puissance du processeur a été mise au service de votre programme. Nous pourrions allonger la liste des exemples.
</p><p>La somnolence intellectuelle que provoque la banalité apparente de la vie quotidienne masque un fait bouleversant : l’automate programmable, fait pour automatiser tout ce qui est répétitif, possède grâce à la puissance du processeur une rapidité qui confine à l’instantané. Il apporte ainsi à la pensée et à l’action humaines un tel élargissement du possible qu’il semble pouvoir réaliser certaines des promesses anciennes de la magie.
</p><p>Lorsque nous le constatons comme aujourd’hui avec ChatGPT nous sommes stupéfaits et inquiets : comment tirer parti du nouveau monde de possibilités qui vient de s’ouvrir ? Comment éviter qu’il ne comporte des effets pervers ? Comment l’insérer dans notre vie, dans l’organisation de nos institutions ? Comment sortir enfin de notre ébahissement ?
</p><p>Nous avons tous expérimenté ce nouvel outil. Si on lui demande, comme l’a fait par exemple Nicolas Curien<sup><a href="#fn6" id="ref6">6</a></sup>, de composer une fable dans le style de La Fontaine sur la base des mots « moto » et « avion », il fournira dans la seconde un texte dont la forme est bien celle d’une fable de La Fontaine mais dont le contenu est d’une extrême fadeur, semblable à ce qu’aurait pu écrire (beaucoup plus lentement, certes) un « bon élève » dépourvu de sensibilité.
</p><p>Une « science du prompt » se développe pour que l’intelligence humaine puisse tirer parti de ChatGPT en évitant autant que possible les erreurs que masque dangereusement la correction formelle des textes qu’il produit. Comme naguère avec le traitement de texte, le tableur, le logiciel graphique, le Web, les utilisateurs sont invités à acquérir le savoir-faire nécessaire.
</p><p>On peut tenter d’améliorer la fable en mettant en œuvre la science du prompt, mais si cette science se révèle efficace quand on demande à ChatGPT de répondre à une question scientifique ou technique, elle est incapable de lui permettre de simuler la puissance suggestive du langage d’un vrai poète car ce langage, essentiellement allusif, fait naître dans l’esprit du lecteur des images qui éveillent sa sensibilité. Deux vers : <i>Un jour, sur ses longs pieds, allait, je ne sais où, / Le héron au long bec emmanché d'un long cou</i><sup><a href="#fn7" id="ref7">7</a></sup>, suggèrent irrésistiblement la démarche dégingandée et la silhouette de l’oiseau.
</p><p>L’intelligence artificielle, telle qu’on la définit aujourd’hui, met en évidence les corrélations enfouies dans des données : cette informatisation de la statistique fournit des résultats impressionnants, par exemple ceux de la reconnaissance d’images. Cependant les corrélations, étant des symptômes, peuvent suggérer un diagnostic mais non l’expliquer car l’explication suppose une causalité que la corrélation ne comporte pas.
</p><p>L’intellect de l’automate, si l’on peut dire, est borné par les concepts et calculs que comporte son programme tandis que le cerveau humain est plongé dans l’Existant<sup><a href="#fn8" id="ref8">8</a></sup>, monde des choses et des êtres dans lequel s’inscrit une « situation » particulière dont la complexité outrepasse, comme celle de l’Existant lui-même, tout ce que peut délimiter une grille conceptuelle.
</p><p>Pour voir de quoi il s’agit, considérons ce qui se passe lors d’une conversation entre deux personnes. Le langage de la conversation n’est ni celui de la programmation informatique, ni celui des concepts et inférences de la théorie : il est essentiellement allusif et symbolique, chaque mot étant entouré de connotations qui permettent de se comprendre « à demi-mot », de deviner ou sentir « ce qu’a voulu dire » l’interlocuteur sans qu’il ait à l’expliciter.
</p><p>C’est ainsi que peuvent être partagées des intentions, des intuitions, des orientations. Certes un tel échange peut comporter des contresens, il en comporte même souvent, mais il serait insupportable – et donc inefficace – de le contraindre à une stricte rigueur conceptuelle car un tel formalisme serait une entrave à la compréhension.
</p><p>La pensée qui s’exerce dans une activité professionnelle est d’abord rationnelle : elle s’appuie sur le modèle théorique acquis lors d’une formation et qui apporte une grille conceptuelle et des causalités. La grille conceptuelle permet de schématiser la situation et d’identifier les outils de l’action, les causalités permettent d’anticiper les résultats de l’action. Les outils de la profession et les gestes techniques sont définis par des mots que n’entoure aucune connotation (que l’on pense au scalpel et autres outils du chirurgien).
</p><p>Se former à la conduite automobile procure par exemple les concepts qui délimitent la vision du conducteur en sélectionnant les éléments nécessaires (tracé de la voie, signaux, obstacles, etc.) et en éliminant ceux qui pourraient le distraire, ainsi que les concepts qui identifient les outils proposés à son action (volant, freins, accélérateurs, levier du changement de vitesse) et les causalités qui lui permettent d’anticiper les effets de leur manipulation.
</p><p>Ce modèle rationnel, que nous mettons en œuvre de façon instinctive, est efficace mais il est étroit car la complexité de l’Existant, et même celle de la situation, déborde le cadre conceptuel d’une action spéciale : celle-ci, définie dans le « petit monde » rationnel, peut avoir dans l’Existant des effets que le modèle rationnel ne permet pas d’anticiper.
</p><p>Les personnes qui le savent tirent certes parti de l’efficacité de la pensée rationnelle, mais elles l’associent à une « pensée raisonnable » qui associe à la rationalité une conscience de ses limites et une vigilance attentive aux phénomènes que l’Existant peut produire en dehors de ces limites.
</p><p>Ainsi la pensée raisonnable englobe et dépasse la pensée rationnelle, qu’elle insère dans l’Existant. Elle s’appuie sur les armes imprécises, mais puissantes, de la sensibilité et de l’intuition, éveillées par les émotions qui traversent le corps, par les décharges hormonales ou électriques qui signalent un danger, une idée potentiellement féconde, et permettent aussi de « comprendre à demi-mot ce qu’a voulu dire quelqu’un ».
</p><p>Dans une entreprise l’action productive se manifeste par ailleurs sous deux formes :<br />
- l’action à effet différé consacrée à la conception du produit, l’organisation de la production et la programmation des automates, dont l’accumulation constitue un capital ;<br />
- l’action à effet immédiat qui assure l’élaboration du produit dans les ateliers ou dans la relation de service avec les clients.
</p><p>L’automatisation de la production entraîne une réduction de l’emploi dans les ateliers, l’essentiel du travail répétitif étant désormais réalisé par des robots. En contrepartie le travail de conception, organisation, programmation, etc. exige des emplois nombreux.
</p><p>Les deux formes de la pensée (rationnelle et raisonnable) interviennent dans chacune de ces deux formes de l’action productive :
</p><p>- dans l’action à effet différé l’organisation, la programmation, etc. mettent en œuvre la pensée rationnelle pour obéir aux exigences formelles de la cohérence et de l’état de l’art des techniques. Mais cette action a pour préalable nécessaire l’expression de « ce que l’on veut faire » (et, plus profondément, de « ce que l’on veut être ») : la pensée raisonnable permet d’embrasser par l’intuition une situation dont la complexité outrepasse la grille conceptuelle de la pensée rationnelle, et d’anticiper les effets de l’action, nonobstant l’incertitude qui est l’essence même du futur ;
</p><p>- dans l’action à effet immédiat, l’activité professionnelle s’appuie sur la clarté conceptuelle que procure le modèle théorique des spécialités. Cependant cette action, conçue dans le cadre rationnel d’une théorie, s’inscrit dans le monde réel et aura donc des effets dans l’Existant : l’anticipation de ses conséquences peut donc exiger une vigilance qui déborde le cadre conceptuel des spécialités professionnelles.
</p><table>
<tbody><tr>
<td> <br /></td>
<td><b>Pensée rationnelle</b></td>
<td><b>Pensée raisonnable</b></td>
</tr>
<tr>
<td><b>Effet différé</b></td>
<td>Organisation et programmation</td>
<td>Interprétation de la situation stratégique, anticipation
des effets différés</td>
</tr>
<tr>
<td><b>Effet immédiat</b></td>
<td>Action productive</td>
<td>Interprétation
de la situation conjoncturelle, anticipation des effets immédiats, créativité</td>
</tr>
</tbody></table>
<p></p><p>Pour répondre à une question ChatGPT applique automatiquement un traitement statistique au couple que forment cette question et la base documentaire qu’il a accumulée (nous faisons abstraction des éventuelles et rares interventions humaines dans le processus de réponse). L’intelligence de ChatGPT réside donc dans la formation et l’outillage de la base documentaire ainsi que dans la programmation de l’automate : il s’agit d’une intelligence à effet différé, obéissant de façon rationnelle à une intention stratégique raisonnable.
</p><p>L’action à effet immédiat sera alors celle de l’utilisateur. La question qu’il pose résulte de ses préoccupations, donc d’une pensée raisonnable dans la situation qui est la sienne ; il la formule de façon rationnelle en utilisant les techniques de la « science du prompt » ; la réponse lui est fournie automatiquement ; il retourne à la pensée raisonnable pour l’interpréter en regard de sa situation.
</p><p>Comme naguère avec le traitement de texte, le tableur, le logiciel graphique, le Web, les utilisateurs sont invités à acquérir le savoir-faire sans lequel, l’expérience le montre, ChatGPT risque de produire des erreurs que masque dangereusement la correction formelle des textes qu’il produit.
</p><p>La puissance pratique de la pensée rationnelle a procuré à celle-ci un tel prestige que beaucoup de philosophes, et donc beaucoup de personnes, jugent les autres fonctions mentales (intuition, intentions, émotion, sensibilité, instinct) trop imprécises pour que l’on puisse les qualifier de « pensée » – et il est vrai qu’elles mobilisent le corps entier.
</p><p>La pensée raisonnable est la source de la créativité : la glande cérébrale produit de façon aléatoire un flux d’associations d’idées dont la plupart sont stériles mais certaines fécondes, et ces dernières sont signalées à l’inventeur par une émotion qui s’empare de son corps tout entier, la grave dans sa mémoire et l’incite à une action persévérante. ChatGPT peut sans doute produire aléatoirement des associations d’idées, mais comme il n’a pas de corps il ne peut pas éprouver l’émotion bouleversante qui seule peut permettre de repérer celles qui sont potentiellement fécondes.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>L’expérience de l’informatisation enseigne que l’on ne peut pas programmer utilement sans savoir ce que l’on veut faire, ce qui suppose des valeurs, une intention, une intuition de la situation, enfin une anticipation elle aussi intuitive des conséquences que l’action peut avoir dans l’Existant<sup><a href="#fn9" id="ref9">9</a></sup>.
</p><p>La complexité de l’Existant et l’incertitude du futur dépassent les possibilités de la pensée rationnelle. Il en est de même de la situation, qui est une facette de l’Existant, et à laquelle l’action doit cependant répondre. Complexité et incertitude sont embrassées par l’intuition qui s’exprime, de façon suggestive et contrairement à la théorie, à l’aide d’un vocabulaire étendu et de chaînes déductives courtes.
</p><p>Les entrepreneurs disent souvent qu’ils ont senti « avec leurs tripes » les dangers et les possibilités que comporte la situation, dans le métier des armes certains stratèges savent prendre des décisions judicieuses alors que la situation est confuse et que les rapports sont imprécis.
</p><p>Nous sentons « avec nos tripes » la fadeur des textes que produit ChatGPT, résultats formels de l’application automatique d’une opération statistique sur un corpus de texte. Nous voyons avec notre raison l’étendue du possible qu’apporte cette opération, nous sentons (de façon imprécise mais énergique) qu’il nous faudra maîtriser, pour pouvoir en tirer parti, la « science du prompt » et un art de l’utilisation.
</p><p>Ce ne sera pas la dernière des innovations bouleversantes qu’apporte l’informatisation. Nous n’en sommes, disent Brynjolfsson et McAfee<sup><a href="#fn10" id="ref10">10</a></sup>, <i>qu'à la moitié de l'échiquier</i>. En mettant un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième et ainsi de suite, cela fera 140 tonnes de riz à la trente-deuxième case, récolte annuelle d'une rizière de 40 hectares, mais 600 milliards de tonnes à la soixante-quatrième, soit mille fois la production annuelle mondiale. Telle est, estiment-ils, la proportion entre les effets actuels de l'informatisation et ceux que l'avenir nous réserve.
</p><p>L’avenir nous apportera donc d’autres à-coups « nouveauté→ stupéfaction → banalité » semblables à celui que provoque aujourd’hui ChatGPT : il est utile d’interpréter cette expérience pour se préparer à la série de surprises bouleversantes que l’informatisation nous prépare.
</p><p>____
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> Nicolas Curien, « Que faut-il connaître, espérer et craindre de l’intelligence artificielle générative ? », <i>Variances</i>, 26 juin 2023.
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> Alan M. Turing, « Computing machinery and intelligence », <i>Mind</i>, n°59, 1950.
</p><p><sup><a href="#ref3" id="fn3">3</a></sup> Ray Kurzweil, <i>The Singularity is Near</i>, Penguin, 2005.
</p><p><sup><a href="#ref4" id="fn4">4</a></sup> « The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today » (Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », <i>IRE Transactions on Human Factors in Electronics</i>, mars 1960).
</p><p><sup><a href="#ref5" id="fn5">5</a></sup> Claude Rochet et Michel Volle, <i>L’intelligence iconomique</i>, de boeck, 2015.
</p><p><sup><a href="#ref6" id="fn6">6</a></sup> Nicolas Curien, op. cit.
</p><p><sup><a href="#ref7" id="fn7">7</a></sup> La Fontaine, « Le Héron », <i>Fables</i>, Livre VII.
</p><p><sup><a href="#ref8" id="fn8">8</a></sup> Étienne Gilson, <i>L’être et l’essence</i>, Vrin, 1949.
</p><p><sup><a href="#ref9" id="fn9">9</a></sup> Michel Volle, <i>Valeurs de la transition numérique : civilisation de la troisième révolution industrielle</i>, Institut de l’iconomie, 2018.
</p><p><sup><a href="#ref10" id="fn10">10</a></sup> Erik Brynjolfsson et Andrew MacAfee, <i>Race Against the Machine</i>, Digital Frontier Press, 2011.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-20381453830501712242023-06-16T11:11:00.006+02:002023-06-17T14:58:48.454+02:00Situation, action, entreprise<p><b>La situation</b>
</p><p>L’expérience la plus simple, la plus quotidienne, nous enseigne que le monde des êtres et des choses, l’Existant, est d’une complexité sans limite (« illimité » n’est pas identique à « infini » : une ligne droite est infinie mais la place qu’elle occupe dans l’espace est limitée). Comme le Dieu du Judaïsme, l’Existant est donc <i>inconnaissable</i> en ce sens que l’on ne peut pas en avoir une connaissance absolue mais seulement une connaissance partielle.
</p><p>Il suffit pour le comprendre de penser à l’un ou l’autre des objets de la vie quotidienne (une tasse de café, par exemple). Nous ne connaissons pas son passé (le lieu et le moment de sa production, l’origine des matières premières qu’elle a utilisées, l’identité des personnes qui l’ont produite et de celles qui en ont conçu le prototype), ni le fin détail de sa composition cristalline, moléculaire et ondulatoire, enfin nous ignorons naturellement son futur.
</p><p>Le fait est cependant que nous n’avons nul besoin d’une connaissance complète et absolue, mais seulement d’une connaissance <i>pratique</i> : nous en savons assez sur la tasse de café si nous pouvons la prendre par son anse, y verser du café et le boire. Cette connaissance pratique est <i>subjective</i>, puisque relative à nos besoins et notre action ; mais elle est aussi <i>objective</i> dans la mesure où elle répond <i>objectivement</i> à ces besoins et aux exigences pratiques de l’action.
</p><p>L’Existant ne nous présente à chaque instant qu’une facette, la <i>situation</i> dans laquelle nous nous trouvons. Cette situation comporte des limites, puisqu’elle n’est qu’une partie du monde. Mais à l’intérieur de cette limite elle est, tout comme le monde, d’une complexité illimitée : aucun des êtres et des objets qu’elle nous présente ne peut en effet être parfaitement et entièrement décrit ni compris.
</p><p>Notre situation est <i>historique</i> car elle est <i>hic et nunc</i> : nous la rencontrons <i>ici</i> et <i>maintenant</i>. Cependant « ici » se découpe dans l’espace, « maintenant » se découpe dans le temps, et nous avons (ou devrions avoir) conscience de l’un comme de l’autre.
</p><p>La situation est telle en effet que nous trouvons dans une ville mais savons (ou devrions savoir) qu’autour de la ville se trouve un espace qui n’est pas la ville et au-delà duquel se trouvent d’autres villes ; il en est de même de l’entreprise dans et pour laquelle nous travaillons, et aussi de notre profession dont les spécialités et compétences se découpent dans un espace logique et qualitatif autre que celui de la topographie.
</p><p>En outre les êtres et les choses que nous présente la situation sont saisis par notre perception de façon photographique, selon leur image instantanée. Mais cette image obéit à une cinématique qui la transforme et, plus profondément, à une dynamique qui est le ressort de cette transformation. L’entreprise dans laquelle vous travaillez maintenant est le résultat d’une histoire, sa dynamique la propulse vers son futur.
</p><p>Notre perception donne une image réduite au <i>maintenant</i> et à l’<i>ici</i> de la situation : il faut une réflexion pour compléter cette image en l’entourant d’une conscience de l’espace et du temps. Tandis que la conscience de l’espace est sans doute une évidence qui s’éteint rarement, il arrive souvent que la conscience du temps soit anesthésiée par le caractère répétitif d’une vie quotidienne que seuls troublent des événements très peu fréquents.
<span></span></p><a name='more'></a><p></p><p>Pendant des mois ou des années, la vie dans une entreprise présente en effet chaque jour la même situation : le même immeuble, le même ascenseur, le même bureau, les mêmes collègues, la même cantine, le même travail, etc. La hiérarchie des pouvoirs de décision paraît immuable ainsi que la définition des procédures de l’action professionnelle.
</p><p>La dynamique qui propulse cette entreprise est aussi lente et aussi puissante que celle de la tectonique des plaques : elle se manifeste par des événements comparables à un tremblement de terre ou une éruption volcanique. S’adapter à une innovation oblige à transformer les produits et les procédures, une révolution de palais bouscule la hiérarchie, les fusions et les absorptions ainsi que les initiatives de la concurrence modifient le positionnement de l’entreprise, enfin elle peut faire faillite et disparaître : les bureaux et les immeubles se vident alors comme un coquillage se vide après la mort d’un mollusque, s’offrant à héberger d’autres habitants.
</p><p>Le sol sur lequel on marche, la maison que l’on habite, donnent à notre vie quotidienne un appui et un abri familiers et stables. Il en est de même de l’organisation de l’entreprise, de la définition des pouvoirs légitimes et des procédures de l’action productive. Cette stabilité est tellement rassurante, tellement confortable, que certains s’affolent et se révoltent quand un historien leur présente comme en accéléré la cinématique de l’entreprise et fait apparaître la dynamique qui en est le ressort.
</p><p>Les stratèges qui orientent l’évolution de l’entreprise perçoivent cette dynamique dont ils sont les acteurs. Le salarié qui accède à une fonction stratégique découvre un tout nouveau point de vue : l’architecture des pouvoirs et procédures, qui semblait auparavant solide et figée comme les murs d’un immeuble, devient soudain aussi ductile et plastique que du béton liquide, capable de se mouler dans de nouvelles formes.
</p><p>L’action des stratèges est naturellement soumise à des contraintes sociologiques, juridiques, techniques, financières, etc. : ce sont celles de la situation, du « terrain » dont aucun stratège ne peut faire abstraction. Les contraintes sociologiques, par exemple, sont celles qui expriment le particularisme de spécialités et corporations soucieuses chacune de conquérir et garder autonomie, prestige et bonne rémunération.
</p><p><b>L’action</b>
</p><p>Il est possible de ne pas agir, de se borner à contempler la situation et, à travers elle, l’Existant. Mais nous avons chacun une « personnalité », porteuse des valeurs qui nous animent. Notre vie est donc un drame, δρᾶμα : celui de la rencontre, à chaque instant, entre la situation et nos valeurs, rencontre dans laquelle se déploie notre destin.
</p><p>Le mot « valeur » n’est pas à prendre ici avec une connotation positive car certaines valeurs sont perverses en ce sens qu’elles nient la nature humaine dont nous sommes tous également porteurs : les prédateurs, les destructeurs affirment et imposent des valeurs perverses.
</p><p>Le but de la vie d’un individu est, peut-on dire, de graver l’image de ses valeurs dans le monde<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup>. Le but d’une entreprise, personne sociale et collective, est d’accomplir une <i>mission</i>, expression particulière de la mission de l’Entreprise, « produire des choses utiles », qui se décline en autant de variantes qu’il existe de produits.
</p><p>La mission d’une institution est souvent trahie dans les faits : des militaires tournent leurs armes contre la nation pour s’emparer du pouvoir, des trahisons analogues sont commises par des magistrats, médecins, scientifiques, enseignants, etc. La mission de l’Entreprise est trahie par des prédateurs.
</p><p>Les trahisons n’enlèvent cependant rien à la mission, tout comme le fait qu’un métier soit pratiqué de travers n’enlève rien à sa nature, qui implique le respect des règles de l’art.
</p><p>À travers la personne, individu ou entreprise, les valeurs rencontrent la situation et cette rencontre fait apparaître des écarts entre la situation et les valeurs. Le constat d’un tel écart fait naître une <i>intention</i>. Cela se passe aussi bien à l’échelle minuscule de la vie quotidienne (« mes mains sont sales, il faut que je les lave ») qu’à l’échelle géopolitique (« la supériorité de notre pays n’est pas reconnue par les autres, c’est anormal et injuste : il nous faut les conquérir pour les assujettir »).
</p><p>Pour que l’intention puisse s’accomplir en une action il faut que la personne puisse manipuler des « leviers » dont elle anticipe le résultat, ce qui implique de postuler une causalité. Cela suppose que la situation soit représentée, dans la pensée de la personne, par un schéma, ou modèle, qui identifie les êtres que la situation présente, qualifie leurs attributs, et les lie par des relations de cause à effet. Ainsi l’action nécessite que la situation soit perçue à travers une <i>grille conceptuelle</i> qui alimente une <i>théorie</i>.
</p><p>Donnons un exemple pour éclairer cela. Pour pouvoir conduire votre voiture (action qui accomplit une intention) vous percevez la situation en ne conservant, parmi les images qui s’affichent sur votre rétine, que celles qui importent à la conduite (route, signaux, obstacles) et en faisant abstraction de celles qui pourraient vous distraire (physionomie des passants, détail des architectures et paysages, etc.). Vous connaissez en outre les effets que peuvent causer une action sur le volant, l’accélérateur et les freins. Vous possédez donc et la grille conceptuelle, et les relations de causalité qui composent ensemble la théorie de la conduite automobile.
</p><p>« Concept », « abstraction », « causalité », « théorie » : ces mots se rencontrent dès que l’on s’efforce d’éclairer comment on peut agir. Comme ils évoquent le cours de philo et l’amphi de l’université, ce sont des épouvantails que l’on répugne à utiliser mais il faut surmonter cette répugnance car ils désignent exactement ce dont nous avons besoin pour pouvoir penser l’action et élucider ses conditions.
</p><p>Toute action, qu’il s’agisse de la conduite automobile, de la cuisine, de la gestion d’une entreprise, de la direction d’une armée, etc. suppose 1) l’<i>intention</i> que fait naître la rencontre entre des valeurs et une situation, 2) la <i>théorie</i> (concepts, causalités) qui présente à l’intention les leviers sur lesquels agir pour modifier la situation.
</p><p>Les concepts ne seront pas pertinents si l’on plaque sur la situation une grille qui correspond à une autre situation ou à d’autres valeurs que celles dont on est porteur, par ailleurs les relations de causalité peuvent être illusoires et inopérantes : dans ces deux cas l’action sera erronée. L’action judicieuse, supposant la maîtrise pratique et familière de certaines théories, nécessite une formation confortée par l’expérience : celle du conducteur de voiture, du médecin, de l’ingénieur, du stratège, etc.
</p><p>La pensée qui s’appuie sur une grille conceptuelle et des hypothèses causales substitue à la complexité illimitée de la situation un petit nombre d’éléments, clairement identifiés, sur lesquelles l’action peut s’exercer : cette pensée est « rationnelle ». Mais la situation, nous l’avons dit, n’est qu’une facette du monde, de l’Existant. L’action conçue comme réponse à une situation, dans laquelle elle anticipe des effets, transforme à travers cette situation l’Existant lui-même et peut donc avoir des effets que la pensée rationnelle n’a pas anticipés.
</p><p>Il arrive ainsi que la prescription qu’un médecin a établi rationnellement, à partir du constat des symptômes et du diagnostic qu’il en infère, provoque dans le corps du patient des phénomènes qui n’ont pas pu être anticipés ; que les projets stratégiques les mieux ourdis échouent à cause d’un événement imprévu, météorologique ou autre, comme la tempête qui a protégé le Japon des envahisseurs mongols ; qu’un animal débouche soudain devant votre voiture et se précipite sous vos roues, etc.
</p><p>La rationalité de la théorie fournit à l’intellect une vue claire et simple de la situation et des moyens de l’action : elle est donc <i>efficace</i> mais sa simplicité ne saurait embrasser toute la complexité de la situation, et moins encore celle du monde, de l’Existant, dont cette situation est une facette.
</p><p>La vie de beaucoup de professionnels se déroule entièrement dans le cadre mental que fournit la théorie de leur profession : ils estiment qu’il suffit d’en appliquer les règles, et en effet le plus souvent cela suffit, mais il arrive que le monde se manifeste par des phénomènes que leur théorie ne comporte pas ou qui même sont absolument imprévisibles. Ils sont alors déconcertés au point de perdre toute confiance en eux-mêmes et de se trouver incapables d’agir.
</p><p>Si le métier des armes comporte des principes « dont on ne saurait s’écarter sans danger », comme le disait Jomini<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup>, et même si « leur application a été presque en tout temps couronnée de succès », il reste que « presque » n’est pas « toujours » et que l’action stratégique, même bien conçue, peut provoquer dans le monde des effets que le modèle conceptuel et causal de la situation ne pouvait pas anticiper.
</p><p>Il faut donc que l’action sache, tout en tirant parti de l’efficacité pratique de la rationalité, garder conscience du fait qu’il existe dans le monde des phénomènes que le modèle rationnel de la situation ne représente pas. L’action rationnelle peut donc avoir des effets imprévus : quand elle est enrichie par la conscience de ce fait, la pensée rationnelle devient la « <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2020/02/pensee-rationnelle-et-pensee-raisonnable.html" target="_blank">pensée raisonnable</a> » du stratège dont la vigilance périscopique, aux aguets des événements et signaux extérieurs à sa théorie, lui permet d’agir promptement et judicieusement comme le fait un conducteur qui évite souplement le sanglier surgi devant lui.
</p><p><b>L’entreprise</b>
</p><p>Une part non négligeable de l’action productive est le fait des individus : dans les professions libérales et artistiques, dans l’artisanat, dans les ménages aussi (où elle échappe à la comptabilité et à la statistique) avec l’entretien du domicile, la cuisine, les jardins potagers, etc.
</p><p>La coopération de plusieurs individus est cependant nécessaire à l’élaboration de certains produits : il est impossible pour un individu de produire une automobile, un téléviseur, une machine à laver, un ordinateur, ou encore l’un des services que rendent les grands systèmes d’un pays (armée, enseignement, justice, santé, etc.).
</p><p>Il faut qu’une <i>institution</i> soit créée pour que cette coopération puisse être instituée. Certaines institutions résultent d’une décision du pouvoir politique (législatif et exécutif) : ce sont les <i>institutions publiques</i>. D’autres résultent de l’initiative d’un entrepreneur : ce sont les <i>entreprises</i>.
</p><p>Dans la suite de ce texte, nous utiliserons par commodité le mot « entreprise » pour désigner toutes les institutions, supposant que le pouvoir politique agit dans son domaine en entrepreneur (dans une économie centralisée le domaine de l’État englobe l’ensemble du système productif, le Plan est le seul véritable entrepreneur, les unités de production forment une seule et gigantesque entreprise).
</p><p>Dans l’usage courant le mot « production » évoque une usine où des travailleurs élaborent un <i>bien</i>, produit physique ayant une masse et un volume, qui sera stocké dans un entrepôt en l’attente de sa commercialisation. La « production », ainsi conçue, est en fait la <i>reproduction</i> répétitive d’un modèle : produire des automobiles, des machines à laver, etc., c’est reproduire en nombre le prototype qui leur sert de modèle.
</p><p>Ce même usage distingue les produits et les services, ce qui implique que les services, n’étant pas des produits, ne résulteraient pas d’une action productive. Nous allons nous écarter de cet usage pour faire apparaître la réalité qu’il masque en la déguisant.
</p><p>L’élaboration du prototype occasionne un travail de conception et d’ingénierie qui définit, outre le bien lui-même, les équipements, logiciels, matières premières et produits intermédiaires nécessaires à sa fabrication, les méthodes et pièces détachées que demandera son entretien, les procédés qui assureront son recyclage à la fin de son cycle de vie, enfin l’organisation de l’usine et des compétences qu’emploie l’atelier ainsi que le processus qui enchaîne les étapes de la fabrication.
</p><p>Ce travail préparatoire à la reproduction du prototype forme un <i>capital</i>, un « travail stocké », auquel succédera le flux du « travail vivant » que nécessite la fabrication.
</p><p>Mais qu’est-ce au fond que « produire » ? La production ne s’achève assurément pas au moment où le bien est stocké dans un entrepôt, où il pourrait rester indéfiniment en l’attente d’une vente qui ne se réalise pas. La finalité du produit, c’est l’<i>utilité</i> qu’il aura pour le consommateur qui en disposera, et qui incite à l’acheter. Ce qui est véritablement <i>produit</i>, la <i>valeur</i> du produit, c’est son utilité et la satisfaction qu’elle procure<sup><a href="#fn3" id="ref3">3</a></sup>.
</p><p>(Nous utilisons ici le mot « consommateur » pour désigner indifféremment le consommateur proprement dit, dont l’action détruit le bien qu’il consomme, et l’<i>utilisateur</i> qui jouit, sans détruire un bien, de l’utilité du produit.)
</p><p>On aimerait pouvoir relier la valeur d’un produit à une caractéristique aussi facilement mesurable que le poids ou le volume d’un bien. Les classiques ont cru trouver cette mesure dans la quantité de travail que demande sa production mais cela les a confrontés à un paradoxe : l’élaboration des biens invendus qui restent indéfiniment dans un entrepôt a demandé du travail, et pourtant on hésite à leur assigner une valeur.
</p><p>L’utilité est immatérielle et subjective, car ce qui est utile à l’un ne l’est pas à un autre ; elle ne prend sa consistance que par l’opération statistique que décrit la théorie néo-classique et qui, accumulant les besoins individuels, résout la valeur de l’utilité dans le prix qui se constate lors de l'échange.
</p><p>Pour que cette utilité puisse être produite il faut inclure dans la production les étapes qui se succèdent avant que le produit puisse manifester son utilité entre les mains du consommateur : la logistique de la commercialisation, l’information du client, la négociation d’un financement, l’entretien du bien, son remplacement et son recyclage en fin de vie, etc.
</p><p>Ce qui est produit, c’est-à dire le produit lui-même, ne se réduit donc pas à un bien : tout produit suppose l’assemblage d’un bien et de services, certains produits étant de purs services. Il faut peser exactement chacun des mots que comporte la définition économique du mot « service » : « mise à disposition temporaire d’un bien ou d’une compétence ». Les services n’ont ni masse, ni volume ; ils n’ont donc pas l’évidence physique des biens, qui accapare l’attention à tel point que certains croient les services inutiles et parasitaires. Il en résulte des décisions erronées.
</p><p>____
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> Michel Volle, <a href="https://www.amazon.fr/Valeurs-transition-numérique-Civilisation-industrielle/dp/1982964154/" target="_blank"><i>Valeurs de la transition numérique</i></a>, Institut de l’iconomie, 2018.
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> Antoine Jomini, <i>Précis de l’art de la guerre</i>, 1838.
</p><p><sup><a href="#ref3" id="fn3">3</a></sup> Jean-Baptiste Say, <i>Traité d’économie politique</i>, 1803.</p>. Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-33568218062158344912023-06-14T12:09:00.002+02:002024-01-06T11:43:28.060+01:00Open source et iconomie<p>L’<i>iconomie</i>, c’est « le modèle d’une économie informatisée par hypothèse efficace ». Ce modèle se compare à celui de l’équilibre général qui décrit lui aussi une économie par hypothèse efficace, mais dans un monde antérieur à l’informatisation.
</p><p>Le modèle de l’équilibre général s'appuie sur l’hypothèse du <i>rendement d’échelle décroissant</i>, selon laquelle le coût unitaire de la production s’accroît lorsque le volume produit augmente. Or les produits de l’informatique ne respectent pas cette hypothèse (par exemple le coût de reproduction d’un logiciel est pratiquement nul), et il en est de même des autres produits selon la part qu'a l’informatique dans leur coût de production.
</p><p>Il en résulte, nous l’avons démontré, que l’économie informatisée n’obéit pas au régime de la concurrence parfaite qui est celui de l’équilibre général, mais au régime de la <i><a href="http://michelvolle.blogspot.com/2014/12/introduction-la-concurrence.html" target="_blank">concurrence monopolistique</a></i>.
</p><p>Qu’apporte l’open source sous un tel régime ? </p><p style="text-align: center;">* * <br /></p><p>L’économie de l’open source a confronté les économistes à un paradoxe que Lerner et Tirole ont levé en s’appuyant sur la théorie des incitations<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup> : les programmeurs ne sont pas rémunérés en argent, mais la réputation qu’apporte leur contribution leur attire le respect de leurs pairs et favorise leur carrière.
</p><p>Cela est vrai quel que soit le régime de l’économie mais l’open source apporte autre chose. Sous le régime de la concurrence monopolistique chaque produit se diversifie en variétés qualitativement différentes, destinées chacune à un segment de clientèle sur lequel elles ont un monopole. Cette diversification est active car la frontière des segments est bousculée par l’innovation de sorte que les monopoles sont temporaires : le téléphone mobile a ainsi été supplanté par le « <a href="https://en.wikipedia.org/wiki/Smartphone" target="_blank">smartphone</a> », et celui-ci s’est diversifié en variétés qui se font concurrence. </p><p><span></span></p><a name='more'></a><p></p><p>Le logiciel est (en schématisant) produit sous deux formes différentes : un code objet opaque et non modifiable, produit par des entreprises ; un code source lisible et ouvert aux modifications, produit par des individus.
</p><p>L’action productive prend dans les entreprises une forme organisée et soumise à une décision hiérarchique. Le logiciel ainsi produit atteint le degré de différenciation qui résulte de l’initiative des entreprises, de la façon dont elles perçoivent les besoins et les possibilités techniques. L’open source n’est donc pas absolument nécessaire pour que le régime de la concurrence monopolistique atteigne un équilibre.
</p><p>Mais il apporte à la différenciation un degré d’intensité supplémentaire. La perception des besoins et des possibilités, décentralisée jusqu’au niveau des individus, est en effet plus fine que celle que peuvent avoir des entreprises : beaucoup de logiciels open source ont été produits par un individu qui avait rencontré dans son activité une difficulté pratique et s’était appliqué à la surmonter, modifiant ainsi l’étendue des possibilités offertes à d’autres individus. </p><p>Il en résulte un autre équilibre, plus efficace, du régime de la concurrence monopolistique car accroître la différenciation, c’est répondre aux besoins d’une façon plus précise et donc accroître la satisfaction des utilisateurs. </p><p>L’open source contribue ainsi à l’efficacité de l’économie informatisée et donc à l’iconomie.
</p><p>____
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> Josh Lerner et Jean Tirole, « <a href="https://papers.ssrn.com/sol3/papers.cfm?abstract_id=214311" target="_blank">The simple economics of open source</a> », <i>NBFR</i>, mars 2000.</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-24096297572665562252023-06-11T20:06:00.006+02:002023-06-12T09:37:48.704+02:00Visite au Gosplan<p>J’ai participé en 1977 avec Anicet Le Pors, Roland Lantner et Jean-Claude Delaunay à une mission d’information sur l’économie soviétique. Un interprète, Nicolas Komine, nous a accompagnés partout.
</p><p>Nous avons été accueillis dans une salle de réunion du Gosplan par cinq messieurs aux cheveux blancs. Nous pouvions voir derrière eux, par la fenêtre, le drapeau rouge qui flottait sur le Kremlin.
</p><p>Voici ce que ces messieurs nous dirent :
</p><p>« Il y a deux façons d’organiser l’économie : la centralisation ou l’anarchie, et l’anarchie, nous n’en voulons pas chez nous. La centralisation est d'ailleurs efficace car nous apportons ses clients à chaque entreprise : ainsi elle n’a pas à faire de dépenses de publicité ».
</p><p>« C’est nous qui décidons le niveau des prix. Les automobiles sont vendues beaucoup plus cher que leur coût de production, cela nous permet de réduire le prix des tomates ».
</p><p>J’ai alors posé une question :
</p><p>« Considérons une usine de tracteurs. Supposons que les moteurs lui sont fournis par une autre entreprise, et que le directeur de l’usine constate que ces moteurs ont des défauts. Ce directeur peut-il choisir un autre fournisseur ? »
</p><p>« Non, répondirent-ils. Il doit nous faire un rapport et nous lui trouverons un fournisseur ».
</p><p>Le Pors, Lantner, Delaunay et moi étions catastrophés : comment une économie pourrait-elle fonctionner avec une organisation aussi bureaucratique qui, étant loin du terrain de chaque entreprise, ne peut pas en connaître les particularités, et dont les décisions seront de surcroît inévitablement lentes ?
</p><p>Alors que nous nous dirigions vers la sortie Komine murmura : « Que voulez-vous ! Depuis 1917 on a supprimé tous les entrepreneurs ici ».
<span></span></p><a name='more'></a><p></p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Marx et Engels ont cru nécessaire d’abattre le pouvoir de la bourgeoisie en instaurant la dictature du prolétariat. La propriété privée des moyens de production devait être supprimée, la production elle-même socialisée.
</p><p>En pratique cependant ce ne sont pas les prolétaires qui ont gouverné l’économie soviétique, mais une bureaucratie centralisée. Pouvait-elle être plus efficace que la « bourgeoisie », que la « propriété privée des moyens de production », que le « capitalisme » ?
</p><p>Dans le régime « capitaliste » on prétend que l’entreprise a pour but de « maximiser le profit », mais son véritable but est de conforter sa pérennité en regard de laquelle le profit n’est qu’un instrument.
</p><p>La consigne « maximiser le profit » d’ailleurs incite à prendre des décisions qui, certes, peuvent le « maximiser » dans l’immédiat mais compromettent la pérennité de l’entreprise : faire des « économies » en cessant par exemple de faire de la recherche ou de former les salariés, c’est engager l’entreprise dans la voie du déclin.
</p><p>Que se passe-t-il dans la tête de l’entrepreneur, ce « bourgeois » qui crée, anime et dirige une entreprise ? Il doit définir le produit, obtenir des ressources financières, choisir les investissements qui formeront son « capital fixe », organiser la production et la commercialisation, recruter ou former des personnes compétentes : le tout dans un contexte évolutif car les techniques changent ainsi que les besoins des clients, la réglementation et la concurrence.
</p><p>Dans la durée l’entrepreneur doit rester vigilant pour répondre aux incidents et changements qu’apportent la dynamique de l’histoire : cela nécessite qu’il ait une présence attentive sur le terrain, au plus près des techniques et des êtres humains, cela nécessite aussi qu’il puisse prendre les décisions qui orientent l’entreprise.
</p><p>Certains grands projets, lancés à l’initiative du pouvoir politique, demandent une coordination des entreprises qui y participent et donc une forme de centralisation : encore faut-il que le coordinateur soit capable d’entendre et comprendre ce que disent les ingénieurs qui signalent les obstacles que la nature des choses oppose à l’action productive, et de prendre des décisions raisonnables. C’est ainsi que Beria a su diriger la construction de la première bombe atomique de l’URSS<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup>.
</p><p>Dans de nombreux domaines, cependant, la centralisation des décisions ne peut pas être efficace. Pensons par exemple aux activités qui entourent le marché de Rungis. En amont, des agriculteurs, des éleveurs, des coopératives, des transporteurs ; au centre, des négociants experts dans diverses spécialités ; en aval, des grossistes, des grandes surfaces, des entrepôts, des transporteurs, puis des détaillants (fleuristes, boulangers, épiciers, bouchers, charcutiers, restaurateurs, etc.), enfin des consommateurs.
</p><p>La complexité du réseau des relations (contractuelles ou non) entre ces milliers d’acteurs, ainsi que de la chorégraphie de leurs actions, est le résultat de millions d’initiatives et de décisions quotidiennes que la « recherche du profit » ne suffit pas à expliquer : il y faut des savoir-faire, des fiertés professionnelles, une connaissance fine des produits, une compréhension des besoins des consommateurs, bref l’« amour du métier » que les cyniques croient ridicule alors qu’il est l’âme du commerce et de nombre de relations humaines.
</p><p>Le Gosplan ne pouvait pas organiser de façon raisonnable le commerce de détail : les magasins étant alimentés par à-coups, les consommateurs s’y précipitaient en foule lorsque l’arrivée d’un produit était annoncée. La « bourgeoisie » et le « capitalisme » ont procuré aux populations un bien-être matériel supérieur à celui que pouvaient leur apporter la « dictature du prolétariat » et la « propriété collective des moyens de production ».
</p><p>La population s’est massivement embourgeoisée, mais la plupart des bourgeois que nous sommes sont honteux de l’être. Il en résulte un mensonge et une torsion intimes qui poussent de nombreuses personnes, alors qu’elles sont aussi « bourgeoises » que quiconque, à être en parole sinon en acte des adversaires résolus de la bourgeoisie, du capital, des entreprises, de la croissance économique, et à rêver élégamment d’une « dictature du prolétariat ».
</p><p>Il est vrai qu’il ne se trouve pas plus d’entrepreneurs, parmi les dirigeants de nos entreprises, que de véritables stratèges parmi nos généraux : le fait est que certains dirigeants sont des potiches trop bien rémunérées. </p><p>Mais s’il n’existait aucun entrepreneur en France l’économie serait massivement inefficace, comme dans certains autres pays.
</p><p>______
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup>Pavel Soudoplatov, <a href="https://www.amazon.fr/Missions-spéciales-maître-espion-soviétique-Soudoplatov/dp/2020218453/" target="_blank"><i>Missions spéciales</i></a>, Seuil, 1994.</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-71681638660684448792023-05-13T16:42:00.001+02:002023-05-14T07:26:00.030+02:00La doctrine russe de la guerre<p>À la p. 367 du livre de Dimitri Minic intitulé <a href="https://www.amazon.fr/Pensée-culture-stratégiques-russes-contournement/dp/2735129152/" target="_blank"><i>Pensée et culture stratégiques russes</i></a> se trouve une citation qui éclaire utilement la situation présente.
</p><p>On y trouve par exemple ce paragraphe : « une opposition est formée, exerçant une pression sur les autorités, critiquant les méthodes de gouvernance de l’État, convainquant la population du pays de l’illégitimité des dirigeants, de leur corruption et de l’inefficacité de leur gestion de l’économie. »
</p><p>Lorsqu’un texte est intéressant, il faut aller à la source. La voici : Сержантов А.В., Смоловый А.В., Долгополов А.В. Трансформация содержания войны: от прошлого к настоящему — технологии «гибридных войн», <a href="https://vm.ric.mil.ru/upload/site178/MAqTM7pX1O.pdf" target="_blank">Военная Мысль, 2021, n° 2</a>.
</p><p>Je publie ci-dessous une traduction de cet article. Il décrit la doctrine de l’armée russe que Dimitri Minic a analysée. Cette doctrine accorde une place très importante à la « guerre de l’information », supposée affaiblir le pays cible à tel point qu’il sera facile de le conquérir sans même éventuellement devoir utiliser la force des armes.</p><p>En lisant ce texte on pense à la guerre qui se déroule en Ukraine : les Russes ont cru avoir suffisamment affaibli ce pays avec les banderilles de la guerre de l’information, et pouvoir l’achever d’une estocade. Cela n’a pas été le cas.
</p><p>Ces banderilles, la Russie les plante dans les pays dont elle veut affaiblir les institutions afin d’y créer un désarroi et des désordres propices à ses ambitions. La lecture de cet article aide à percer à jour l’attitude des partis, syndicats, hommes politiques, journalistes et influenceurs français qu’elle a séduits ou achetés.<span></span></p><a name='more'></a><p></p>
<center>* *</center>
<p><b>Transformation du contenu de la guerre : du passé au présent, la technologie des guerres « hybrides »</b>
</p><p>Général de division A.V. Serjantov, Général de division A.V. Smolovy, Colonel A.V. Dolgopolov.
</p><p>Février 2021
</p><p>Les guerres, qui sont une continuation de la politique des États, étaient presque toujours menées selon des "lois de la guerre" spéciales, spécialement préparées par l'organisation de l'État - l'armée. Une analyse de la situation internationale qui s'est développée ces dernières années a montré que les conflits militaires survenant dans le monde sont fondamentalement différents des guerres de type classique. Les conflits d'un type nouveau n'ont pas la qualité de l'unité d'une force organisée traditionnellement représentée par l'État. Ils manifestent le début organisé des actions des structures non étatiques, l'utilisation de méthodes de confrontation non militaires à côté des méthodes militaires traditionnelles.
</p><p>Ainsi, il y a eu une transformation progressive du contenu des conflits militaires, qui consiste en l'émergence d'un nouveau phénomène dans la résolution des contradictions interétatiques sous la forme d'une combinaison de modes d'action énergiques et non énergiques, indirects et asymétriques, ainsi que l'implication active dans la mise en œuvre de divers modes de résolution des conflits d'entités non étatiques utilisant un large éventail de modes d'action, y compris terroristes.
</p><p>Cette combinaison de méthodes « traditionnelles » et « hybrides » est un trait caractéristique de tous les conflits armés modernes. Dans le même temps, l'hybridité de la confrontation en termes d'utilisation intégrée des forces régulières avec des forces irrégulières est connue depuis longtemps. Et, en principe, il n'y a rien de nouveau là-dedans.
</p><p>Lorsque Napoléon a commencé une guerre avec la Russie en 1812 et est entré sur son territoire, il a été confronté à une stratégie de guerre très étrange : une partie de l'armée russe (y compris les hussards Slobozhansky) s'est dispersée à travers les forêts et s'est engagée dans la partisanerie. Les Français avaient déjà traité avec les rebelles espagnols et prussiens auparavant, mais pour que les régiments réguliers entrent en partisans, qui, de l'avis de la partie française, a utilisé des «tactiques malhonnêtes de voleurs»? Ensuite, c'était inhabituel, scandaleux, mais déjà en 1827, de telles méthodes étaient incluses dans l'instruction militaire de l'armée russe dans le cadre de la stratégie de guerre obligatoire, qui devait être menée non seulement sur le champ de bataille au sens habituel.
</p><p></p><p>Sans aucun doute, l'expérience des actions conjointes des partisans et des formations militaires de l'Armée rouge pendant la Grande Guerre patriotique (1941-1945) est révélatrice.
</p><p>L'un des moyens d'influencer l'ennemi était l'influence de la propagande, qui peut être considérée comme un prototype des actions d'information modernes.
</p><p>Ainsi, même dans les guerres du XVIIIe siècle, Frédéric le Grand, parallèlement à la conduite des opérations militaires proprement dites, a préféré la fabrication de faux documents qui lui permettaient de profiter de toutes les préférences nationales et religieuses. Il instruit ainsi ses généraux: "... Il faut décrire l'ennemi sous la forme la plus inesthétique et l'accuser de toutes sortes de plans contre le pays."
</p><p>Pendant la guerre pour l'hégémonie allemande en 1866 contre l'Autriche-Hongrie, Bismarck a dirigé tous ses efforts pour infliger un coup politique puissant à l'État autrichien de l'intérieur. Il a choisi le mouvement de libération nationale hongrois comme moyen pour cela. Des cadres éminents de la Hongrie (le général révolutionnaire hongrois Klapka) ont été invités à des postes élevés dans l'armée prussienne, les prisonniers hongrois ont reçu certaines préférences (la préférence a été donnée au maintien dans des camps et des travaux de terrassement, ils ont été libérés du camp avec le consentement de servir dans l'armée prussienne...). Dans le même temps, Bismarck a soutenu l'organisation d'un soulèvement armé en Hongrie avec de l'argent et des armes, la presse prussienne a publié des données fabriquées sur les pages des journaux sur une augmentation exorbitante de la composition des troupes autrichiennes en Bohême à la frontière avec la Prusse, l'accusant de préparatifs secrets d'agression.
</p><p>Ainsi, l'utilisation de méthodes non conventionnelles pour influencer l'ennemi, en combinaison avec les actions de la force militaire, a été utilisée à un degré ou à un autre dans presque toutes les guerres. Cependant, leur manifestation était fragmentaire et n'a pas eu d'impact significatif sur le contenu des opérations militaires, ce qui est la différence fondamentale avec les approches modernes de la guerre.
</p><p>Quelle est la nouveauté de cette approche de la guerre ?
</p><p><b>D'abord</b>, dans l'expansion des acteurs de la guerre. Dans les guerres classiques, les principaux et seuls acteurs de la guerre sont les États souverains, puisque les guerres sont basées sur des conflits d'intérêts d'États en dehors de leurs frontières. Jusqu'à récemment, seuls les États pouvaient maintenir une armée régulière, identifier l'ennemi, déclarer la guerre, mobiliser et faire la paix. Les conflits militaires d'un nouveau type n'ont pas la qualité d'une force organisée unique - ils impliquent une grande variété d'acteurs non associés à l'État - l'opposition protestataire, les groupes paramilitaires non associés à l'armée régulière, les gangs, les sociétés militaires privées, les mercenaires et d'autres.
</p><p>L'émergence de nouveaux acteurs détermine également la nouveauté de leurs stratégies de guerre, visant principalement à prolonger l'affrontement, à infliger des dommages à l'ennemi dans la sphère des mœurs ou de l'opinion publique, à le démoraliser et à rendre la poursuite du conflit insupportable.
</p><p><b>Deuxièmement</b>, dans la capture active des soi-disant «espaces incontrôlés» et leur utilisation comme bases pour exercer toutes sortes d'influence sur l'ennemi, principalement dans le but de former un front interne d'instabilité et une opposition armée et radicale.
</p><p>L'espace incontrôlé est compris comme l'espace physique (terre, mer, sphère aérienne), dans lequel, avec la faiblesse de l'État ou l'absence totale de son influence, un vide d'ordre social se crée, conduisant à la disparition du monopole sur le recours à la violence organisée.
</p><p>Dans de tels territoires, des acteurs non étatiques, comme l’État islamique, organisent des activités contraires à l’État, et deviennent sources d'affrontements, de troubles (intertribaux, ethniques, religieux), évoluant progressivement vers de graves conflits, et finalement vers guerres.
</p><p><b>Troisièmement</b>, dans la formation d'alliances à court terme d'acteurs étatiques et non étatiques afin d'atteindre des objectifs momentanés. Une caractéristique de ce type d'alliances est leur nature dynamique, car la nécessité de conclure une alliance et sa durée sont déterminées par la nature de l'objectif opérationnel prévu, une fois atteint, l'alliance peut être annulée ou déjà conclue avec un représentant de l'opposé. côté.
</p><p>Les guerres de type classique se caractérisent par un type d'alliances assez stables, qui, en règle générale, ont été conclues entre États au niveau officiel. Ainsi, lors de la Première Guerre mondiale, il y avait deux alliances opposées au niveau de l'État : la Triple Alliance et l'Entente.
</p><p>Une caractéristique du nouveau type de guerres est la conclusion d'alliances à court terme entre l'État et les structures non étatiques, avec lesquelles la coopération est mutuellement bénéfique. Les acteurs non étatiques peuvent faire des choses que l'État ne peut pas faire. La transparence des alliances de ce type est, en règle générale, indéfinie, cachée et souvent formellement niée au niveau de l'État. Dans ce cas, l'État transfère tout le gros du travail sur les épaules de formations non étatiques, tout en cachant son implication dans la guerre. Les troupes régulières sont principalement utilisées pour démontrer leur force et leur détermination à l'utiliser. Avec le soutien des structures étatiques, des militants et des groupes ethniques radicaux s'infiltrent secrètement dans l'espace adjacent pour mener à bien un certain nombre de tâches militaires.
</p><p>De telles alliances remettent en question la catégorisation traditionnelle des conflits militaires, brouillent la responsabilité des États dans l'utilisation de la force militaire et sapent les mécanismes de dissuasion des acteurs non étatiques de l'action militaire.
</p><p><b>Quatrièmement</b>, en changeant les "espaces de travail" de la guerre, ce qui, à son tour, conduit à un changement dans l'objet d'application des efforts de guerre.
</p><p>Dans le cadre de la guerre classique, les sphères physiques étaient l'espace traditionnel de sa conduite. Dans les guerres d'un nouveau type, la sphère de l'information devient le principal espace de travail de la guerre, et la conscience de la société, sa mentalité, devient l'objet d'application des efforts. Ce n'est pas un hasard si l'une des interprétations du concept de guerre hybride la définit comme des combats entre la population à l'intérieur de la zone de conflit, entre la population de la zone arrière et entre la population de la communauté mondiale.
</p><p>C'est le système d'actions ciblées dans ce domaine qui permet de reformater la conscience de masse, de déformer l'histoire mondiale et la culture nationale et de créer une «cinquième colonne». En conséquence, même si l'armée régulière d'un tel État conserve une stabilité morale et psychologique et une puissance de combat, mais perd le soutien de la population et des autorités de l'État, elle sera vouée à la défaite.
</p><p>Une conséquence inconditionnelle de l'émergence d'un nouvel espace est une dérogation aux règles acceptées de la guerre. Si l'État est obligé par la loi de suivre un certain nombre de documents qui définissent le droit de la guerre, comme, par exemple, les Conventions de Genève et de La Haye, alors les acteurs non étatiques n'adhèrent pas à ces normes. Oui, et les acteurs étatiques, comme les États-Unis, s'éloignent de plus en plus des normes acceptées, motivant leurs actions par l'émergence de nouveaux types de menaces qui étaient absentes auparavant, et, par conséquent, par la nécessité de nouvelles méthodes pour les neutraliser qui ne relèvent pas de la définition de ces lois. Un trait distinctif des guerres hybrides à cet égard est le mépris de toutes les normes de moralité, l'utilisation des technologies sociales les plus sales, y compris la propagation de rumeurs, la déformation des faits, la falsification de l'histoire - tout ce qui affecte le plus activement le esprit humain.
</p><p>Un espace tout aussi important pour un nouveau type de guerre est la sphère politique et économique. Ce sont des actions dans ces domaines qui permettent d'orienter la politique de la partie adverse vers une impasse stratégique, d'épuiser l'économie de l'objet d'agression avec des programmes inefficaces et insupportables, à la suite desquels une atmosphère de chaos politique intérieur est développement dans le pays, entraînant une diminution de son statut politique et de sa puissance économique, et donc militaire.
</p><p>L'augmentation de la priorité des nouveaux espaces de guerre par rapport aux espaces classiques a entraîné un changement significatif dans l'approche du choix des objets d'application des efforts de guerre - des forces armées propres à l'administration de l'État et à la population et, par conséquent, le développement de concepts ou de stratégies appropriés pour mener des opérations militaires.
</p><p><b>Cinquièmement</b>, en changeant les priorités des types de confrontation dans la guerre.
</p><p>Si auparavant l'accent principal de la guerre était mis sur l'utilisation des forces armées régulières et, par conséquent, sur les méthodes de la force militaire pour la mener, les autres types d'affrontement étaient secondaires, maintenant il est de plus en plus évident que le rôle et l'importance des méthodes de confrontation, qui consistent à recourir à la guérilla, au sabotage, ainsi qu'à des actions non militaires (d'information, économiques et autres).
</p><p>Pour preuve, considérons les actions du Hezbollah lors de la guerre du Liban en 2006. Pendant le conflit, le Hezbollah a pratiquement neutralisé les efforts de l'armée israélienne avec la guérilla en utilisant des positions cachées et des tunnels souterrains (similaires aux actions du Viet Cong). De telles actions n'ont pas permis à l'armée israélienne de réaliser ses atouts - la présence de forces terrestres et aériennes modernes et prêtes au combat.
</p><p>Sans aucun doute, il est important d'accroître la priorité des méthodes d'information de la confrontation, en particulier leur impact sur la population et le personnel des forces armées. L'utilisation de telles méthodes permet de changer la mentalité de la société, l'attitude envers l'ennemi, le présentant sous le bon jour, l'attitude envers son propre leadership, sapant ou renforçant son autorité.
</p><p>Le conflit libanais de 2006 est également un exemple d'actions organisées réussies des hackers du Hezbollah dans le domaine de l'information. Ils ont piraté les communications israéliennes et les téléphones portables du personnel militaire, ont reçu de nouvelles informations sur l'ennemi et ont également mené une vaste campagne de propagande dans le monde.
</p><p>La modification des priorités des sphères d'affrontement repose sur l'émergence de moyens fondamentalement nouveaux d'influencer les participants à l'affrontement. Par exemple, l'émergence d'un moyen d'influence comme Internet a conduit à son utilisation généralisée dans le domaine de l'information pour la formation de la conscience d'une personne, de sa mentalité et de ses opinions sur certains événements dans le monde. Cela a déterminé la croissance spasmodique de la priorité de la sphère de l'information dans la confrontation moderne.
</p><p>En outre, l'approche de l'utilisation des méthodes de la force militaire dans l'utilisation ouverte de la force militaire est également en train de changer. De plus en plus, les forces armées sont utilisées sous couvert d'opérations de maintien de la paix, de gestion de crises et d'opérations humanitaires.
</p><p><b>Sixièmement</b>, en changeant l'ordre d'utilisation des divers moyens d'affrontement selon les étapes de la guerre. Auparavant, les méthodes de la force militaire étaient utilisées massivement dès le début de la guerre et étaient appliquées à toutes ses étapes jusqu'à son achèvement. Dans les guerres modernes, cependant, il est évident que les efforts d'utilisation massive des moyens de lutte armée sont transférés à leur phase finale afin de consolider finalement le succès dans un conflit. Au début, l'accent est davantage mis sur l'utilisation de moyens non militaires, leur efficacité étant renforcée par des actions militaires ponctuelles.
</p><p>Cette tendance est confirmée par les événements survenus en Libye en 2011. Mouammar Kadhafi était trop lent pour apprécier le danger de méthodes de confrontation non militaires mises en œuvre contre la Libye et contre lui en tant que chef de l'État. Il s'agissait de discours antigouvernementaux apparemment disparates et de propagande menée contre son régime dans les médias, y compris sur Internet. Jugeant faible la probabilité d’une agression militaire contre la Libye, M. Kadhafi a perdu du temps et lorsque l'opinion publique internationale s'est formée sur l'illégitimité de son régime, un flux d'armes et d'experts militaires d'autres États a commencé à affluer dans le pays. L'opposition est passée en douceur d'un chaos contrôlé de protestations dispersées à la lutte armée, utilisant des détachements préformés de militants et de citoyens radicaux, soutenus par les frappes aériennes de l'OTAN et les actions des groupes de sabotage. Cela s'est naturellement soldé par un changement de pouvoir dans le pays.
</p><p><b>Septièmement</b>, en changeant le modèle spatio-temporel de la guerre. L'utilisation de méthodes hybrides d'affrontement conduit à brouiller les frontières des étapes de la guerre. Par exemple, il n'y a pas d'étape initiale clairement marquée, comme dans le cas de l'utilisation des moyens de lutte armée. La confrontation entre États dans l'intérêt de la réalisation d'objectifs politiques commence bien avant l'utilisation des moyens de lutte armée par l'utilisation de méthodes de lutte économiques, informationnelles, diplomatiques et autres, mises en œuvre sous des prétextes quelconques. Cette région spatio-temporelle, définie « comme n'étant plus la paix, mais pas encore la guerre », était appelée la « zone grise ».
</p><p>Par exemple, la phase militaire proprement dite de l'opération Allied Force a commencé en mars 1999. Mais en 1991, sous les auspices des États-Unis, un mouvement séparatiste s'est délibérément intensifié dans la province du Kosovo ; en 1992, bien avant l'utilisation des moyens de lutte armée, sous prétexte de couper l'aide aux Serbes de Bosnie, des sanctions économiques ont été imposées à la RFY, un blocus naval a été annoncé et l'espace aérien au-dessus de la Bosnie-Herzégovine a été fermé.
</p><p>Depuis le milieu des années 1990, les pays occidentaux soutiennent ouvertement les séparatistes, créent des groupes armés illégaux et les unissent au sein de l'Armée de libération du Kosovo (UCK).
</p><p>Au fil du temps, ces actions ont été soutenues par une vaste campagne d'information et de psychologie, menée avec une intensité et une agressivité sans cesse croissantes et atteignant son paroxysme au début de la phase militaire du conflit en 1999.
</p><p>De la même manière, dans les nouveaux types de guerres, la frontière qui détermine le moment de la fin de la guerre est floue. Dans les guerres de type classique, la fin de la guerre était déterminée par l'achèvement de la phase aiguë de l'utilisation des moyens de lutte armée et la signature des actes législatifs pertinents. Dans la guerre moderne, la fin de la confrontation armée n'est pas le moment déterminant de la fin de la guerre, car à l'avenir, d'autres types de confrontation non seulement ne s'arrêtent pas, mais s'aggravent encore. Ces circonstances conduisent à la transformation de la structure de la guerre.
</p><p>Aujourd'hui, les théoriciens militaires modernes envisagent une structure et une séquence fondamentalement différentes de résolution des problèmes dans une nouvelle guerre ("hybride"). Il y a huit phases dans la structure de la guerre, au cours desquelles non seulement le contenu, mais aussi l'idéologie même de sa conduite changent de manière significative.
</p><p>La <i>première phase</i> est la préparation des conditions favorables au début de l'agression. Des méthodes économiques, psychologiques, idéologiques et diplomatiques sont utilisées pour préparer le terrain à l'intervention. Une opposition se forme qui fait pression sur les autorités, critique les modes de gouvernement de l'État et convainc la population du pays de l'illégitimité des dirigeants, de la corruption et des méthodes inefficaces de gestion de l'économie.
</p><p>La <i>deuxième phase</i> est la tromperie et la désinformation des dirigeants politiques et de la population de l'État soumis à l'agression, en utilisant des méthodes d'information de confrontation.
</p><p>La <i>troisième phase</i> est l'intimidation et la corruption de hauts fonctionnaires de l'administration, de l'armée, qui déterminent largement la politique de l'État, ainsi que de l'élite oligarchique, dont les affaires dépendent de la disposition de l'État agresseur à leur égard.
</p><p>La <i>quatrième phase</i> est la déstabilisation de la situation sociale dans le pays par des activités subversives (sabotage). Pour accomplir ces tâches, des structures armées sont formées à partir de la partie radicale de la population. La saisie d'institutions publiques et privées, des représailles physiques contre des politiciens et des hommes d'affaires indésirables sont en cours.
</p><p>Ces phases initiales reposent sur des actions non militaires pour mener à bien un coup d'État déguisé en révolte populaire et démanteler le régime politique. Les technologies des soi-disant «révolutions de couleur» garantissent la réalisation d'objectifs politiques sans recours à la force militaire et constituent la première étape d'une guerre «hybride». Si l'objectif de la phase non militaire n'est pas atteint, la «révolution de couleur» se transformera en une guerre utilisant les moyens de la lutte armée.
</p><p>La <i>cinquième phase</i> est la mise en place d'un blocus (air, mer et terre) qui limite la réception d'appuis extérieurs, l'appel de l'opposition à la direction de l’État adverse lui demandant une aide en vue de la stabilisation de la situation, l’introduction d'un contingent de forces de maintien de la paix sous les auspices de l'État adverse, le recours généralisé à des sociétés militaires privées en interaction étroite avec les groupes armés d'opposition.
</p><p>La <i>sixième phase</i> est le début des hostilités, menées en livrant des frappes ponctuelles sur des cibles clés ou critiques, ce qui conduit à la désorganisation finale de l'administration étatique et militaire et à la déstabilisation de la situation sociale.
</p><p>La <i>septième phase</i> est une invasion à grande échelle avec l'utilisation de forces militaires (si nécessaire).
</p><p>La <i>huitième phase</i> est la liquidation systématique des points de résistance restants et la mise en place d'un nouveau gouvernement fidèle à l’État adverse.
</p><p>En résumé, notons que de plus en plus la guerre dans son sens traditionnel devient seulement une partie intégrante ou une étape d'une guerre d'un niveau supérieur - une guerre d'un nouveau type.
</p><p>Mis en œuvre par un certain nombre d'États, principalement les États-Unis, les concepts de telles guerres sont basés sur un seul axiome : l'absence de règles de la guerre. Leur caractéristique est l'utilisation plus active de structures non étatiques et non étatiques pour atteindre les objectifs des conflits, le mépris de toutes les normes de moralité, l'utilisation de diverses technologies sociales y compris la propagation de rumeurs, la déformation des faits, la falsification de l'histoire - tout ce qui affecte le plus activement la conscience humaine.
</p><p>Désormais, la guerre ne vise pas à vaincre les forces armées ennemies et à s'emparer ou à détenir des territoires, mais à contrôler l'espace - économique, idéologique, mental – et à maintenir un état de chaos et de conflit continu au sein de la société. Dans une guerre "hybride", il n'y a pas de frontières - ni morales ni spatiales. Cela affecte de manière significative la sécurité mondiale, augmente les risques et les menaces pour la stabilité de notre État et nécessite la recherche et le développement de concepts de contre-action appropriés, basés sur la règle du boomerang : un changement diamétral du vecteur de menaces de l’État qui est à l’origine de leur formation.</p><p></p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-78068179929287249992023-04-18T16:41:00.002+02:002023-04-18T16:42:04.205+02:00La nature hybride du système d'information<p>La domestication du cheval a fait naître le personnage du cavalier, être hybride, ou encore celui du chevalier, cavalier expert dans le maniement de ses armes<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup>.
</p><p>Le couple que forme l’être humain avec son « ordinateur » fait lui aussi émerger un être hybride, le « cerveau d’œuvre » qui résulte de la symbiose de l’informatique avec un être humain<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup>. L’informatisation d’une société, d’une institution ou d’une entreprise réalise une autre symbiose : celle de l’informatique avec une organisation ayant une histoire, des valeurs, sa sociologie intime et un comportement collectif. Comme toute symbiose, cette dernière fait émerger un être nouveau : le <i>système d’information</i>.
</p><p>L’intelligence humaine qui a été stockée dans les processeurs, mémoires, logiciels et réseaux, rencontre dans le système d’information une intelligence humaine vivante, active mais emmaillotée dans la sociologie de l’organisation. La complexité de cette hybridation ne peut être surmontée que par une technique particulière, qui ajoute aux techniques de l’informatique des exigences analogues à celles du métier des armes ou de la diplomatie, arts confrontés tous deux aux aléas et incertitudes des comportements.
</p><p>Ces aléas et ces incertitudes n’empêchent pas qu’il existe, pour répondre à ces exigences, des <i>principes</i> qui certes ne suffisent pas à garantir le succès, mais dont on ne saurait s’écarter sans courir à l’échec. On pourrait croire qu’une intuition éclairée par le bon sens puisse suffire pour posséder et appliquer ces principes, mais la décision risque d’errer – et, en fait, errera fatalement – si elle n’est pas guidée par un intellect qu’ont armé l’expérience et la réflexion.
</p><p>On rencontre parfois, trop rarement, des entreprises admirablement informatisées – Amazon, Décathlon, etc. Elles ont été organisées, elles sont animées par des <i>entrepreneurs</i> : lorsqu’on s’enquiert auprès des salariés des raisons d’une telle réussite, ils répondent invariablement « le patron s’est impliqué personnellement ». C’est en effet nécessaire pour que l’entreprise puisse surmonter les obstacles que les habitudes et la sociologie des pouvoirs opposent toujours à l’informatisation.
</p><p>La construction et le fonctionnement d’un système d’information obéit à quelques ingénieries dont chacune apporte son lot de principes et que l’on peut délimiter ainsi : l'ingénierie sémantique définit le <i>langage</i> de l’entreprise avec l'administration des données et les référentiels ; l'ingénierie des processus structure l'<i>action productive</i> avec la pensée procédurale et la modélisation ; l'ingénierie du <i>contrôle</i> éclaire le pilotage avec les indicateurs et tableaux de bord ; l'ingénierie d'<i>affaires</i> éclaire l'orientation stratégique et le positionnement de l'entreprise en interprétant les données que procurent le système d’information et l’observation du monde extérieur.
</p><p>L'ingénierie du système d’information ne se confond donc pas avec l'ingénierie de l'informatique qui, avec l'architecture des logiciels et le dimensionnement des ressources, fournit sa plate-forme physique et logique à l'informatisation : l'informatique et l'informatisation sont dans un rapport dialectique analogue à celui qui existe entre la construction navale et la navigation.
</p><p>Cette dialectique est cependant masquée par la simplicité illusoire de la vie quotidienne :
</p><p>– les personnes, équipées à leur domicile d’un ordinateur et d’un réseau WiFi, accompagnées par un smartphone qui leur procure un accès permanent à la ressource informatique, peuvent croire celle-ci banale et « naturelle » ;
</p><p>– les salariés, dont l’activité passe par l’interface qui les relie au système d’information, ignorent la complexité de son architecture et s’irritent de ses éventuels défauts ;
</p><p>– parmi les dirigeants, rares sont ceux qui possèdent une <i>intuition exacte</i> de ses exigences et de ses apports ;
</p><p>– de grands informaticiens, fascinés et passionnés par leurs techniques, ne s’intéressent pas aux systèmes d’information dont la nature hybride les contrarie ;
</p><p>– l’enseignement de l’informatique ignore souvent les systèmes d’information et n’explique donc pas aux étudiants <i>à quoi sert l’informatique</i> ;
</p><p>– des méthodes pompeusement nommées « méthodologies » proposent des garde-fous, mais ils ne peuvent être respectés que par des personnes conscientes de leur raison d’être ;
</p><p>– alors que la qualité des systèmes d’information est cruciale pour l’efficacité des services publics comme pour la compétitivité des entreprises, elle ne figure pas parmi les priorités de l’État.
</p><p>Il résulte de cette situation une surprenante abondance d’erreurs dans la démarche de l’informatisation et dans l’ingénierie des systèmes d’information. Le bon sens devrait suffire, semble-t-il, pour s’en prémunir et les corriger quand elles se révèlent. Il n’en est rien : il faut donc connaître et expérimenter les <i>principes techniques propres à l’informatisation</i>.
</p><p>La série « <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2010/07/lingenierie-du-systeme-dinformation.html" target="_blank">ingénierie du système d’information</a> » en contient une description schématique.
</p><p>____
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> Marc Bloch, <i>La société féodale</i>, Albin Michel 1939.
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> « The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today » (Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », <i>IRE Transactions on Human Factors in Electronics</i>, mars 1960).Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-22015870380914537192023-04-15T10:49:00.003+02:002023-04-18T19:11:50.325+02:00Prévisible ≡ programmable<p>Je dis que tout ce qui est prévisible est programmable, et que tout ce qui est programmé est prévisible. Il y a donc identité entre « programmable » et « prévisible ».
</p><p>Qu’est-ce que cela veut dire ? Il est clair qu’un programme peut parfois fournir un résultat surprenant, donc imprévu. Comment puis-je alors dire que « programmable » et « prévisible » sont des mots pratiquement synonymes ?
</p><p>Ce qui est prévisible, c’est le fait que l’exécution d’un programme consiste à effectuer l’une après l’autre les opérations qu’il prescrit au processeur, opérations qui sont inscrites dans les lignes de son code et donc, oui, prévues.
</p><p>Cependant les résultats que donne le programme peuvent être imprévus car les données qui sont insérées dans le programme y introduisent un aléa, celui du monde extérieur, de l’Existant que ces données reflètent. Ainsi ce qui est prévisible, c’est l’exécution du programme et non son résultat, lequel dépend certes du programme mais aussi de l’aléa qu’y introduisent les données.
</p><p>Ce qui est prévisible est programmable, mais il ne s’agit pas de prévoir un événement : on ne peut prévoir que la succession des opérations que le programme accomplira sur l’événement initial que lui apportent les données (succession compliquée parfois par des branchements <b>if… then…</b> ou par des interventions humaines qui insèrent des données en cours d’exécution), et comme cet événement initial introduit un aléa dans l’exécution du programme il se peut que celle-ci donne comme résultat un événement imprévu et surprenant : les résultats de l’intelligence artificielle peuvent ainsi nous sembler parfois magiques.
</p><p>Résumons : ce qui est <i>prévisible</i>, c’est la suite des opérations, des actions, que le processeur exécute automatiquement en obéissant aux instructions que contient un programme. Le résultat dépend bien sûr du programme, mais aussi des données qui y sont introduites et qui sont une image du monde réel, de l’Existant dont elles partagent la complexité sans limite : il est donc naturel que souvent (et non toujours, certes) les résultats soient <i>imprévisibles</i>.
</p><p>Ajoutons une réserve : si tout programme est un produit de la pensée humaine la plupart des grands logiciels, construits par fusion d’éléments dont le programmeur ne peut connaître que l’<a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Interface_de_programmation" target="_blank">interface de programmation</a>, sont le produit d'une <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2016/07/lecart-entre-logiciel-et-logique.html" target="_blank">pensée en cascade</a> dont la compréhension ne se transmet pas d'un étage à l'autre. Cela les rend aussi complexes devant l’intellect qu'un être naturel ou matériel et leur exécution, pourtant automatique, peut donc comporter des surprises (les « bogues »).
</p><p>La phrase « tout ce qui est prévisible est programmable » donne cependant une règle utile pour délimiter le domaine propre de l’informatisation : les tâches prévisibles et en particulier les tâches répétitives, qui sont éminemment prévisibles, ont vocation à être informatisées et automatisées sous la seule contrainte de la rentabilité de l’investissement nécessaire.
</p><p>Il est vrai que l’on peut programmer une production de nombres pseudo-aléatoires, donc imprévisibles en principe. Ce qui sera prévisible alors, ce ne sera pas les nombres que le programme fournit mais le fait qu’il exécute une instruction (comme par exemple $RANDOM sous Linux) dont le résultat, pseudo-aléatoire, peut avoir une influence elle-même programmée sur l’exécution des instructions suivantes. Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-44458538921127831822023-03-05T10:09:00.005+01:002023-04-18T19:13:50.335+02:00Produire et reproduire<p>Lorsqu’on visite l’usine qui produit des automobiles, on voit partout le même objet, la même voiture, à des stades divers de son élaboration. On comprend alors que, dans cette usine, produire c’est <i>reproduire</i> la même chose en un grand nombre d’exemplaires. Le modèle de la voiture a été conçu dans une étape antérieure, un prototype a été construit selon des procédés qui confinent à l’artisanat, une chaîne de montage a été organisée pour le reproduire en volume.
</p><p>La reproduction du prototype est une opération codifiée et répétitive. Parmi les ouvriers, l’un installe le réseau de câblage, l’autre installe le moteur, un autre encore installe le tableau de bord, etc. C’est toujours le même réseau, le même moteur, le même tableau de bord que l’on installe dans les voitures qui se succèdent sur la chaîne – le même par sa forme, sinon par sa matière. Le travail du monteur est répétitif, et grâce à cette répétition son geste a pu atteindre un haut degré de justesse et de rapidité.
</p><p>Il se peut qu’une des pièces qui arrivent sur la chaîne pour être montées soit détériorée : elle sera mise de côté afin d’être réparée. Robert Linhart a dans <i>L’établi</i> (Éditions de Minuit, 1978) décrit le travail d’un ouvrier qui répare des éléments cabossés de la carrosserie. Contrairement à celui du montage, ce travail-là <i>n’est pas</i> répétitif car il existe diverses formes de cabossage et pour chacune l’ouvrier doit <i>trouver</i> une solution. Le héros du livre de Linhart s’est construit un établi qui l’aide dans son travail mais sa hiérarchie, contrariée par l’apparence biscornue de cet établi, le contraint à adopter une installation plus « normale » : alors son travail devient impossible…
</p><p>Il existe ainsi une grande différence entre le travail de l’ouvrier sur la chaîne de montage, et le travail de celui qui répare les pièces détériorées. Le premier doit acquérir les réflexes qui lui permettront de travailler efficacement, en répétant un même geste pratiquement sans y penser, tandis que le deuxième doit trouver devant chaque pièce les gestes appropriés pour la réparer.
</p><p>Le premier agit ainsi dans un monde défini, balisé, normé, qui lui présente une même forme qui se répète. Le deuxième agit dans un monde ouvert car la diversité infinie des pièces qui lui sont présentées exige une infinie diversité de solutions. Cette diversité est certes limitée, car il s’agit toujours d’éléments de carrosserie, mais les logiciens savent que l’infini peut se nicher dans d’étroites limites.
</p><p>L’exercice de la pensée – et l’action qu’il éclaire – sont de nature fondamentalement différente selon que l’on est confronté à un monde qu’une grille conceptuelle peut définir ou au monde ouvert de l’Existant, de ce qui <i>existe</i> en dehors du monde de la pensée. Certains magistrats, pensant qu’il peut suffire d’« appliquer la loi », distribuent mécaniquement les peines standard que prévoit le Code. D’autres possèdent, comme Salomon, le jugement qui permet d’interpréter chaque cas particulier.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>La psychologie et l’intuition de celui dont la pensée s’enferme dans les concepts qui délimitent un petit monde rationnel diffèrent absolument de celles de celui qui, sans ignorer les aides que la rationalité apporte à l’action, sait que les effets de cette dernière se manifestent dans la complexité illimitée de l’Existant.
</p><p><b>La logistique</b>
</p><p>Revenons à l’action productive. L’image de la chaîne de montage et de l’action répétitive qu’elle exige s’impose à notre représentation comme si la production était tout entière enfermée dans un monde défini et borné. Seule seraient, pense-t-on, en contact avec l’Existant les étapes initiales de conception et de construction du prototype, d’organisation et de programmation de la chaîne de montage : ensuite cela roulerait tout seul sous la seule exigence d’une supervision qui corrigera les éventuels dérapages.
</p><p>L’exécution des tâches répétitives peut d’ailleurs aussi être confiée à des automates, des « robots » qui exécutent un programme : tout ce qui est répétitif a en effet vocation à être automatisé, c’est le domaine propre de l’informatique, la seule limite de l’automatisation étant celle de la rentabilité de l’investissement qu’exigent les robots et l’écriture de leur programme.
</p><p>On fait cependant erreur si l’on se focalise sur l’image de la chaîne de montage car il faut aussi considérer ce qu’il a fallu faire pour alimenter cette opération finale : le montage ne pourra se faire que si les pièces qu’il faut monter – le réseau de câblage, le moteur, le tableau de bord, etc. – sont présentes et à portée de la main de l’ouvrier.
</p><p>En amont du montage se trouve donc une <i>logistique</i> qui doit amener ces pièces en temps et lieu. Cette logistique aura été elle-même préparée par l’ingénierie d’affaire qui définit, négocie, organise et supervise la relation contractuelle avec des fournisseurs, partenaires et sous-traitants ainsi que le réseau des transports, entrepôts et stockages : que l’on pense à la complexité des actions qui contribuent à la production des iPhones (Jenny Chang, « <a href="https://financesonline.com/how-iphone-is-made/">How and Where iPhone Is Made</a> », <i>FinancesOnline</i>, 28 décembre 2022).
</p><p>Le flux de la logistique est certes, en un sens, répétitif ou plutôt continu. Mais sa continuité ne peut être assurée que par une supervision attentive et active devant les incidents imprévisibles qui l’altèrent inévitablement : erreurs, grèves, faillites, épidémies, accidents, etc. La logistique est donc d’une complexité sans limite, celle même de l’Existant, et elle exige une pensée, une action capables de répondre à cette complexité.
</p><p>Cette pensée et cette action sauront tirer parti des concepts et théories que fournit la rationalité, et qui leur sont d’ailleurs nécessaires, mais elles sauront les compléter grâce aux qualités qu’éveille une relation assidue avec l’Existant : bon sens, intuition, débrouillardise, etc. La pensée rationnelle, structurée et puissante, se trouve alors insérée dans une <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2020/02/pensee-rationnelle-et-pensee-raisonnable.html"><i>pensée raisonnable</i></a> attentive aux particularités de la situation, et capable d’agir devant des incidents imprévisibles comme dans le brouillard de l’incertitude. La robotisation, qui comprime la part du travail répétitif dans l’emploi, accroît la nécessité de la pensée raisonnable, seule capable de superviser les flux qui parcourent le réseau de la logistique.
</p><p>On croit souvent que produire n’est rien d’autre que l’élaboration du <i>produit fini</i> qui sort de l’usine parce qu’on est fasciné par la présence physique du <i>bien</i> qui possède une masse et occupe un volume dans l’espace. La logistique ne serait alors qu’une activité secondaire soumise à l’exigence qu’exprime la phrase « l’intendance suivra » que l’on attribue à tort à Napoléon. Le métier des armes enseigne cependant que le stratège doit respecter la logistique sous peine de subir la défaite : le déroulement actuel de la guerre en Ukraine en donne une illustration.
</p><p>Si l’on distingue dans la production les <i>biens</i> et les <i>services</i>, qui contribuent à l’usage des biens comme à la satisfaction de l’utilisateur, on voit que <i>la logistique est un service</i> puisqu’elle ne produit rien qui soit massif et volumineux mais met les biens à la disposition des étapes de la production physique.
</p><p><b>Qu’est-ce qu’un « produit » ?</b>
</p><p>Qu’est-ce d’ailleurs qui est véritablement produit, qu’est-ce vraiment qu’un <i>produit</i> ? Les automobiles qui s’entassent sur le parking d’une usine en l’attente d’un acheteur (attente qui, pour certains modèles, a pu durer indéfiniment ou se conclure par une vente à perte), méritent-elles d’être nommées « produits » ? Le véritable produit, raison d’être et finalité de l’action productive, n’est-il pas plutôt l’<i>utilité</i> que l’automobile procure à son <i>utilisateur</i> et dont l’anticipation peut inciter ce dernier à l’acheter ou à la louer ?
</p><p>L’utilisation de l’automobile suppose l’existence de services : conseil avant-vente, financement d’un prêt, entretien périodique, réparations, pièces de rechange, etc. – et jusqu’à l’énergie que vendent les « stations service ».
</p><p>La logistique qui contribue à la production physique est ainsi complétée par la logistique des services qui accompagnent le bien entre les mains du consommateur ou de l’utilisateur ; le véritable produit est l’utilité que leur procurera un <i>assemblage de biens et de services</i>.
</p><p>Une fois accomplie la tâche de conception du prototype (qui, si elle est intelligente, doit anticiper les exigences de la production physique et de la logistique, ainsi que celles de l’utilisation et de l’entretien du bien), la production physique sera une reproduction du prototype (fût-ce avec quelques variantes et adaptations) et comme elle est répétitive l’économie informatisée s’oriente vers sa robotisation.
</p><p>La logistique, service qui structure et pénètre la production de l’extraction des matières premières jusqu’à l’élaboration du produit fini et jusque dans les mains de l’utilisateur, concentre alors l’essentiel de l’emploi. Elle s’appuie sur les instruments conceptuels que fournit la pensée rationnelle, mais comme son flux s’insère de façon permanente dans la complexité de l’Existant il lui faut posséder la pensée raisonnable qui, seule, permet de répondre à des événements imprévisibles comme à l’incertitude du futur. </p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-1460405429203716822022-12-31T11:43:00.001+01:002023-01-02T11:59:02.079+01:00L’ordinateur quantique est-il vraiment une priorité ?
<p><i>Communications of the ACM</i>, revue dont la qualité est reconnue, a consacré en octobre 2022 à l’ordinateur quantique un article dont la structure paradoxale a attiré mon attention :</p><p>Advait Deshpande, « <a href="https://cacm.acm.org/magazines/2022/10/264854-assessing-the-quantum-computing-landscape/abstract" target="_blank">Assessing the Quantum-Computing Landscape</a> ».
</p><p>Le paradoxe est qu’alors que la tonalité de cet article est positive et optimiste, il est étrangement truffé de phrases qui nient la possibilité réelle et pratique de l’ordinateur quantique ou du moins la repousse dans un futur très lointain (<i>decades away)</i>.</p><p>Je cite ici quelques-unes de ces phrases en mettant en italique ce qui me semble le plus significatif :
</p><p>“Existing proposals for building quantum computers focus on using ion traps, nuclear magnetic resonance (NMR), optical/photonic, and solid-state techniques. <i>These approaches all suffer from quantum noise and scaling problems to impede progress beyond tens of qubits and into the hundreds of qubits</i>.
</p><p>“Experts suggest that for quantum computers to be useful in solving real-world problems, <i>the devices need to scale up to millions of qubits</i>.
</p><p>“As of 2021, a universal quantum computer capable of performing operations equivalent to current computers, smartphones, and other smart devices <i>remains decades away</i>.
</p><p>“Google’s Sycamore represents an important step, since it can detect and fix computational errors. However, <i>Sycamore’s current system generates more errors than it solves</i>.
</p><p>“Due to the hype surrounding the technology, there is a risk that quantum-computing research may suffer the same fate as AI research die in the 1980s, resulting in <i>the quantum equivalent of the AI winter</i>.
</p><p>“Given the known limitations of the technology in terms of its need for error correction, uncertain quality of qubits, and the challenges in managing decoherence (to name a few), the first market-ready applications of real quantum computers are <i>likely to be discrete, focused on specific uses or outcomes such as verifying random numbers</i>.”
</p><center>* *</center>
<p></p><p>Ces phrases incitent pour le moins à la prudence. Mais comme on dit que l’ordinateur quantique sera un milliard de fois plus rapide qu’un supercalculateur d’aujourd’hui et qu’il ouvrira tout un continent de nouvelles possibilités, cela fait rêver et l'on est facilement séduit par des promesses que l'on est incapable d’évaluer. Dans le cas particulier de l’ordinateur quantique on ne peut en outre rien comprendre car comme le disait Feynman « si quelqu’un vous dit qu’il a compris la mécanique quantique, c’est qu’il n’y a rien compris ».<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>Emmanuel Macron a présenté le 21 janvier 2021 une « stratégie nationale d’accélération quantique ». Un programme de recherche a été défini, rassemblant des universités et des entreprises comme Atos et Thales. Un coordinateur national a été nommé, Neil Abroug. Le politique se lance ainsi dans l’aventure, espérant sans doute qu’avec l’ordinateur quantique la France pourra rattraper une bonne fois pour toutes le retard qu'elle a pris dans l'informatique (il ne lui consacre cependant qu’un milliard d’euros, somme minuscule qui indique que peut-être on n'y croit pas vraiment, que ce n'est qu'un rêve dans lequel on se complaît).
</p><p>Les phénomènes quantiques sont une des dimensions de la nature, il est normal de s'efforcer d'en tirer parti. Mais l’ordinateur quantique ne risque-t-il pas de subir un hiver semblable à celui qu’ont connu les systèmes experts, version inaboutie de l’intelligence artificielle ?
</p><p>Ne risque-t-il pas de détourner les attentions et les volontés de problèmes plus terre-à-terre mais urgents et sur lesquels il serait possible d’agir immédiatement, comme ceux que posent les défauts des systèmes d’information ? Ces défauts (désordre généralisé dans les données, les processus de production, la plateforme informatique, etc.) dégradent l’organisation des entreprises, donc leur efficacité. Comme le phénomène est massif la compétitivité de l’économie française est elle-même dégradée.
</p><p>Il ne faut donc pas attendre avant de les corriger “<i>decades away</i>”, mais la place qu’a pris l’ordinateur quantique dans la communication, donc dans l’imaginaire des dirigeants, risque de les inciter à croire qu’il peut leur suffire d’attendre ce qu’il permettra d’accomplir et qu'alors tous les problèmes s'évanouiront. </p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-51325179378611491532022-12-26T20:24:00.000+01:002022-12-26T20:24:14.693+01:00La guerre de Poutine : histoire intime d'une catastrophe<p>Le New York Times a publié le 16 décembre des témoignages sur la guerre que la Russie mène en Ukraine. J’ai traduit de mon mieux cet article et comme il me semble pouvoir intéresser mes lecteurs je publie ici cette traduction.
</p><p>Anna Colin Lebedev a publié une <a href="https://michelvolle.blogspot.com/2022/12/pour-un-peu-mieux-comprendre-la-russie.html" target="_blank">analyse de la situation en Russie</a> : ces deux textes me semblent se compléter utilement.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>Après avoir lu ces témoignages, on peut être tenté de sous-estimer la Russie mais ne serait-ce pas une erreur ? Les derniers paragraphes de l’article du New York Times contiennent un avertissement discret :
</p><p><i>Aleksandr avait été recruté en septembre avec trois amis d'enfance proches. Lui et un autre ont subi des commotions cérébrales, le troisième a perdu ses deux jambes et le quatrième a disparu.</i>
</p><p><i>Mais lorsqu'il sortira de l'hôpital il s'attend à retourner en Ukraine et il le fera de son plein gré. « C'est comme ça que nous avons été élevés, dit-il. Nous avons grandi dans notre pays en comprenant que peu importe la façon dont il nous traite. Peut-être que c'est mal, peut-être que c'est bien. Il y a peut-être des choses que nous n'aimons pas dans notre gouvernement. Mais lorsqu'une situation comme celle-ci se présente, nous nous levons et nous y allons. »</i>
</p><p>Voici ma traduction :
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>Une <a href="https://www.nytimes.com/interactive/2022/12/16/world/europe/russia-putin-war-failures-ukraine.html" target="_blank">enquête du New York Times</a> basée sur des interviews, des écoutes téléphoniques, des documents et des plans de bataille secrets montre comment une « promenade dans le parc » est devenue une catastrophe pour la Russie.
</p><p><i>Les soldats russes vont au combat avec peu de nourriture, de munitions et des cartes anciennes de l’Ukraine. Le peu d’information qu’ils ont sur la façon d’utiliser leurs armes est ce qu’ils ont trouvé sur Wikipédia.</i>
</p><p><i>Ils utilisent des téléphones mobiles non cryptés, révélant ainsi leur position ainsi que l’incompétence et le désarroi qui règnent dans leurs rangs.</i>
</p><p><i>« Notre artillerie est en train de tuer nos propres soldats. Ces cons tirent sur les leurs. Nous sommes juste en train de nous tuer les uns les autres ».</i>
</p><p><i>Ils ont été entraîné dans des bases qui sont en très mauvais état à cause de la corruption. Ils disent qu’on leur a imposé des buts et des délais grossièrement irréalistes et se plaignent d’avoir été envoyés dans un abattoir.</i>
</p><p><i>Voici l’histoire intime des échecs de la Russie.</i>
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p><b>Ils n’avaient pas la moindre chance de s’en tirer</b>
</p><p>Tâtonnant aveuglément dans des fermes en ruine, les troupes de la 155e brigade d'infanterie navale russe n'avaient pas de cartes, de trousses médicales et de talkies-walkies en état de marche. Quelques semaines plus tôt avant d'être enrôlés en septembre ils étaient ouvriers d'usine ou chauffeurs de camion et regardaient à la télévision d'État l’interminable suite des « victoires » militaires russes. Leur infirmier était un ancien serveur de bar qui n'avait reçu aucune formation médicale.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>Ils étaient maintenant entassés sur le toit de véhicules blindés, traversant des champs d'automne en jachère avec des fusils Kalachnikov d'il y a un demi-siècle et pratiquement rien à manger. La Russie avait été en guerre la majeure partie de l'année mais son armée semblait moins préparée que jamais. Certains membres de la brigade n’avaient jamais tiré avec une arme à feu auparavant et ils n’avaient de toute façon presque pas de balles, sans parler de couverture aérienne ou d'artillerie. Mais cela ne les effrayait pas trop : leurs officiers leur avaient promis qu’ils ne verraient jamais le combat.
</p><p>Ce n'est que lorsque les obus ont commencé à tomber autour d'eux, taillant leurs camarades en pièces, qu'ils ont compris à quel point ils avaient été trompés.
</p><p>Jeté au sol, un soldat nommé Mikhail se souvient d’avoir vu les corps déchiquetés de ses camarades jonchant le terrain. Des éclats d'obus lui avaient ouvert le ventre. Désespérant de s'échapper il a rampé jusqu'à un bosquet d'arbres et essayé de creuser un fossé avec ses mains.
</p><p>Ce jour-là fin octobre près de la ville ukrainienne de Pavlivka quarante des soixante membres de son peloton ont été tués, a dit Mikhail au téléphone depuis un hôpital militaire des environs de Moscou. Seuls huit s’en sont tirés sans blessure grave.
</p><p>« Ce n'est pas une guerre », a dit Mikhail en luttant pour parler et respirer. « C'est une destruction du peuple russe par ses propres commandants. »
</p><p>La guerre du président Vladimir Vladimirovitch Poutine n'aurait jamais dû être comme ça. Lorsque le chef de la CIA s'est rendu à Moscou l'année dernière pour mettre les Russes en garde contre l'invasion de l'Ukraine, il a rencontré un Kremlin extrêmement confiant. Le conseiller à la sécurité nationale de Poutine a affirmé que les armées russes étaient assez fortes pour tenir tête même aux Américains.
</p><p>Les plans d'invasion russes qu’a obtenus le New York Times montrent que l'armée s'attendait à avancer sur des centaines de kilomètres en Ukraine et à triompher en quelques jours. Les officiers ont été invités à emballer leurs uniformes et leurs médailles en prévision des défilés militaires dans la capitale ukrainienne.
</p><p>Au lieu d’une victoire retentissante, Poutine fait face après près de dix mois de guerre, des dizaines de milliers de ses soldats tués et une part de son armée en ruine, à la plus grande calamité humaine et stratégique qu’ait connue son pays depuis l'effondrement de l'Union soviétique.
</p><p>Comment l'une des armées les plus puissantes du monde, dirigée par un célèbre tacticien comme Poutine, a-t-elle pu échouer ainsi face à un rival beaucoup plus petit et plus faible ? Pour trouver la réponse nous nous sommes inspirés de centaines de courriels, documents, plans d'invasion, documents militaires et émissions de propagande du gouvernement russe. Nous avons écouté les appels téléphoniques des Russes depuis le champ de bataille et parlé avec des dizaines de soldats, de hauts responsables et de confidents de Poutine qui le connaissent depuis des décennies.
</p><p>Notre enquête révèle l’étonnante cascade d'erreurs qui a commencé avec un Poutine profondément isolé lors de la pandémie, obsédé par son héritage, convaincu de son propre génie, et se sont poursuivies longtemps après que des soldats comme Mikhail aient été envoyés à l'abattoir.
</p><p>À chaque étape de l’enquête les échecs se sont révélés plus profonds qu'on le croyait :
</p><p>– Dans les entretiens des collaborateurs de Poutine ont dit qu'il avait sombré dans l'autoglorification et le zèle anti-occidental, ce qui l’a amené à prendre dans un isolement presque total la décision fatidique d'envahir l'Ukraine, sans consulter les experts qui considéraient cette guerre comme une pure folie. Ses aides et ses parasites ont alimenté ses rancunes et ses soupçons selon une boucle de rétroaction qu'un ancien confident compare à l'effet radicalisant des médias sociaux. Ses conseillers les plus proches ont été laissés dans l'ignorance jusqu'à ce que les chars commencent à bouger : « Poutine a décidé que sa seule réflexion suffisait ».
</p><p>– L'armée russe, contrairement à ce que pensait l’Occident sur ses compétences, avait été éviscérée par des années de corruption. Des centaines de milliards de dollars ont été consacrés sous Poutine à sa modernisation mais la corruption et les vols ont concerné des milliers d'officiers. Un entrepreneur a décrit comment d'énormes bannières patriotiques ont été déployées à la hâte pour cacher à une délégation de hauts gradés la décrépitude d'une importante base de chars. De peur qu'ils ne découvrent cette ruse, ces visiteurs ont même été empêchés d'entrer à l'intérieur pour utiliser les toilettes.
</p><p>– Une fois l'invasion commencée, la Russie a commis une succession de bévues. Elle s'est appuyée sur de vieilles cartes et de mauvais renseignements pour tirer ses missiles, ce qui a laissé les défenses aériennes ukrainiennes intactes et prêtes à défendre le pays. Les escouades de hackers russes tant vantées ont tenté, en vain, de réussir le premier grand test de cyberarmes dans une guerre réelle. Les soldats russes, dont beaucoup étaient contrariés d'aller à la guerre, ont utilisé leurs téléphones portables pour appeler chez eux et cela a permis aux Ukrainiens de les trouver et les capturer en grand nombre. L’armée russe était si lourde et sclérosée qu'elle ne s’est pas adaptée même après avoir subi d'énormes pertes. Tandis que ses avions se faisaient abattre, de nombreux pilotes russes volaient comme s'ils ne couraient aucun danger, presque comme s'ils participaient à un meeting aérien.
</p><p>– La Russie s'est emparée de plus de territoire qu'elle ne pouvait en défendre, confiant des milliers de kilomètres carrés à de faibles troupes sous-alimentées, sous-entraînées et mal équipées. Beaucoup de ses soldats étaient des conscrits ou des séparatistes de l'est de l'Ukraine équipés avec du matériel des années 1940 et utilisant des documents trouvés sur le Web pour savoir comment utiliser leur fusil : ils ont dû se former sur le terrain. Les Ukrainiens les ont repoussés en utilisant les nouvelles armes occidentales, mais les généraux russes ont continué à lancer encore et encore des vagues d’attaquants dans des assauts inutiles. « Personne ne restera en vie », s’est dit un soldat qui avait reçu l'ordre de faire une cinquième marche sous le feu de l'artillerie ukrainienne : démoralisés, lui et ses camarades ont finalement refusé d'y aller.
</p><p>– Poutine a divisé la conduite de sa guerre entre plusieurs fiefs de sorte que personne ne puisse être assez puissant pour le défier. Beaucoup de soldats sont commandés par des personnes qui ne font même pas partie de l'armée : son ancien garde du corps, le dirigeant de la Tchétchénie et un chef de mercenaires qui avait organisé des repas au Kremlin. Après que l’attaque initiale a échoué l’effort de guerre est devenu de plus en plus décousu. Les diverses armées de Poutine fonctionnent souvent comme des rivales qui se disputent les armements et se tournent parfois violemment les unes contre les autres : un chef de char russe a chargé délibérément ses supposés alliés et fait exploser leur point de contrôle.
</p><p>Dès les premiers jours de la guerre Poutine a reconnu en privé qu’elle ne se déroulait pas comme prévu. Lors d'une rencontre en mars avec le Premier ministre israélien Naftali Bennet il a admis que les Ukrainiens étaient « plus durs que ce qu'on m'avait dit ». «Ce sera probablement beaucoup plus difficile que nous ne le pensions mais la guerre se déroule sur leur territoire, pas sur le nôtre. Nous sommes un grand pays et nous sommes patients. »
</p><p>Ceux qui le connaissent disent qu'il est prêt à sacrifier des vies et des sommes énormes aussi longtemps qu'il le faudra. Lors d'une rare rencontre avec les Américains le mois dernier, les Russes ont envoyé au président Biden un message très clair : peu importe le nombre des soldats russes tués ou blessés sur le champ de bataille, la Russie n'abandonnera pas. Un membre de l'OTAN a averti ses alliés : Poutine est prêt à accepter la mort ou les blessures de pas moins de 300 000 soldats russes, soit environ trois fois ses pertes estimées à ce jour.
</p><p>Quelques jours à peine après avoir été confronté en septembre aux réactions de dirigeants étrangers jusqu’alors amicaux, Poutine a renforcé son invasion en appelant des centaines de milliers de Russes sous les drapeaux, ce qui a exaspéré sa population. Peu de temps après, des centaines de soldats ont été tués lors de l'avance aveugle du 155e à l'extérieur de Pavlivka, y compris des camarades de Mikhail.
</p><p>« Des jambes, des tripes. Je veux dire, de la viande. Juste de la viande », a dit un membre du peloton, Aleksandr, depuis son hôpital en Russie. « Je sais que cela semble terrible mais vous ne pouvez pas le décrire autrement. Les gens ont été transformés en viande hâchée. »
</p><p>En Russie, Aleksandr et ses camarades avaient demandé à leur instructeur ce qu'ils pourraient apprendre durant les quelques semaines qui précédaient leur envoi en Ukraine afin de savoir tirer avec une arme à feu et de devenir des soldats. « L’instructeur a été honnête », dit Aleksandr : il nous a répondu « Rien ».
</p><p>Plus Poutine subit de revers sur le champ de bataille, plus on craint de savoir jusqu'où il est prêt à aller. Il a tué des dizaines de milliers de personnes en Ukraine, rasé des villes et visé les civils de façon à provoquer un maximum de souffrances – anéantissant des hôpitaux, des écoles et des logements, coupant l'électricité et l'eau à des millions de personnes juste avant l'hiver. Chaque fois que les forces ukrainiennes portent un coup majeur à la Russie, le bombardement de leur pays s'intensifie. Poutine a rappelé à plusieurs reprises qu'il peut pour atteindre la victoire utiliser tout ce qui est à sa disposition, y compris les armes nucléaires.
</p><p>Dès janvier, alors que les États-Unis avertissaient que l'invasion de l'Ukraine par la Russie était imminente, le général russe à la retraite Leonid Ivashov a vu le désastre se profiler à l'horizon. Dans une lettre ouverte il a prédit que l'utilisation de la force contre l'Ukraine menacerait « l'existence même de la Russie en tant qu'État ».
</p><p>Dans une récente interview téléphonique il a dit que ses avertissements avant la guerre faisaient écho à ce qu'il avait entendu dire à l'époque par des responsables militaires russes. Bien que le Kremlin leur ait affirmé qu’il n’existait aucun projet d’invasion, certains craignaient le contraire. Certains militaires lui ont dit que « dans une telle situation la victoire est impossible » mais que leurs chefs leur avaient dit de ne pas s'inquiéter, que la guerre serait une « promenade dans le parc ».
</p><p>Les dix derniers mois, a-t-il ajouté, se sont révélés encore plus tragiques que prévu. Des généraux et des soldats ukrainiens habiles ont déjoué un ennemi beaucoup plus gros et plus fort qu’eux. L'Occident, encouragé par les succès de l'Ukraine, lui a fourni des armes toujours plus puissantes pour repousser les Russes.
</p><p>« Jamais dans son histoire la Russie n'a pris de décision aussi stupide », a dit le général Ivashov. « Hélas, aujourd'hui la bêtise triomphe – la bêtise, la cupidité, le ressentiment et même la cruauté. »
</p><p>Le porte-parole de Poutine, Dmitri Peskov, rend l'Occident et les armes qu'il a données à l'Ukraine responsables des difficultés inattendues que rencontre la Russie.
</p><p>« C'est très dur pour nous » a dit Peskov, évoquant une Russie qui fait face en Ukraine à toute la puissance militaire de l'OTAN. « Il était très difficile de prévoir un tel cynisme et une telle soif de sang de la part de l'Occident. »
</p><p>Certains des partisans de la guerre commencent à concevoir la possibilité d’une défaite. Avant l'invasion les agences de renseignement américaines ont identifié Oleg Tsaryov, un homme d'affaires ukrainien, comme le dirigeant fantoche que le Kremlin aurait pu mettre au pouvoir après avoir pris le contrôle de l'Ukraine. Sa foi dans la victoire s'est dissipée. « J'étais là. J'ai participé à l'invasion », a dit Tsaryov lors d'un entretien téléphonique. Mais il n’avait pas été informé en détail et « pensant que tout serait facile, l'armée russe n'a pas cru que les Ukrainiens riposteraient ».
</p><p>Maintenant Tsaryov dit qu'il sera heureux si les combats se terminent simplement le long de la ligne de front actuelle car depuis le début de l'invasion la Russie n'a pas réussi à prendre et garder une seule capitale régionale. « Nous perdons l'Ukraine », dit Tsaryov. « Nous l'avons déjà perdue. »
</p><p><b>« Demain vous allez en Ukraine »</b>
</p><p><i>Anticipant une faible résistance, les plans d’invasion russes que le Times a consultés donnaient aux troupes l’ordre de foncer en Ukraine pendant des centaines de kilomètres et dans plusieurs directions. L’attaque a été lancée sur terre, sur mer et dans les airs.</i>
</p><p><i>Les missiles ont frappé la ville de Mikolaev avant l’aube. Un pilote ukrainien de 26 ans, Oleksii, fut réveillé par l’appel téléphonique d’un autre pilote : « va vite à la base ! ».</i>
</p><p>Oleksii a traversé le tarmac dans l'obscurité alors que les premiers missiles russes tombaient, il a grimpé dans son avion de chasse et décollé au moment où les bâtiments de l'aérodrome commençaient à exploser.
</p><p>« J'ai compris que ça allait vraiment mal », a dit Oleksii à condition que seuls son prénom et son grade, capitaine, soient mentionnés (certains des soldats et responsables cités dans cet article n'ont pas été autorisés à parler publiquement).
</p><p>Juste avant 6 heures du matin, heure de Moscou, Poutine avait annoncé dans une allocution télévisée le lancement de son « opération militaire spéciale ». Elle a commencé par un bombardement pour éliminer les défenses aériennes, les communications et les installations radar de l'Ukraine afin de submerger son armée et de briser sa capacité de résistance.
</p><p>Plus de 150 missiles ont été lancés sur l'Ukraine par des bombardiers, des sous-marins et des navires. Pas moins de 75 avions russes ont pénétré le ciel ukrainien, soit environ l’équivalent de la flotte de combat aérien de l'Ukraine.
</p><p>Sur son écran radar, Oleksii a vu les blips des missiles et des avions ennemis avant de recevoir l’ordre d’aller à une base aérienne de secours dans le centre de l'Ukraine. Il a été étonné quand il y a atterri : non seulement son unité était là, mais aussi une bonne partie de l'armée de l'air ukrainienne.
</p><p>Pendant des jours lui et les autres pilotes ont effectué des missions depuis cette base, se demandant quand les radars russes finiraient par les remarquer. Une frappe sur leur position aurait pu saper la défense ukrainienne. Ils ont pensé que ce n'était qu'une question de temps mais il a fallu quatre jours aux Russes pour réagir alors que la plupart des avions s'étaient déjà déplacés vers de nouveaux emplacements.« C'était vraiment simple, a dit Oleksii, je ne sais pas comment ils ont pu rater cette opportunité. »
</p><p>L'échec de la destruction des modestes défenses aériennes de l'Ukraine a été l'une des principales erreurs de cette guerre. Des entretiens ont révélé pourquoi cela s'est produit et comment les Ukrainiens ont pu garder une longueur d'avance sur leurs envahisseurs.
</p><p>L'Ukraine aurait dû être submergée. Ses avions de chasse ont dû se battre à un contre quinze dans certaines des premières batailles aériennes. Les radars des avions russes étaient plus avancés, leurs pilotes pouvaient voir plus loin et frapper à une plus grande distance. La Russie disposait de milliers de missiles qui auraient pu écraser les défenses ukrainiennes vieillissantes de l'ère soviétique. C'est ce que les responsables des services de renseignement américains et ukrainiens avaient supposé et qui les avait conduits à prédire que l'Ukraine tomberait en quelques jours.
</p><p>Mais l'Ukraine a rebattu les cartes. Elle a déplacé avant le début de la guerre certaines de ses défenses – comme les lanceurs de missiles Buk et S-300 ainsi que son principal centre de commandement et de contrôle du renseignement radio – vers de nouveaux sites et les missiles russes ont souvent frappé les anciens emplacements : jusqu'à 60 % des missiles russes ont raté leur cible.
</p><p>Une partie du problème de la Russie est qu’elle manque de souplesse. Même si les forces russes avaient repéré Oleksii et ses collègues pilotes à leur point de rendez-vous, l'armée russe est si rigide et centralisée qu'elle aurait eu besoin de deux à trois jours pour obtenir l'autorisation d’attaquer la nouvelle cible et à ce moment-là les Ukrainiens étaient déjà partis.
</p><p>Cette même rigidité a rendu les Russes vulnérables. Après avoir échoué à éliminer les défenses ukrainiennes les pilotes russes ont continué à voler comme s’ils l’avaient fait. Leurs avions d'attaque au sol effectuaient des sorties sans l'aide des avions de chasse, ce qui a permis à des pilotes moins bien armés comme Oleksii de les prendre au dépourvu en volant à basse altitude à l'abri des radars, puis en grimpant pour les abattre.
</p><p>« L'armée russe n'a peut-être pas lu les livres soviétiques », a dit Oleksii. «Ils volent tout droit sans aucune couverture. Ils avaient des bombes, ils avaient des roquettes, mais ils n'ont pas couvert leurs avions d'attaque. »
</p><p>En mars, lorsque les pilotes russes ont finalement changé de tactique et commencé à voler suffisamment bas pour passer sous le radar de la défense aérienne ukrainienne, ils sont tombés dans le viseur des missiles ukrainiens, y compris celui des Stingers fournis par les États-Unis et qui se tirent à l’épaule.
</p><p>Pour les troupes russes au sol, ce fut un désastre. Sans couverture aérienne elles étaient vulnérables et leur avancée vers Kiev et d'autres grandes villes s’est enfoncée dans la déroute.
</p><p>Bien que des dizaines de milliers de soldats se soient amassés le long des frontières de l'Ukraine, semblant impatients d’attaquer, beaucoup d’entre eux n'ont jamais pensé qu'ils allaient réellement faire la guerre. Comme la plupart des Russes ils pensaient que c'était juste du spectacle pour arracher des concessions à l'Occident.
</p><p>Des entretiens avec des soldats russes montrent à quel point ils ont été stupéfaits lorsque l'ordre d’attaquer est venu. Le caporal Nikita Chibrin, soldat de 27 ans dans une brigade d'infanterie motorisée, a dit qu'il avait passé le mois précédent en Biélorussie dans ce que lui et ses camarades avaient vu comme un exercice d'entraînement. Le 23 février lui et son unité étaient dans leur camp pour célébrer la fête du Défenseur de la Patrie et ils grignotaient les bonbons qui leur avaient été offerts pour l'occasion lorsque leur commandant s'est approché et leur a dit « demain, vous allez en Ukraine pour y foutre la merde ». Il n'y a pas eu d'autre explication. Avant l'aube du 24 le caporal Chibrin et ses camarades ont embarqué dans un blindé de transport de troupes à chenilles. Ils n'avaient aucune idée de l'endroit où ils allaient.
</p><p>Un autre soldat russe stationné en Biélorussie a découvert qu'il partait en guerre une heure avant que son unité commence à marcher. L'ordre était à la fois simple et follement optimiste : suivez le véhicule devant vous et rejoignez Kiev dans les dix-huit heures. Selon l'horaire et le journal de bord de l'unité les premiers véhicules de son convoi étaient censés arriver à la périphérie de Kiev à 2h55, encore plus vite qu'on ne le lui avait dit.
</p><p>Il n'en ont pas approché. Les énormes véhicules étaient si lourds que le convoi s'est immédiatement enlisé. Il leur a fallu plus d'une journée pour traverser la frontière. C'est devenu pire à partir de là. Le journal de bord a enregistré jour après jour des retards, des attaques ukrainiennes faisant des centaines de blessés, de morts et de véhicules détruits.
</p><p>Les ordres secrets du 26e régiment de chars ont été émis quelques heures seulement avant l'annonce de Poutine. Ces ordres étaient confiants au point d'être contradictoires. Ils anticipaient une résistance possible de la part des troupes et des avions ukrainiens mais ils ont tout de même prévu une course de 24 heures sans entrave depuis la frontière entre l'Ukraine et la Russie jusqu'à un point de l'autre côté Dniepr à environ 500 kilomètres de là.
</p><p>Là, l'unité devait se retrancher selon les plans de guerre russes à environ deux heures de Kiev afin de bloquer les troupes ukrainiennes venant du sud et de l'est. Elle devrait se débrouiller quelle que soit la vigueur de la résistance de l’ennemi. Ses ordres indiquaient qu’il n’y aurait pas de renforts en hommes ni en matériel.
</p><p>Les lourdes colonnes russes, en grande partie non protégées, ont été des cibles faciles.
</p><p>Le 17 mars Valeri Zaloujny, commandant des forces ukrainiennes, a publié une vidéo montrant des chars en feu dans le nord-est de l'Ukraine. Selon lui ils appartenaient au 26e régiment de chars, à des centaines de kilomètres de sa destination prévue.
</p><p>L'unité a perdu 16 véhicules en moins de trois semaines, selon des documents russes saisis et publiés par l'Ukraine. La mère d'un des jeunes soldats figurant sur la liste de l'unité a dit aux médias russes que son fils avait été ramené à la maison en morceaux, identifié uniquement par son ADN.
</p><p>Dans toute l'Ukraine les pertes russes se sont accrues. Une colonne blindée géante de plus de 30 000 soldats poussant vers le sud en direction de la ville de Tchernihiv a été détruite par un groupe hétéroclite de soldats ukrainiens qui se battaient à un contre cinq : ils s'étaient cachés dans la forêt et ont détruit la colonne russe avec des armes antichar à l'épaule, par exemple des Javelin de fabrication américaine.
</p><p>Un des soldats russes de cette unité a été impressionné par la rapidité de l'attaque ukrainienne : « lors de la première bataille la colonne a été prise en embuscade et j'ai été blessé, j’avais perdu une jambe et pendant 24 heures je suis resté allongé dans un champ en attendant que mon unité vienne me chercher. »
</p><p>La déroute près de Tchernihiv a contrarié une partie du plan de la Russie pour envelopper Kiev. Le massacre à l'aéroport de Hostomel en a contrarié une autre. Les forces russes avaient compté sur la surprise lorsque vague après vague des hélicoptères ont déferlé sur l'aéroport qui abritait le plus gros avion du monde : l'An-225 Mriya, avion cargo d'une envergure de 100 mètres qui était la fierté de l'aviation ukrainienne.
</p><p>Prendre l'aéroport aurait donné aux forces russes une tête de pont pour apporter les troupes qui seraient montées à l’assaut de la capitale ukrainienne mais les Ukrainiens s’y attendaient. Ils ont abattu des hélicoptères russes avec des missiles tirés à l'épaule et tué jusqu'à 300 parachutistes. Pendant les jours suivants des batailles féroces ont détruit une grande partie de l'aéroport y compris le précieux avion cargo Mriya, mais elles bloqué les plans de la Russie. « Oui, nous avons perdu notre Mriya, a dit le porte-parole du commandement de l'armée de l'air ukrainienne. Mais l'aéroport n'a pas été perdu. »
</p><p>La Russie a donc échoué dans l'attaque terrestre et aérienne mais également dans une autre branche de son arsenal tant vanté : le piratage informatique. Avant que les premiers missiles et coups de feu ne soient tirés l'unité 74455 de la Direction du renseignement militaire russe, le GRU, a tenté d'infiltrer les réseaux ukrainiens et de les détruire.
</p><p>Les responsables de Washington, qui travaillaient depuis des années en étroite collaboration avec les Ukrainiens pour renforcer leur cyberdéfense, ont retenu leur souffle : les États avaient jusqu’alors utilisé le piratage pour de l'espionnage, du vol, de la subversion et du sabotage, mais personne ne savait ce qui pourrait se passer dans un conflit militaire à grande échelle. « Tout ce qui a été écrit sur la cyberguerre est purement théorique, a dit un haut responsable américain de la défense. Pour la première fois, on a pour de vrai la guerre et le cyber ensemble. »
</p><p>L'unité de piratage russe connue sous le nom de Sandworm menaçait depuis longtemps l'Ukraine. À partir de 2015 elle a lancé des attaques contre son réseau d’électricité mais cela lui demandait beaucoup de travail et était peu efficace : il a fallu environ dix-neuf mois à Sandworm pour préparer l'attaque contre une centrale électrique dans l'ouest de l'Ukraine, mais cette attaque n'a provoqué que six heures de panne de courant.
</p><p>Un jeu du chat et de la souris s'ensuivit, les États-Unis, la Grande-Bretagne et d'autres alliés aidant à renforcer les ordinateurs ukrainiens et à éviter les intrusions russes. Le 23 février, quelques heures avant le début de l'invasion, Sandworm a lancé un logiciel malveillant qui a infecté plusieurs centaines d'ordinateurs du gouvernement ukrainien mais l'intrusion a été détectée rapidement et les dégâts ont été limités. Puis Sandworm a encore frappé, mais le code qu'il utilisait semblait avoir été assemblé à la dernière minute avec des erreurs de programmation – deuxième échec.
</p><p>Dans son coup le plus audacieux Sandworm s'est attaqué aux communications par satellite de l'armée ukrainienne. Cela a fonctionné, et à 6h15 le 24 février le système est tombé en panne juste au moment où l’Ukraine était la plus vulnérable. Cela aurait pu être un coup fatal mais l’Ukraine avait un plan de secours : un autre système de communication par satellite avait été testé deux mois auparavant pour s'assurer qu'il serait prêt au cas d'une invasion russe. La Russie avait supposé que ses forces marcheraient sans obstacle jusqu’à Kiev. Lorsque cela ne s'est pas produit les responsables américains pensent que Sandworm a été pris au dépourvu comme le reste de l'armée russe.
</p><p>Les plans pour une victoire rapide étant contrecarrés, les forces russes ont été confrontées aux problèmes les plus élémentaires : elles n'avaient pas apporté suffisamment de nourriture, d'eau ou autres fournitures pour une campagne prolongée. Les soldats ont dû avoir recours au pillage des épiceries, des hôpitaux et des maisons. « Les gars allaient d'appartement en appartement et en sortaient de gros sacs – c’était le pillage dans toute sa splendeur, a écrit un soldat russe dans son journal. Certains ne prennent que ce dont ils ont besoin, d'autres prennent tout, des vieux téléphones non fonctionnels aux téléviseurs à écran plasma, aux ordinateurs et à des alcools de prix. »
</p><p>Dans son journal le soldat raconte la chasse aux médicaments, à la nourriture et autres produits de première nécessité et il décrit la joie que les hommes ont ressentie en entrant dans une épicerie : « nous avons trouvé tout ce qui nous manquait, même des sucreries. Tous se sont réjouis comme des enfants. » Il raconte qu'il a failli mourir dans une attaque au mortier et qu'il a traqué un véhicule blindé de transport de troupes ukrainien. Mais souvent il semble préoccupé par les provisions pour lui et ses camarades : il décrit comment ils ont parcouru un hôpital et trouvé de la confiture, des biscuits et des raisins secs. Deux jours plus tard, il a eu plus de chance. « J'ai trouvé des chaussettes qui valent maintenant leur pesant d'or ».
</p><p>Certaines troupes russes ont paniqué et ont même eu recours à l'auto-sabotage. Selon un rapport de renseignement du Pentagone des chauffeurs militaires russes ont fait des trous dans leurs réservoirs d'essence pour éviter d'aller au combat. Le commandant d'un dépôt de réparation de chars ukrainien a dit qu'une trentaine de chars russes T-80 apparemment en parfait état lui avaient été amenés au début de la guerre. Lorsque ses mécaniciens les ont examinés ils ont découvert que du sable avait été versé dans les réservoirs pour les rendre inutilisables.
</p><p>Les armées ukrainiennes ont vu une accumulation suspecte de téléphones portables étrangers près de la frontière, dans les forêts entre l'Ukraine et la Biélorussie. Les soldats russes qui utilisaient leurs téléphones portables pour appeler chez eux apparaissaient soudain sur le réseau ukrainien. Les responsables qui en temps de paix surveillent le trafic pour détecter les activités criminelles ont vite compris qu'ils pouvaient entendre les envahisseurs s’approcher en temps réel.
</p><p>« Nous avons écouté les soldats russes alors qu'ils paniquaient et appelaient leurs amis et leurs proches », a dit leur responsable. « Ils ont utilisé des téléphones ordinaires pour prendre les décisions concernant leurs prochains déplacements. »
</p><p>Dans de longs couloirs fermés par des serrures à détection faciale, derrière des portes scellées pour éviter les intrus, des équipes de femmes ont suivi les troupes russes depuis de petites cabines d'écoute tandis que leurs proches s'emparaient de fusils pour patrouiller dans les rues. « Nous avons compris où se trouvait l'ennemi, quels numéros il utilisait », a dit leur responsable.
</p><p>Ces espionnes ont transmis aux forces armées ukrainiennes des informations qui ont permis de monter des embuscades et des contre-attaques. Le major-général Kyrylo Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien, dit que les forces ukrainiennes avaient utilisé les signaux émis par des téléphones portables et des vidéos TikTok pour cibler une unité de soldats tchétchènes connue sous le nom de Kadyrovtsy du nom de l'homme fort de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. Il a fallu 40 minutes après le moment où la vidéo a été téléchargée pour localiser l'emplacement de l'unité près de l'aéroport de Hostomel au nord-ouest de Kiev, a dit Budanov. L'armée ukrainienne les a ensuite frappés avec trois missiles balistiques Tochka-U.
</p><p>Les Russes ayant continué à se rapprocher de Kiev, les espionnes cachées dans les salles d'écoute ont dû prendre une décision rapide : détruire leur équipement et fuir pour leur propre sécurité, ou rester pour continuer à recueillir des renseignements. Elles sont restées. « Nous n'avons pas laissé l'ennemi aller plus loin, a dit leur responsable. Les premiers jours, quand ils ont fait des erreurs stupides, nous avons utilisé leurs erreurs à notre avantage. »
</p><p><b>Ils l’ont pris pour un tsar et il est devenu dingue</b>
</p><p><i>Bouillant de ressentiment contre l’Occident, Poutine a conduit son pays à la guerre pour conforter sa place dans l’histoire. Des collaborateurs en adoration devant lui ont alimenté sa certitude d’une victoire facile. Il prétendait avoir forgé une armée russe moderne et puissante, très différente de ce qui était resté de l’époque soviétique. Voyant les choses de loin, l’Occident le croyait.</i>
</p><p>Au début de novembre 2021 le directeur de la CIA, William J. Burns, s'est envolé pour Moscou, s'est assis dans une salle de conférence du Kremlin et a attendu la fin des formalités avant d'expliquer la raison de sa venue.
</p><p>« Les États-Unis pensent que Poutine envisage une invasion à grande échelle de l'Ukraine », a dit Burns aux Russes. Il leur a dit que s'ils s'engageaient dans cette voie l'Occident tout entier réagirait de manière décisive et que les conséquences seraient graves pour la Russie.
</p><p>Nikolai Patruchev, le secrétaire du conseil de sécurité russe, s'est raidi et a regardé Burns droit dans les yeux. Il a abandonné ses notes pour évoquer les prouesses des forces armées russes. Il a dit qu’elles avaient été tellement modernisées sous Poutine qu’elles pouvaient désormais rivaliser avec les armées des États-Unis.
</p><p>« Patruchev n’a pas donné de détails, a dit l'ambassadeur américain en Russie qui assistait à la réunion. Il regardait Burns en disant : nous pouvons le faire, nous sommes de retour, c’est décidé et nous sommes confiants. Faire ce que nous voulons faire ne nous posera aucun problème. » À son retour à Washington Burns a informé Biden : « Poutine a pratiquement décidé de prendre le contrôle de l'Ukraine, les Russes ont la certitude absolue que la victoire sera rapide. »
</p><p>Pour Poutine, l'Ukraine est une nation artificielle que l’Occident utilise pour affaiblir la Russie. Il la décrit comme un berceau de la culture russe et une pièce maîtresse de l'identité russe : elle doit donc être arrachée à l'Occident et replacée dans l'orbite russe. Ceux qui le connaissent disent que c'est à ses yeux la grande mission inachevée de ses vingt-deux années au pouvoir.
</p><p>Ayant commencé comme un bureaucrate modeste, il est devenu président le soir du Nouvel An 1999 car il était perçu par le cercle qui entourait Boris Eltsine comme un gestionnaire compétent et capable d’apporter la stabilité sans menacer l'élite dirigeante.
</p><p>Ceux qui le connaissent depuis les années 1990 disent qu’il semble transformé dans sa troisième décennie au pouvoir. Il se voit comme une figure centrale d’un millénaire d'histoire russe : il l'a laissé entendre en 2016 lorsqu'il a dévoilé une statue de Vladimir le Grand, prince médiéval de Kiev, à l'extérieur des murs du Kremlin. Il a dit alors que Vladimir était « entré dans l'histoire comme unificateur et protecteur des terres russes ». Le Vladimir qui se trouve à la tête de la Russie au XXIe siècle, Poutine l'a dit de plus en plus clairement, considère qu’il perpétue cette tradition.
</p><p>« Si tout le monde vous dit depuis vingt-deux ans que vous êtes un super-génie, vous commencez à le croire dit Oleg Tinkov, ancien magnat bancaire russe qui s'est retourné contre Poutine. Les hommes d'affaires russes, les fonctionnaires russes, le peuple russe tous ont vu en lui un tsar. Il en est devenu fou. »
</p><p>Poutine est arrivé au pouvoir comme un politicien habile. Il sait sourire, montrer du charme et de l'humilité, et semble ainsi un leader raisonnable aux yeux des Russes comme des étrangers. Il sait contrôler ses muscles faciaux lors des conversations tendues, ses yeux étant alors le seul indice de ses émotions.
</p><p>Mais durant sa présidence il s'est de plus en plus laissé aller à un tourbillon de ressentiments et d'obsessions : le prétendu dédain de l'Occident pour le rôle de l'Union soviétique dans la défaite de l'Allemagne nazie ; la crainte que l'OTAN ne place des missiles nucléaires en Ukraine pour frapper Moscou ; la « politique de genre » selon laquelle, dit Poutine, « Maman et Papa sont remplacés par Parent n° 1 et Parent n° 2 ».
</p><p>Dans le système qu'il a construit autour de sa personnes ces bizarreries peuvent avoir des conséquences mondiales. « Ce à quoi il pense de manière obsessionnelle, et peut-être à tort, a fini par influencer l’évolution du monde entier », a dit Konstantin Remchukov, le rédacteur en chef d'un journal moscovite.
</p><p>Poutine pense être le seul qui comprenne vraiment l'Ukraine. Après avoir annexé la péninsule de Crimée en 2014 il s'est vanté d'être passé outre à l’avis de conseillers qui jugeaient cette décision trop dangereuse en raison du risque de sanctions et de résistance militaire de l’Ukraine. À l'époque les intuitions de Poutine se sont révélées justes. L'armée ukrainienne s'est rapidement retirée de la Crimée, certains soldats et marins ont changé de camp pour rejoindre la Russie et les sanctions limitées de l'Occident n'ont guère affecté l'économie russe. Cela a renforcé la confiance en soi de Poutine. « J'ai pris mes responsabilités, a-t-il dit à un de ses confidents après s’être emparé de la Crimée. Tôt ou tard je ne serai plus là mais la Crimée aura été rendue pour toujours à la Russie. »
</p><p>De nombreux proches de Poutine se sont sentis incités à conforter l'estime de soi du patron et à exagérer les menaces extérieures et les injustices historiques contre lesquelles il pensait lutter. </p><p>Un ancien confident compare cette dynamique à la spirale de radicalisation des réseaux sociaux qui alimentent leurs utilisateurs avec un contenu fait pour provoquer une réaction émotionnelle : « ils lisent son humeur et lui glissent ce genre de choses ».
</p><p>À l'été 2021, lors d'une réunion censée porter sur l'économie, Poutine a préféré pester contre l'Occident et contre le retrait du président George W. Bush du traité sur les missiles antibalistiques en 2002, retrait que Poutine cite souvent comme l'un des plus grands péchés américains de l'après-guerre froide. « Nous avons longtemps essayé de nous associer à l'Occident, mais ce partenariat n'a pas été accepté », a-t-il dit à un de ses invités. « Ces mots avaient une sorte de finalité propre, dit celui-ci : c'était comme s'il se parlait à lui-même et non à moi. »
</p><p>Cet invité avait passé trois jours en quarantaine avant de pouvoir rencontrer Poutine à une distance d'environ cinq mètres. C'était l’option « légère » que le Kremlin offrait pendant la deuxième année de la pandémie à ceux qui voulaient le rencontrer mais souhaitaient éviter les longues quarantaines nécessaires pour pouvoir lui parler de près.
</p><p>L’isolement a accentué la radicalisation de Poutine. Il est resté seize mois sans rencontrer en personne un seul dirigeant occidental, il a tenu à peu près toutes ses réunions par vidéoconférence à partir de lieux dont l’emplacement exact était un mystère. Ceux qui pouvaient le voir en personne ont vu leur influence augmenter selon un système dans lequel l'accès à Poutine – appelé par les initiés « le patron » ou « V.V. », ses premières initiales – est la plus précieuse des devises.
</p><p>« Notre ressource la plus importante n'est pas une médaille, ni de l'argent ni la possession de quoi que ce soit », dit Constantin Zatuline, député du parti Russie Unie de Poutine. « Notre ressource principale, la plus importante, c’est l'accès au président. »
</p><p>Sur ce point Yuri Kovalchuk, physicien conservateur et magnat de la banque qui s'est lié d'amitié avec Poutine dans les années 1990, s'est habilement comporté pendant la pandémie. Il s'est vanté l'an dernier d'avoir passé plusieurs mois en 2020 avec Poutine dans sa résidence du lac Valdaï, entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Il dit que la principale réalisation de Poutine était la « militarisation », c’est-à-dire la création d'une armée et d'une société prêtes pour la guerre.
</p><p>Kovalchuk, qui se targue d'être un stratège, voit la Russie contrainte à une bataille existentielle avec l'Occident. Au cours de la dernière décennie il a élargi son portefeuille de sociétés de télévision et de journaux, éléments clés de l'appareil de propagande du Kremlin. Un ancien confident de Poutine dit que Kovalchuk se considère comme un visionnaire et que la pandémie, avec les précautions extraordinaires prises par Poutine, lui a donné l’occasion d’accroître son emprise sur le président et sur le pays.
</p><p>Les relations de Poutine avec l'Ukraine ont alimenté son animosité personnelle envers le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky. Lorsque Zelensky a été élu avec une victoire écrasante en 2019 le Kremlin l'a vu comme quelqu'un avec qui il serait possible de travailler : ce comédien russophone avait vécu à Moscou, joué à la télévision russe et gagné les élections en ayant pour message de mettre fin à la guerre dans l'est de l'Ukraine.
</p><p>Comme Zelensky est juif certains à Moscou s'attendaient à ce qu'il soit dur avec l'aile nationaliste car elle vénère les indépendantistes qui ont combattu aux côtés des nazis durant la Seconde Guerre mondiale. « Je pense qu'il est sincèrement disposé à faire des compromis avec la Russie, a dit Poutine en 2019. C'est sa conviction sincère, du moins il s’y efforce. »
</p><p>Au début de 2021 les espoirs du Kremlin ont été déçus : Zelensky a réprimé les intérêts pro-russes en Ukraine, fermé les chaînes de télévision pro-russes et sanctionné Viktor Medvedtchouk, oligarque ukrainien proche de Poutine. Poutine a exprimé en octobre 2021 sa frustration lors d'une longue rencontre à sa résidence de Sotchi avec Bennett, nouveau Premier ministre d'Israël. Poutine a charmé son invité, l'a emmené dans sa résidence privée et lui a servi un verre de whisky, mais en ce qui concerne l'Ukraine il a laissé éclater sa colère.
</p><p>Bennett lui a dit que Zelensky voulait le rencontrer. « Je n'ai rien à discuter avec ce type, a rétorqué Poutine. Quel genre de juif est-il ? C'est un partisan du nazisme. »
</p><p>Certains occidentaux pensent qu'à ce moment-là Poutine avait peut-être déjà décidé d'entrer en guerre. Mais en Russie, même parmi ceux qui ont accès à Poutine ou à son entourage, presque personne ne pensait qu’il envisageait sérieusement une invasion à grande échelle : ils étaient sûrs qu'il bluffait.
</p><p>Remchukov, rédacteur en chef d’un journal, était l'un d’eux. Ayant en 2018 présidé la campagne électorale du maire de Moscou Sergei Sobyanin – ancien chef de cabinet de Poutine – il se sentait suffisamment dans le coup pour annoncer avec joie à sa femme une semaine avant l'invasion : « Lena, il n'y aura pas de guerre ! » Il avait rencontré ce jour-là pendant deux heures plusieurs hauts responsables militaires. Sans montrer la moindre trace de tension ils avaient plaisanté sur le physique de Remchukov, l'avaient interrogé en détail sur son régime amaigrissant et parlé avec désinvolture de leurs projets de vacances pour début mars. Une fois rentré à la maison il a décrit la rencontre à sa femme, « elle m'a embrassé et a dit : quel bonheur ! »
</p><p>Les Américains, en revanche, craignaient le pire. Le 22 février, deux jours avant l'invasion, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, s'est rendu au Pentagone et a dit que son pays avait désespérément besoin de Stingers, ces missiles antiaériens que l’on peut tirer à l'épaule.
</p><p>Le secrétaire à la Défense Lloyd Austin a proposé son aide avant de demander ce que le gouvernement ukrainien prévoyait de faire après l'invasion russe. « Si vous êtes expulsés de Kiev, a-t-il dit, où allez-vous aller? » Kuleba a répondu : « Je ne veux même pas le savoir. Nous n'allons pas en parler ni y penser. » « Je comprends, a dit Austin, mais vous avez besoin d'un plan. »
</p><p>Le général Mark Milley, président des chefs d'état-major interarmées, s'est joint à eux en se lançant un discours sur le thème « vous allez tous mourir ». « Ils vont arriver à Kiev dans quelques jours avec des chars et des colonnes en formation, a-t-il dit. Vous devez être prêt à ça et si vous ne l'êtes pas, ce sera un massacre. »
</p><p>Pendant que le général Milley parlait Kuleba et les membres de sa délégation s'adossaient à leurs chaises, les yeux écarquillés.
</p><p>L'armée de l'air ukrainienne s'était entraînée depuis 2011 avec des pays de l'OTAN et ce partenariat s'était approfondi après la prise de la Crimée par la Russie en 2014. Se méfiant d'une autre invasion, les Ukrainiens ont fait des exercices de combat en Ukraine et en Californie et préparé leur armée de l'air à affronter un ennemi technologiquement supérieur. Une équipe secrète de l'US Air Force et de la Garde nationale nommée « Grey Wolf » a été créée en février à la base aérienne de Ramstein en Allemagne pour soutenir les Ukrainiens.
</p><p>Mais le général Milley nourrissait toujours de sérieux doutes sur la préparation de l'Ukraine. Il avait parcouru les couloirs du Pentagone cet hiver-là avec une énorme carte verte de l'Ukraine portant les projections de plus en plus inquiétantes des agences de renseignement sur les plans d'invasion de la Russie. De plus l'attachée de défense américaine à l'ambassade de Kiev avait passé des semaines à essayer d'obtenir les plans défensifs de l'Ukraine et ceux qu'elle avait reçus minimisaient la menace russe selon le Pentagone.
</p><p>Austin a semblé quelque peu mal à l'aise après la réprimande brutale du général Milley au ministre ukrainien des Affaires étrangères. Il a ajouté, rassurant : « Nous allons faire ce que nous pouvons pour aider ces gars-là. »
</p><p>À Moscou aussi la réalité a tardé à se faire sentir. Zatuline, allié de haut rang de Poutine au Parlement russe, a reçu à la mi-février un premier indice suggérant que le président était sérieux au sujet d'une invasion. Bien qu’expert de premier plan sur l'Ukraine Zatuline n'avait jamais été consulté sur cette possibilité. Il devait prononcer le 15 février une allocution devant le Parlement russe au nom du parti Russie Unie de Poutine pour dire qu'il n'y aurait pas d'invasion à moins que Zelensky lui-même passe à l'offensive à l'est de l'Ukraine. Mais à peine cinq minutes avant le début de la session il a reçu un message : la direction du parti avait annulé son discours. « Je n'étais pas prêt pour une telle tournure des événements, a dit Zatuline. Cette décision a été une surprise pour moi et pour un grand nombre de personnes au pouvoir. »
</p><p>Dmitri Peskov, le porte-parole de Poutine, n’a découvert l'invasion qu'une fois qu'elle a commencé. De même, Anton Vaino, chef de cabinet de Poutine, et Aleksei Gromov, puissant conseiller médiatique de Poutine, ne le savaient pas à l'avance. Le mieux que les principaux collaborateurs avaient pu faire était d'essayer de lire le langage corporel de Poutine. Certains disaient avec inquiétude « il a une étincelle guerrière dans les yeux ».
</p><p>Au milieu du renforcement militaire de la Russie autour de l'Ukraine à la fin de 2021 un vice-ministre a demandé à Sergei Markov, conseiller du Kremlin, s'il savait ce qui allait se passer. « Cela veut dire que personne n'a prévenu ce vice-ministre », a dit Markov. « Certains des membres du Conseil de sécurité russe n'ont été prévenus qu'au dernier moment ».
</p><p>De nombreux membres de l’élite ont compris trop tard ce qui se préparait. La principale association industrielle russe s'attendait à rencontrer Poutine en février avec au programme, entre autres, la régulation des crypto-monnaies. La réunion a été continuellement reportée jusqu'à ce que finalement, le 22 ou le 23 février, le Kremlin informe les participants de la date : ce serait le 24 février.
</p><p>Andrey Melnichenko, entrepreneur milliardaire dans le charbon et les engrais, s'est réveillé ce matin-là pour apprendre la «folie» de l’invasion de l’Ukraine. Mais la rencontre avec Poutine était toujours prévue, donc quelques heures plus tard il était au Kremlin. Dans une antichambre des magnats abasourdis grignotaient des sandwichs en attendant le résultat des prélèvements de coronavirus pour les autoriser à partager l'air que respire Poutine.
</p><p>Lorsque celui-ci est finalement apparu les caméras de télévision tournaient. Il a dit aux milliardaires assemblés qu'il n'avait pas eu d'autre choix que d'attaquer. « Ce qui s'est passé était irrationnel, a dit Melnichenko pour décrire sa réaction à l'invasion. J’étais sous le choc. »
</p><p>Un autre magnat se rappelle avoir réalisé – trop tard – que Poutine les faisait défiler devant les caméras de télévision afin que tout le monde puisse les voir et donc dans un but précis : « il s’agissait de compromettre tout le monde afin que tout le monde soit sanctionné ». Il n'y avait pas de retour en arrière possible : ils étaient maintenant, comme le reste de la Russie, dans le même bateau que Poutine. Melnichenko et tous les autres hommes d'affaires qui sont apparu avec Poutine ce jour-là ont effectivement été frappés de sanctions par l'Occident dans les mois qui ont suivi.
</p><p><b>Tout le monde volait et mentait</b>
</p><p>Alors que les Ukrainiens se rassemblaient pour repousser l'avancée russe, des officiers du renseignement russes ont envoyé par courrier électronique des instructions aux médias d'État, leur disant de décrire des troupes russes généreuses et triomphantes qui sauvaient les civils des méchants dirigeants ukrainiens.
</p><p>Le principal service de sécurité russe, le FSB, a travaillé main dans la main avec l'armée et la télévision d'État pour projeter une illusion de succès et dissimuler les dysfonctionnements. Les défaites sont devenues des victoires comme dans un miroir de carnaval. Malgré l'échec humiliant de la Russie à s'emparer de la capitale ukrainienne, son armée a envoyé aux équipes de télévision une vidéo montrant des Ukrainiens censés jeter leurs armes fournies par l'OTAN. Lorsque les troupes russes se sont retirées en mars des zones autour de Kiev, le FSB a vanté l'héroïsme des forces spéciales russes en affirmant qu'elles avaient arrêté des Ukrainiens qui terrorisaient les civils pro-russes.
</p><p>Des dizaines de milliers d'e-mails diffusés par la plus grande société de médias d'État russe montrent qu’au moins un des moteurs de l'effort de guerre russe a fonctionné sans heurts : sa machine de propagande.
</p><p>L'armée russe et le FSB ont parfois orienté les émissions d’information vers des clips vidéo. Les e-mails divulgués par VGTRK, géant des médias d'État qui supervise certaines des chaînes les plus regardées de Russie, décrivaient l'armée de Poutine comme prise au piège par l'OTAN. Une fois l'invasion commencée la propagande a minimisé les atrocités russes, renforcé les théories du complot et tenté de montrer que les troupes ukrainiennes abandonnaient leur poste.
</p><p>Hors caméra les employés des médias d'État n'avaient que peu ou pas d'idée sur ce qui se passait réellement. Un journaliste de la télévision d'État a dit qu'en avril dernier ses sources au Kremlin lui assuraient toujours que la guerre serait terminée dans quelques jours. « Demain matin, il y aura une déclaration », disait une des sources de ce journaliste pour être contredite dès le lendemain. « C'était vraiment un peu bizarre. »
</p><p>Tandis que les radiodiffuseurs d'État continuaient à publier des évaluations optimistes Poutine a reconnu en privé que son armée était en difficulté. Lors de sa rencontre en mars avec Bennett Poutine a dit que la guerre serait « beaucoup plus difficile que nous ne le pensions » et il est revenu sur un thème devenu une obsession de sa présidence : sa place dans l'histoire russe. « Je ne serai pas le dirigeant russe qui est resté les bras croisés sans rien faire ».
</p><p>Une fois de plus Poutine semblait convaincu que les futures générations de Russes pourraient être menacées par l'Occident. Il a passé des années à se préparer à cet affrontement et consacré des centaines de milliards de dollars à l'armée russe soi-disant pour la moderniser et éliminer la corruption qui l'avait minée dans les années 1990.
</p><p>Mais même si la Russie a fait des progrès significatifs la culture de corruption et de fraude a persisté sous Poutine car il mettait l'accent sur la loyauté plutôt que sur l'honnêteté ou la compétence. Le résultat fut un méli-mélo de troupes d'élite et de conscrits débraillés, de chars avariés et de bataillons qui n'étaient puissants que sur le papier.
</p><p>« Tout le monde vole et ment. C'était une tradition soviétique, maintenant elle est russe », dit le colonel Vaidotas Malinionis, commandant lituanien à la retraite qui a servi dans l'armée soviétique des années 1980. En regardant des images satellites du camp militaire où il a servi il a vu que l'ancienne caserne et la salle à manger étaient toujours là sans aucun signe de modernisation, et que quelques bâtiments s'étaient effondrés. « Il n'y a eu aucune évolution, seulement une régression ».
</p><p>Des responsables européens, américains et ukrainiens ont mis en garde contre une sous-estimation de la Russie, estimant qu'elle s'était renforcée après son invasion brouillonne de la Géorgie en 2008 : le ministre de la Défense, chargé de sortir l'armée de son dysfonctionnement post-soviétique, l’a remaniée, a mis à la retraite de force environ 40 000 officiers et tenté d'imposer plus de transparence sur l’utilisation de l'argent. Mais il s’est fait beaucoup d’ennemis. En 2012 il s'est lui-même trouvé mêlé à un scandale de corruption. Poutine l'a alors remplacé par Sergei Choïgou qui n'avait aucune expérience militaire mais était considéré comme quelqu'un qui pourrait arranger les choses.
</p><p>« La Russie a tiré beaucoup de leçons de la guerre de Géorgie et a commencé à reconstruire ses forces armées, mais elle a construit un nouveau village Potemkine », dit Gintaras Bagdonas, ancien chef du renseignement militaire lituanien. « Une grande partie de la campagne de modernisation a été juste « pokazukha », de la façade ».
</p><p>Des entrepreneurs comme Sergei Khrabrykh, ancien capitaine de l'armée russe, ont été recrutés pour cette mise en scène. Il a reçu en 2016 l’appel d'un vice-ministre de la Défense paniqué : une délégation de responsables devait visiter la base d'entraînement de l'une des principales unités de chars russes, la division de chars Kantemirovskaya dont l'histoire remonte aux victoires de la Seconde Guerre mondiale. Des milliards de roubles avaient été alloués à cette base mais la majeure partie de l'argent avait disparu et pratiquement aucun travail n'avait été fait. Le vice-ministre l'a supplié de la transformer avant l'arrivée de la délégation en une installation d'apparence moderne.
</p><p>« Ils fallait leur faire visiter la base pour leur montrer que la division Kantemirovskaya était la plus cool », dit Khrabrykh. Il a reçu environ 1,2 million de dollars et on lui a donné un mois pour faire le travail. Il a été stupéfait par le délabrement de la base. Le ministère de la Défense avait désigné cette division de chars comme l’unité qui défendrait Moscou en cas d'invasion de l'OTAN mais la caserne était inachevée avec des débris éparpillés sur les sols, de grands trous dans le plafond et des murs en parpaing à moitié construits. Un enchevêtrement de fils électriques pendait à un poteau.
</p><p>Avant l'arrivée de la délégation Khrabrykh a rapidement construit des façades bon marché et accroché des bannières couvertes d'images de chars et proclamant que l'armée était « plus forte et plus robuste d'année en année ». Lors de la visite les visiteurs ont été conduits à travers la partie la plus belle de la base et tenus à l'écart des toilettes qui n'avaient pas été réparées.
</p><p>Au début de l'invasion la division Kantemirovskaya s'est enfoncée dans le nord-est de l'Ukraine où elle a été attaquée par les forces ukrainiennes. Les équipages s’en sont tirés tant bien que mal, beaucoup de leurs chars ont été abandonnés ou détruits.
</p><p>Les procureurs russes ont poursuivi ces dernières années des milliers d'officiers et d'autres pour corruption : un colonel a été accusé d’avoir détourné l'argent destiné aux batteries des véhicules, un autre de fraude autour des cuisines mobiles. Le chef adjoint de l'état-major général a été accusé d'avoir fraudé l'État à propos des équipements radio,un général de division a été condamné à la prison dans cette affaire. En 2019 le procureur militaire en chef de la Russie a dit que plus de 2 800 officiers avaient été sanctionnés pour corruption au cours de cette seule année.
</p><p>Après l'invasion, les Américains ont remarqué qu'une grande partie des équipements russes était mal fabriqués ou en nombre insuffisant. Les pneus des véhicules à roues ont éclaté et bloqué les convois, les soldats ont dû avoir recours au financement participatif pour acheter des vêtements et d'autres fournitures de base à mesure que la guerre avançait.
</p><p>Fait encore plus important que la corruption, Poutine a fondamentalement mal compris sa propre armée : la Russie avait en fait passé 20 ans à se préparer à un autre type de guerre.
</p><p>Elle n'avait pas préparé son armée à envahir et occuper un pays aussi grand et puissant que l'Ukraine. Elle l’avait organisée de façon à tenir à distance les forces américaines et de l'OTAN tout en leur infligeant un maximum de dégâts. Au centre de cette stratégie se trouvait une série d'avant-postes – Kaliningrad près de la Baltique, la Crimée en mer Noire, le port syrien de Tartous sur la Méditerranée – et des missiles à longue portée. En cas de conflit la Russie avait l'intention de détruire l'ennemi à distance.
</p><p>Mais la Russie n'a pas écrasé l'Ukraine à l'avance par des semaines de frappes de missiles. Elle a fait avancer rapidement des troupes au sol.
</p><p>Contrairement à ses campagnes plus limitées comme en Syrie ou à la grande guerre hypothétique avec l'OTAN qu'elle avait planifiée depuis longtemps, l'invasion de l'Ukraine n'était tout simplement pas ce que l'armée russe avait été conçue pour faire et cela l’a mise dans une situation à laquelle elle était moins préparée à faire face.
</p><p>Le Kremlin a choisi selon le général Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien, la « plus stupide » de toutes les options militaires possibles en se précipitant pour tenter de prendre le contrôle de l'Ukraine.
</p><p>La Russie n'avait pas entraîné ses forces d'infanterie, d'aviation et d'artillerie à travailler de concert, à se déplacer rapidement et à se redéployer à partir d'un nouvel emplacement. Elle n'avait pas de plan B après l'échec de la marche sur Kiev et ses officiers ont longtemps eu peur d’apporter de mauvaises nouvelles à leurs chefs. Comme l’a écrit en juin sur Telegram le commandant de la milice pro-russe Aleksandr Khodakovsky « le système collectif d'auto-tromperie circulaire et mutuelle est l'herpès de l'armée russe ».
</p><p>Les échecs croissants ont poussé un groupe de blogueurs militaires pro-russes au point d'ébullition. Alors qu'ils étaient toujours des partisans de la guerre, ils ont commencé à critiquer ouvertement la performance de la Russie. « Je me tais depuis longtemps, a dit le blogueur Yuri Podolyaka en mai après la mort de centaines de soldats lors d'une traversée de rivière. En raison de la stupidité – je souligne, à cause de la stupidité du commandement russe – au moins un groupe tactique a été exterminé, peut-être deux. »
</p><p>Cette colère a finalement visé Poutine lui-même. En marge de sa grande conférence économique annuelle à Saint-Pétersbourg en juin il a tenu une réunion devenue une tradition : la rencontre avec les chefs des médias. Cette fois, cependant, les blogueurs étaient les principaux invités.
</p><p>Poutine était assis seul à une extrémité dans une salle immense. Certains des blogueurs ont pris la parole et bombardé Poutine de messages et de plaintes des soldats du front. « C'est devenu très concret et très surprenant, dit un des participants. Nous n'avions jamais eu de telles conversations. »
</p><p>Les agences de renseignement russes ont utilisé les blogueurs pour rejeter la responsabilité des échecs de la guerre sur le ministère de la Défense. Zatuline, l'allié de Poutine au Parlement, a insisté sur le fait qu'il soutenait la guerre mais qu'une bataille pour répartir le blâme était en cours et qu’il avait lui-même pris parti. « Tout le monde veut bien sûr rejeter la responsabilité sur quelqu'un d'autre, a-t-il dit, mais je pense que les principales erreurs de calcul ont été commises par le ministère de la Défense et par l'état-major général ».
</p><p><b>Personne ne s’en sortira vivant</b>
</p><p><i>Ruslan avait 54 ans. Il participait à la guerre en Ukraine et apprenait à se servir de son fusil. Il avait dans son sac des extraits de Wikipédia qui décrivaient son fusil et la façon de s’en servir pour bien tirer.</i>
</p><p><i>Il avait aussi des photographies des chefs militaires ukrainiens marquées du mot « recherché ».</i>
</p><p><i>La photocopie d’une lettre contenait des encouragement : « Soldats, prenez soin de vous et revenez bien vite à vos familles vivants et en bonne santé. Au revoir ».</i>
</p><p>Sa mission semblait claire. Avec son fusil de tireur d'élite, une liasse de papiers et des copies de son passeport russe dans son sac, Ruslan était l'un des milliers d'hommes mal entraînés et sous-équipés à qui il était demandé de défendre la vaste bande de territoire dont la Russie s'était emparée du nord-est de l'Ukraine.
</p><p>À la fin de l'été, les dirigeants russes avaient envoyé leurs meilleures troupes loin au sud en laissant derrière elles des effectifs réduits. Lorsque les Ukrainiens ont envahi et attaqué le nord-est dans l'espoir de reprendre les terres occupées des soldats comme Ruslan ont été abattus ou se sont éparpillés dans une retraite chaotique.
</p><p>Des analystes militaires avaient mis en garde contre ce risque avant l'invasion. Alors que des dizaines de milliers de soldats russes se massaient de manière inquiétante le long des frontières de l'Ukraine, ont-ils dit, le Kremlin n'en avait pas envoyé suffisamment pour occuper tout le pays. Les plans de guerre pour le 26e régiment de chars signalaient ce même problème : « n'attendez aucun renfort ».
</p><p>La Russie avait réussi à prendre du territoire, souvent à un coût énorme. Mais elle n’avait pas prévu comment le garder. « L'armée, les généraux, les soldats n'étaient pas prêts », dit Oleg Tsaryov, dirigeant fantoche que le Kremlin pensait installer en Ukraine. Il dit que l'armée russe s'était tellement dispersée en Ukraine après son invasion qu'elle « traversait les villes et ne laissait même pas derrière elle une petite garnison pour brandir le drapeau russe et se défendre ».
</p><p>Dans la région au nord-est de Kharkiv les commandants russes ont placé des hommes comme Ruslan à des barrages routiers puis sont partis. Ruslan n'avait rien d'autre dans son sac que les imprimés que les soldats ukrainiens ont récupérés en septembre avec ce qu'ils croient être son corps. Le fusil à côté de lui indiquait qu'il était un tireur d'élite. Mais alors que les tireurs d'élite des armées modernes suivent souvent des semaines d'entraînement spécial le seul moniteur de Ruslan semble avoir été l’Internet.
</p><p>« Bonjour cher soldat ! », dit une lettre non signée trouvée dans son sac. « Vous devez risquer votre vie pour que nous puissions vivre en paix. Grâce à vous et à vos camarades, notre armée est si forte, si puissante qu’elle peut nous protéger de tous les ennemis. »
</p><p>Plus de 50 pages de documents russes, collectés dans trois villes de la région de Kharkiv et examinés par le Times, montrent une vérité de tous les temps : ce sont principalement les fantassins qui portent le fardeau du combat.
</p><p>Les documents – que trois experts militaires indépendants jugent crédibles – montrent comment la Russie s'est appuyée pour conserver le territoire sur des forces de renfort dont beaucoup étaient des combattants séparatistes alors que l'armée régulière se battait à des centaines de kilomètres. Le 202e régiment de fusiliers de la République populaire de Louhansk en faisait partie. Il comptait près de 2 000 hommes, presque tous des fantassins. Plus d'une douzaine de pages détaillent les souffrances de cette unité, évoquant jusqu'au manque de vêtements chauds et de bottes.
</p><p>Plusieurs de ses soldats étaient dans la cinquantaine. L’un d’eux souffrait d'insuffisance cardiaque, une des plus jeunes victimes, un homme de 20 ans nommé Vladimir, souffrait d'engelures des membres inférieurs. Un autre encore s'est plaint lors d'un appel téléphonique intercepté par les Ukrainiens : il n'avait pas de gilet pare-balles et son casque datait des années 1940. « Notre bataillon a déjà passé plus de trois semaines sans recevoir de munitions » a dit Khodakovsky, le chef de cette milice pro-russe.
</p><p>Dans une interview un autre soldat a dit n'avoir qu'une vague idée de la façon d'utiliser son arme. Il a raconté qu'on lui avait conseillé de tirer coup par coup plutôt qu’en rafale, mais il n'était pas sûr de savoir le faire. Peu de temps avant d'aller au combat il s'est tourné vers un officier pour lui demander comment s'y prendre.
</p><p>La Russie en est venue à s'appuyer sur ces troupes inexpérimentées après des mois de manœuvres tactiques qui ressemblaient plus à 1917 qu'à 2022. Les commandants ont envoyé des vagues de soldats sous le feu de l'artillerie lourde, avançant de quelques mètres au prix de lourdes pertes.
</p><p>Une unité russe arrivée dans l'est de l'Ukraine s'est rapidement réduite à quelques hommes effarés, a dit un de ses soldats. Au cours des combats du printemps les officiers ont demandé à l’artillerie de soutenir l'attaque mais ce soutien n'est jamais venu et son unité a été dévastée. Les officiers les ont tout de même renvoyés dans la mêlée. « Ça dure depuis combien de temps ? Neuf mois, je pense ? Mais rien n'a changé. Ils n'ont rien appris et ils n'ont tiré aucune conclusion de leurs erreurs. »
</p><p>Ce soldat a décrit une bataille lors de laquelle les officiers ont envoyé encore et encore des soldats vers le front sur un même chemin. À chaque aller des corps tombaient autour de lui. Finalement, après avoir reçu le même ordre une cinquième fois, lui et son unité ont refusé d'y aller. Au total son unité a perdu environ 70 % de ses soldats morts et blessés, ruinant toute confiance en ses officiers. « Personne ne restera en vie. D'une manière ou d'une autre, une arme ou une autre va vous tuer. »
</p><p>Les Américains ont compris très vite qu'ils avaient largement surestimé l'armée russe. Le moral des soldats de base était si bas que la Russie a commencé à envoyer ses généraux au front pour le renforcer. Mais ces généraux ont commis une erreur mortelle : ils se sont placés tout près des antennes des réseaux de communication et cela a rendu facile de les trouver. L'Ukraine a donc commencé à tuer des généraux russes mais ces visites sur le front se sont pourtant poursuivies. Fin avril le chef d'état-major russe, le général Valeri Gerasimov, a fait un plan secret pour y aller lui-même.
</p><p>Les responsables américains l’ont découvert mais ils ont caché l'information aux Ukrainiens, craignant qu'ils ne tuent le général Gerasimov car cela pourrait aggraver le conflit : bien que les Américains se soient engagés à aider l'Ukraine, ils ne voulaient pas déclencher une guerre entre les États-Unis et la Russie.
</p><p>Les Ukrainiens ont quand même appris les plans de ce général. De hauts responsables américains leur ont demandé d’annuler l'attaque mais ce message est arrivé trop tard : les Ukrainiens avaient déjà lancé leur attaque contre la position du général. Des dizaines de Russes ont été tués dans la frappe mais le général Gerasimov n'était pas parmi eux.
</p><p>Les chefs militaires russes ont ensuite réduit leurs visites au front.
</p><p><b>Wagner se bat presque toujours tout seul</b>
</p><p><i>Ils ont déployé des chars, de l’artillerie lourde et des avions. Ils ont diffusé leur propagande et ouvert des centres de recrutement. Et ils se sont battus sur le front en Ukraine.</i>
</p><p><i>Mais ils ne faisaient pas partie de l’armée russe. Ils appartenaient à un groupe de mercenaires nommé Wagner. Et ils sont devenus l’une des armées fantômes de Poutine, qui agit souvent comme une rivale de l’armée russe.</i>
</p><p><i>Le chef de Wagner, Evgueni Prigogine, est depuis longtemps un familier de Poutine. Pour pouvoir participer à la guerre de Poutine, il a recruté des prisonniers et il rivalise avec l’armée russe pour se fournir en armements.</i>
</p><p>Plus de 20 ans après avoir été condamné pour meurtre, Yevgeny Nuzhin a vu une chance de salut arriver par hélicoptère.
</p><p>Prigojine – proche confident de Poutine qui s'est fait connaître comme traiteur des repas officiels au Kremlin et qui a fait des dégâts au Moyen-Orient et en Afrique avec son armée de mercenaires, Wagner – est venu en août à la recherche de recrues à la prison de Nuzhin au sud de Moscou.
</p><p>Manifestant une ferveur patriotique, il a prononcé le même discours que dans d'autres prisons, certains partagés en ligne. Vêtu d'un uniforme beige, il a promis le pardon aux détenus qui reviendraient vivants d'Ukraine. Ceux qui ne le feraient pas, a-t-il dit, seraient « enterrés dans les allées des héros ».
</p><p>Il a également lancé un avertissement : toute personne qui envisagerait de déserter une fois en Ukraine serait abattue. Nuzhin a accepté l'offre de Prigojine mais il a ignoré l'avertissement. Après deux jours au front où il a passé son temps à ramasser les corps de soldats de Wagner tués, il a profité de l'obscurité pour s'éclipser et se rendre aux Ukrainiens.
</p><p>« Quel bien a fait Poutine depuis qu'il est au pouvoir ? A-t-il fait quelque chose de bien ? a dit Nuzhin au Times après avoir été placé en garde à vue en Ukraine. Je pense que cette guerre est le tombeau de Poutine. »
</p><p>La dépendance de Poutine à l'égard des mercenaires et des anciens prisonniers est l'une des caractéristiques les plus étranges de sa guerre en Ukraine. Prigojine n'est que l'un des hommes forts actifs dans la guerre, tous dirigés par Poutine qui a divisé l'administration d'une grande partie de la Russie en fiefs concurrents appartenant à des personnes qui lui sont avant tout fidèles.
</p><p>Outre les mercenaires contrôlés par Prigojine il y a aussi la garde nationale russe supervisée par l'ancien garde du corps de Poutine et l'unité commandée par le chef tchétchène, Kadyrov dont les combattants ont été localisés et attaqués à cause de leurs mésaventures sur TikTok.
</p><p>Leur coordination avec l'armée russe est limitée. « Il n'y a pas de commandement unifié, de quartier général unique, de concept unique, de planification unifiée des actions et du commandement, dit le général Ivashov, officier russe à la retraite qui a prévu que la guerre irait mal. La défaite est prévisible. »
</p><p>Après le retrait des forces russes du nord-est de l'Ukraine à la fin de l'été, Kadyrov a demandé que le commandant russe responsable soit rétrogradé au rang de soldat et envoyé au front « pour laver sa honte avec du sang ». Prigojine a insisté lui aussi : « Tous ces salauds devraient aller pieds nus au front avec des pistolets mitrailleurs. »
</p><p>Ces accusations ont aggravé le désarroi dans l'effort de guerre russe. Poutine a remplacé plusieurs hauts commandants militaires mais il est resté fidèle à Choïgou, son ministre de la Défense, et au général Gerasimov : les renvoyer reviendrait à reconnaître publiquement que la guerre va mal, aveu qu’il répugne à faire. « Ils essaient toujours de maintenir l'illusion que tout va bien », dit le général Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien..
</p><p>La friction a parfois atteint les troupes dans la zone de combat. Fidar Khubaev, opérateur de drone russe qui a été témoin de l'épisode, dit qu’après une dispute sur le champ de bataille dans la région de Zaporizhzhia au cours de l'été un commandant de char russe a dirigé son T-90 non vers l'ennemi mais vers un groupe de soldats de la garde nationale russe puis tiré sur leur point de contrôle, le faisant exploser. « C’est le genre de choses qui se produit là-bas », a dit Khubaev, ajoutant qu'il avait fui la Russie à l'automne.
</p><p>Le groupe Wagner est devenu la principale des armées supplétives en Ukraine. Ses troupes ont reçu une couverture élogieuse à la télévision d'État russe. En novembre elles ont été présentées dans un film documentaire intitulé « Wagner : contrat avec la patrie » et produit par RT, l'un des principaux organes de propagande du Kremlin. « Jusqu'à récemment, Wagner était l'une des organisations les plus fermées et les plus secrètes mais pour nous ils ont fait une énorme exception », dit Andrey Yashchenko, le présentateur du film, dans la bande-annonce qui montre des chars traversant des villages jonchés de décombres.
</p><p>Au cours des cinq premiers mois de la guerre il n'y a eu presque aucune mention publique de l'implication de Wagner ou de Prigojine en Ukraine. À la fin de l'été, alors que l'armée russe commençait à s'effondrer dans le nord-est et le sud, il s'est mis à l'honneur. Après des années à nier tout lien avec Wagner – et parfois son existence même – Prigojine est soudain devenu public, faisant semblant de rendre visite à ses troupes en Ukraine, distribuant des médailles, assistant à des funérailles et claironnant son indépendance sur le champ de bataille. Il a le 14 octobre écrit dans la page de son entreprise de restauration « Wagner se bat presque toujours seul » sur le site de médias sociaux russe VK.
</p><p>Une analyse de vidéos prises en Ukraine a révélé que les troupes de Wagner possèdent certaines des armes les plus avancées de la Russie : des chars, des avions de combat et des lance-roquettes thermobariques. Et en raison de ses liens avec le président le groupe Wagner a la priorité sur les autres unités militaires pour les armes et l'équipement.
</p><p>Peskov, le porte-parole du Kremlin, a nié que la diversité des forces de combat puisse causer de la confusion et dit qu'elles relevaient toutes des hauts gradés de l'armée russe. La notoriété de Prigojine et de Kadyrov serait simplement le résultat de leurs efforts en relations publiques : « certains sont très actifs dans l'espace de l'information, certains le sont moins, mais cela ne signifie pas, disons, une indépendance. »
</p><p>Malgré son armement et sa bravoure Wagner a souffert sur le champ de bataille. Les soldats ukrainiens disent que c'est un ennemi redoutable, mais les troupes de Wagner qui tentent depuis près de six mois de s'emparer de la petite ville industrielle de Bakhmut ont été tenues à distance avec de lourdes pertes pour les deux parties. Cela a provoqué, fait rare, un éloge public des prouesses de l’armée ukrainienne :
</p><p>« La situation est difficile mais stable, a dit Prigojine dans son post du 14 octobre. Les Ukrainiens offrent une résistance honorable. La légende selon laquelle ils seraient en fuite n'est qu’une légende. Les Ukrainiens sont comme nous des gars avec des couilles d'acier. Ce n'est pas une mauvaise chose. En tant que Slaves nous devrions en être fiers. »
</p><p>8 000 soldats de Wagner combattent en Ukraine. Des centaines d’entre eux ont été tués, plusieurs de ses avions de chasse ont été abattus. Les prisonniers que Prigojine a recrutés semblent n'être que de la chair à canon et sont la grande majorité des tués.
</p><p>Un ancien détenu russe recruté par Prigojine a dit qu'il avait été laissé pendant quatre jours dans une tranchée peu profonde sur les lignes de front près de Bakhmut sans nourriture ni eau et avec peu d’information sur ce qu'il était censé faire, à part traîner les nombreux corps de ses camarades morts. Il n’est pas étonnant, a-t-il dit, que certaines des recrues de Wagner aient décidé de fuir.
</p><p>Pour garder le contrôle Prigojine a recours à des sanctions extrêmes qui montrent que la guerre a réduit les vestiges de l'État de droit en Russie. Comme Poutine, dont les espions ont été accusés d'empoisonner et d'assassiner des traîtres présumés partout dans le monde, Prigojine dit que la trahison est le pire péché qu'un Russe puisse commettre. Il a proposé de créer sa propre police de type Gestapo pour traquer les traîtres, y compris les hommes d'affaires russes « qui quittent notre pays dans leurs avions d'affaires. »
</p><p>Le sort de Nuzhin est un avertissement macabre.
</p><p>Conscient des pressions exercées sur les prisonniers de guerre et des risques auxquels ils sont confrontés, le Times a choisi de ne pas divulguer leurs noms. Comme pour toutes les personnes que nous avons interrogées, nous utilisons des documents et d'autres preuves pour vérifier leurs affirmations.
</p><p>Nous n'avons pas publié notre entretien avec Nuzhin mais il a parlé aux médias ukrainiens qui ont diffusé des parties de son récit. Peu de temps après il a été libéré lors d'un échange de prisonniers et s'est retrouvé entre les mains de Wagner.
</p><p>Il est ensuite apparu dans une vidéo sur un compte Telegram pro-russe. La tête de Nuzhin était collée à un bloc de pierre. Au-dessus de lui se dressait un homme en tenue de camouflage qui tenait une masse. « Je me suis réveillé dans ce sous-sol où on m'a dit que je serais jugé », dit Nuzhin d’une voix rocailleuse. La masse se balance alors et écrase son crâne.
</p><p>Peu de temps après, Prigojine a publié une déclaration approuvant ce meurtre de Nuzhin. « Nuzhin a trahi son peuple, trahi ses camarades consciemment, indique ce communiqué. Il a planifié son évasion. Nuzhin est un traître. » Interrogé un jour après sur cette vidéo lors d'une conférence téléphonique avec des journalistes Peskov a dit « ce n'est pas notre affaire. »
</p><p><b>Ils vous donneront un verre de vodka</b>
</p><p><i>Pendant la plus grande partie de la guerre les forces russes ont tenu Kherson, la seule capitale de région qu’ils aient conquise depuis le début de l’invasion.</i>
</p><p><i>Mais elles s’en sont retirés en novembre. L’écoute téléphonique des soldats russes montre leur colère : ils reprochent à leurs chefs de les avoir exposés au feu.</i>
</p><p><i>« – Vadioulia, est-il vrai que vous abandonnez tout le temps vos positions ?<br />
– Oui.<br />
– Qu’est-ce qui se passe ?<br />
– Chérie je n’en sais rien. Tout le monde se demande comme toi pourquoi nous battons en retraite. Où elle est cette putain d’armée russe ? »</i>
</p><p><i>La défaite est d’autant plus amère que la Russie s’était efforcée d’assimiler la population de Kherson et d’effacer son identité ukrainienne. « Mais qu’est-ce qu’il fout l’autre con là-bas ? Qu’est-ce qu’il raconte ce putain de bâtard de Poutine ? »</i>
</p><p><i>Certains soldats se sentent sacrifiés par des chefs qui cherchent à se sauver eux-mêmes. « Un des chefs de l’armée est venu ici. Le salaud. Il a vu toute cette merde et il a dit « vous serez condamnés si vous quittez votre position, si vous fuyez ». Putain si tu avais vu comme il a décampé lorsque les obus ont commencé à tomber. Les roues de sa voiture ne sont pas restées collées dans la boue ».</i>
</p><p><i>Se préparant à la mort, certains soldats ont sombré dans le désespoir. « Ils nous préparent pour être de la chair à canon. Ils pensent à nous pendant cinq minutes, ils nous donnent un verre de vodka, puis ils nous oublient complètement, putain ! »</i>
</p><p>Ce désespoir se manifeste aussi à Moscou où l'opposition à la guerre est répandue mais rarement exprimée sinon par des chuchotements. « Nous nous regardons mais il est impossible de se parler », dit un ancien confident de Poutine à Moscou pour décrire l'atmosphère dans les couloirs du pouvoir.
</p><p>Tinkov, l'ancien magnat qui a fondé une des plus grandes banques russes, a dit sur Instagram en avril que la guerre était « une folie » et a condamné Poutine dans une interview avec The Times, pensant préparer ainsi le terrain pour que d’autres magnats russes puissent lui emboîter le pas. Mais à son grand regret personne n’a suivi son exemple.
</p><p>Une personnalité publique russe éminente a qualifié en privé cette guerre de « catastrophe » et expliqué son silence en citant le poète soviétique Yevgeny Yevtushenko. Au temps de Galilée, dit un de ses poèmes, un autre scientifique était lui aussi « bien conscient que la terre tournait autour du soleil, mais il avait une grande famille à nourrir ».
</p><p>En gardant les frontières de la Russie ouvertes malgré l’appel des partisans de la ligne dure à les fermer, Poutine a permis aux Russes hostiles à la guerre – qui autrement auraient manifesté – de quitter le pays. Les sanctions de l'Occident n'ont pas retourné l'élite contre Poutine, du moins pas publiquement. « Dans les manuels, ils appellent cela du terrorisme politique, a dit Melnichenko, un milliardaire du charbon et des engrais. Lorsque vous êtes sous la menace d'une arme, même si vous avez envie de dire quelque chose il vaut mieux se taire. »
</p><p>Melnichenko a été sanctionné par l’Occident — injustement, dit-il — suite à l'invasion russe. Les Italiens ont saisi son voilier de 150 mètres doté dans la quille d'une nacelle d'observation sous-marine, il a été forcé d’abandonner sa maison en Suisse. Il tient maintenant sa cour sur des canapés blancs dans le hall d'un hôtel de luxe à Dubaï.
</p><p>Melnichenko a émis une critique voilée de l'invasion : « toute guerre est horrible, plus vite elle se termine, mieux c'est ». Mais il dit aussi qu'il est impuissant à faire quoi que ce soit et que toute nouvelle expression de son opinion « entraînerait des risques immédiats ».
</p><p>Malgré les sanctions Poutine se perçoit lui-même dans une chronologie beaucoup plus longue que les cycles électoraux et les vents politiques qui font aller et venir les dirigeants occidentaux. En juin il s'est comparé à Pierre le Grand qui a « repris » et « renforcé » les terres russes.
</p><p>Lorsque le tsar du XVIIIe siècle a fondé Saint-Pétersbourg, a dit Poutine, les Européens ne considéraient pas ce territoire comme russe. Cela suggère que Poutine s'attend à ce que l'Occident change d’avis et reconnaisse ses conquêtes.
</p><p>Fin novembre il a rencontré dans sa résidence de la banlieue de Moscou des mères de soldats russes. C'était un écho lointain de l'un des moments les plus sombres de son mandat : sa rencontre avec les familles des marins d'un sous-marin coulé en 2000, lorsqu'une femme en pleurs lui a demandé : « Où est mon fils ? »
</p><p>Vingt-deux ans plus tard le Kremlin prend soin d'empêcher de telles effusions de chagrin. Autour d'une longue table avec des théières individuelles pour des femmes triées sur le volet – dont certaines étaient des employées de l'État et des militantes pro-Kremlin – Poutine n'a montré aucun regret d'avoir envoyé des Russes à la mort.
</p><p>Après tout, a-t-il dit à une femme dont fils a été tué en Ukraine, « des dizaines de milliers de Russes meurent chaque année à cause de leur alcoolisme ou d'accidents de voiture. Plutôt que de se saouler à mort votre fils est mort en remplissant sa mission. Certaines personnes vivent-elles ou ne vivent-elles pas ? C'est vague. Et comment elles meurent, de la vodka ou d’autre chose, ce n'est pas clair non plus. Mais ton fils a vécu, tu comprends ? Il a atteint son but. »
</p><p>Il a dit à une autre mère que son fils combattait les « néo-nazis » en Ukraine et qu’il corrigeait aussi les erreurs commises lorsque après l'effondrement de l'Union soviétique, « la Russie s'est soumise avec enthousiasme au fait que l'Occident tentait de nous contrôler. Or l’Occident a un code culturel différent du nôtre : ils comptent là-bas les genres sexuels par dizaines. »
</p><p>Des personnes qui le connaissent depuis des décennies nient qu’il soit devenu irrationnel. « Il n'est pas fou et il n'est pas malade. C'est un dictateur absolu et intelligent qui a pris une mauvaise décision. »
</p><p>Quelques indices montrent que Poutine serait maintenant disposé à faire marche arrière. Le mois dernier Burns, le directeur de la CIA, a rencontré pour la première fois depuis l'invasion Sergueï Narichkine, directeur du Service de renseignement extérieur de la Russie. La réunion au siège des services de renseignement turcs à Ankara était destinée à rouvrir une ligne de communication directe et personnelle entre Washington et Moscou mais le ton n’a pas été celui de la réconciliation. Narichkine a dit que la Russie n'abandonnerait jamais, quel que soit le nombre de soldats qu'elle perdrait sur le champ de bataille.
</p><p>Ce mois-ci les dirigeants ukrainiens ont averti que la Russie pourrait rassembler des troupes et des armes afin de lancer une nouvelle offensive au printemps. Le monde s’interroge sur la volonté de Poutine d'utiliser l’arme nucléaire en Ukraine. Les gens qui le connaissent n'écartent pas cette possibilité, mais ils croient aussi qu'il s'attend à vaincre l'Occident et l'Ukraine, de façon non nucléaire, par un conflit de volontés à long terme.
</p><p>Selon un haut responsable du renseignement de l'OTAN « les généraux russes sont conscients de l'incompétence, du manque de coordination, du manque d'entraînement de leur armée. Ils reconnaissent tous ces problèmes mais ils semblent avoir confiance dans la victoire finale parce que Poutine pense que l'Occident flanchera le premier. »
</p><p>« Poutine a déjà montré un talent pour le jeu de longue durée, dit Tinkov, ce magnat de la banque qui s'est retourné contre le Kremlin. Mettre au pas l'élite russe lui a pris des décennies. Il a lentement dominé tout le monde en faisant comme s'il disposait d’un temps illimité. Il se comporte dans cette guerre comme s'il prévoyait de vivre 200 ans. »
</p><p>En Russie la pression sur Poutine est modérée. Malgré les pertes subies par son armée, il n'y a pas eu de soulèvement significatif parmi les troupes russes. Les nouvelles recrues continuent même de partir sans protester vraiment.
</p><p>Aleksandr, le soldat enrôlé dans le 155e, est toujours furieux de la façon dont lui et ses camarades ont été largués en Ukraine avec quelques balles pour leurs vieux fusils, forcés de vivre dans une porcherie avec seulement quelques rations à partager. Ses officiers ont carrément menti en leur disant qu'ils allaient suivre une formation supplémentaire alors qu'en fait ils ont été envoyés sur le front où la plupart ont été tués ou grièvement blessés.
</p><p>Après des mois de combats la Russie a annoncé le mois dernier qu'elle avait finalement pris Pavlivka mais les soldats disent que cela a coûté très cher. Aleksandr avait été recruté en septembre avec trois amis d'enfance proches. Lui et un autre ont subi des commotions cérébrales, le troisième a perdu ses deux jambes et le quatrième a disparu.
</p><p>Mais lorsqu'il sortira de l'hôpital il s'attend à retourner en Ukraine et il le fera de son plein gré. « C'est comme ça que nous avons été élevés, dit-il. Nous avons grandi dans notre pays en comprenant que peu importe la façon dont il nous traite. Peut-être que c'est mal, peut-être que c'est bien. Il y a peut-être des choses que nous n'aimons pas dans notre gouvernement. Mais lorsqu'une situation comme celle-ci se présente, nous nous levons et nous y allons. »</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com5tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-28412495429492452792022-12-24T11:50:00.004+01:002022-12-24T11:50:38.866+01:00Pour (un peu) mieux comprendre la Russie<p>Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) a publié sur Twitter un fil que je reproduis ici avec l’aimable autorisation de son auteur. Il donne sur le fonctionnement de la Russie un éclairage qui surprendra beaucoup de Français et corrige utilement notre biais cognitif.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>La fascination pour les sondages comme indicateurs d’une «opinion publique russe» ne faiblit pas. On le comprend: les observateurs ont besoin d’indicateurs facilement lisibles. Pourtant, on a tout intérêt à se dégager de ces enquêtes d’opinion.
</p><p>Tout d’abord (et désolée de faire la prof qui radote, mais c’est mon rôle de faire ça) depuis des décennies les sociologues nous enseignent qu’il n’y a pas d’équivalence entre « enquêtes d’opinion » et « opinion publique ». Ceux qui ont fait de la sociologie se le rappellent ne serait-ce que par l’iconique « l’opinion publique n’existe pas » de Bourdieu. Tout le monde n’a pas une opinion sur tout ; toutes les opinions ne se valent pas; la question posée crée une réalité politique plus qu’elle ne la révèle.
</p><p>On a souvent eu l’occasion d’ajouter que dans un régime autoritaire, l’opinion ne s’exprime pas librement et qu’en contexte de guerre les enquêtes d’opinion n’ont pas non plus de pertinence. Je vais ajouter d’autres arguments à charge appliqués au cas russe.
</p><p>En regardant les sondages, nous partons de deux présupposés faux parce que calqués sur le fonctionnement de notre régime politique:<br />
1. Qu’il existe un lien entre expression d’une opinion en désaccord avec le pouvoir et protestation ouverte contre le pouvoir ;<br />
2. Que le pouvoir politique ajuste ses décisions en fonction de ce qu’il perçoit de l’opinion publique.
</p><p>Ces deux idées se basent sur le modèle de nos régimes politiques où existe la sanction des urnes, et où la protestation exerce une pression sur le pouvoir.
</p><p>En Russie la protestation est décorrélée de l’opinion critique exprimée. Elle émerge au contraire souvent du contraste entre une position loyaliste et un choc subi de la part de l’État. Et surtout, elle est le résultat d’un arbitrage entre plusieurs actions possibles.
</p><p>Le coût de la protestation est très élevé en Russie. Pour faire face à l’État le citoyen russe évaluera les options qui s’offrent à lui et choisira la moins dangereuse et la plus efficace. Cette option sera très rarement la protestation ouverte dans la rue.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>Si c’est si rarement la protestation de rue, c’est aussi parce que le pouvoir russe est systématiquement sourd à toute revendication par la protestation ouverte, mais surtout (et on le sait moins), parce qu’il est bien plus réceptif à d’autres formats de revendication. La lettre de plainte est bien plus efficace que la manifestation ; l’appel à la justice (par exemple militaire) peut être plus efficace ; les arrangements, contournements et liens personnels sont plus efficaces et la loyauté est régulièrement rétribuée.
</p><p>Dans le triptyque classique d’Hirschmann « Voice, exit, loyalty » (formulé en contexte occidental), l'option de la loyauté est là, mais il manque la quatrième option du contournement, de l’arrangement, de la mobilisation du lien interpersonnel, si fréquente dans la société russe. Tout ça pour dire: se demander ce que les Russes pensent pour anticiper une éventuelle protestation est vain. En revanche, ce qui est intéressant, c’est d’observer ce qu’ils font. C’est d’ailleurs un peu le b. a.-ba de la posture méthodologique en sociologie.
</p><p>Dans ce que les Russes font, deux indicateurs sont intéressants: ce qu’ils font CONTRE la décision de l’État, et ce qu’ils font AVEC la décision de l’État. Si l’on prend la mobilisation militaire, on observe de nombreuses pratiques d’évitement. C’est l’option « contre » : je sors du jeu, je fais en sorte de passer entre les mailles du filet. L’option « dans », c’est d’accepter la mobilisation au nom du devoir citoyen ou du devoir masculin, mais demander que cette mobilisation se fasse dans les règles. C’est ce que font les familles.
</p><p>« Oui, mais tout ça ne va pas renverser le pouvoir ». Ben non. Mais attendre des citoyens ordinaires qu’ils soient les acteurs de renversement du pouvoir, c’est aussi un présupposé infondé. La déstabilisation peut venir d’autres acteurs, qui font aussi leurs calculs.
</p><p>Nous avons un biais créé par le faible accès au terrain, notamment pour les médias : on zoome soit sur le Kremlin, soit sur le Russe ordinaire. Or, le vrai tissu du régime politique russe, ce sont toutes les institutions de niveau local ou régional. Les élites intermédiaires qui dirigent les municipalités, les administrations, les institutions militaires et même les entreprises ont aussi des intérêts à défendre, des problèmes à résoudre, et font des calculs coûts/avantages des divers types d’actions.
</p><p>Pendant les décennies poutiniennes les avantages à tirer de la loyauté étaient élevés et ceux à tirer de la protestation quasiment nuls. Aujourd’hui la loyauté paie un peu moins car le Kremlin fait porter à ces élites des décisions difficiles aux conséquences lourdes.
</p><p>Pour un chef d’entreprise la mobilisation, c’est être celui qui fournit aux militaires la liste de ses collaborateurs qui seront mobilisés, et donc potentiellement tués. Pour un gouverneur de région, c’est être tenu pour responsable de la misère des mobilisés. Pour un directeur d’école, c’est imposer à ses profs non seulement d’être ceux qui orchestrent la fraude électorale, mais aussi ceux qui distribuent les convocations militaires, ou de faire des cours de patriotisme qu’on sait dénués de sens.
</p><p>La pratique du contournement et de l’arrangement est déjà un mode d’action habituel pour ces élites qu’il ne faut pas voir comme de simples courroies de transmission des décisions du pouvoir. Elle est encore plus fréquente en contexte de crise. Or pratiqué au niveau des élites le contournement mine le régime tout en maintenant une façade lisse. On voit ainsi que toutes les régions et toutes les autorités militaires n’ont pas fait preuve du même zèle dans la mobilisation.
</p><p>Le maire de Moscou n’a pas hésité à affirmer «la mobilisation est terminée» qinze jours avant le Kremlin. «Les objectifs ont été pleinement remplis», dit-il, mais comme les objectifs sont inconnus, ça permet au maire de dire « stop », en toute loyauté. Les enseignants rechignent à mettre en œuvre les cours de patriotisme qu’on vient de leur imposer. Aucun ne s’oppose, beaucoup contournent et sabotent l’initiative en douceur, avec le consentement implicite de leurs directeurs.
</p><p>Ce sont de petits exemples, mais de tels signaux faibles sont assez nombreux à remonter du terrain, montrant des pratiques qui vont de l’arrangement au sabotage. Contrairement à ce que l’on pense les élites intermédiaires agissent et réagissent.
</p><p>La guerre arrange relativement peu ces acteurs, publics et privés, qui ont beaucoup à gagner de la stabilité, et qui naviguent maintenant en eaux troubles. Vont-ils prendre la parole contre la guerre? Pas forcément, car le coût reste très élevé et l’avantage incertains.
</p><p>En revanche si la voix des « réalistes » qui demandent de prendre une pause dans la guerre, voire de l’arrêter, se met à peser lourd, les élites locales seront nombreuses à suivre. Et seront prêtes à réagir à tout signal indiquant que le vent tourne.
</p><p>Il y a deux manières dont un arbre tombe : il peut être abattu ou il peut avoir pourri de l’intérieur en gardant une apparence de solidité. Un insecte qui dévore l’arbre du dedans n’est pas visible et ne fait pas la différence. A plusieurs, ils détruisent l’arbre.
</p><p>Nous n’avons aucune certitude sur l’évolution de l’État russe, ni sur l’état réel du régime. Mon fil suggère juste une direction où regarder pour nous libérer des attentes démesurées face aux quantifications de cette supposée « opinion publique russe ».
</p><p>Et pour finir, deux conseils de lecture. Je recommande <i><a href="https://www.amazon.fr/Politics-Bad-Governance-Contemporary-Russia/dp/0472075624/" target="_blank">The Politics of Bad Governance in Contemporary Russia</a></i> de Gel'man et le plus ancien mais néanmoins instructif sur les arrangements et contournements <i><a href="https://www.amazon.fr/How-Russia-Really-Works-Post-Soviet/dp/0801473527/" target="_blank">How Russia Really Works</a></i> de Ledeneva.
</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-22686365324416838622022-12-02T11:41:00.003+01:002022-12-04T11:43:39.111+01:00Trois penseurs autour de la technique : Ellul, Gille et Simondon<p>Jacques Ellul, Bertrand Gille et Gilbert Simondon ont tous trois consacré d’importants travaux à la technique, en particulier dans les ouvrages suivants : <br />Jacques Ellul, <i>Le Bluff technologique</i>, Hachette, 1988,
<br />Bertrand Gille, <i>Histoire des techniques</i>, Gallimard, coll. La Pléiade, 1978,
<br />Gilbert Simondon, <i>Du mode d’existence des objets techniques</i>, Aubier, 2012.
</p><p>Comme aucune pensée ne peut entièrement embrasser son objet, chacun de ces penseurs a des lacunes mais celles des uns sont comblées par la pensée des autres : ils offrent à eux trois une panoplie conceptuelle qui peut permettre de comprendre la technique et, à travers elle, l’iconomie.
</p><p><i>Jacques Ellul</i>
</p><p>Ellul est un adversaire de la technique car il en voit surtout les conséquences négatives. Il déplore par exemple que l’industrialisation ait au XIXe siècle fait disparaître la culture paysanne. Il décrit très finement les dégâts que la mécanisation a causés dans la structure anthropologique des sociétés, mais il ne semble pas voir que ce fait a eu des précédents : l’agriculture et l’élevage ont au néolithique détruit la culture des chasseurs-cueilleurs, etc.
</p><p>L’apport d’Ellul est cependant précieux parce qu’il illustre ce qui se passe à la charnière de deux systèmes techniques, lorsque les conditions matérielles de la vie sont transformées ainsi que le contenu du travail et les relations sociales. Le passage d’un système technique à l’autre fait des dégâts dans l’architecture des institutions et l’équilibre des relations sociales, dans la façon dont chacun se représente soi-même et son destin, etc.
</p><p>Mais Ellul a malheureusement servi de référence intellectuelle à tous ceux qui estiment que les entreprises, l’industrie, la technique n’ont pas lieu d’être parce que « tout ça détruit l’humain ». Il a eu le succès extraordinaire qu’ont tous ceux qui répondent au besoin, déplorable mais naturel, d’une vengeance de l’individu envers tout ce qui lui semble oppressant car institutionnel.
</p><p>Ceux qui apportent une critique destructrice du fonctionnement de la société et de ses institutions seront toujours les bienvenus pour une fraction de la population et même sans doute pour une fraction des désirs que chacun peut éprouver lui-même.
</p><p><i>Gilbert Simondon</i>
</p><p>Simondon estime que la technique est une expression de la culture humaine : dans les produits techniques sont incorporés une volonté humaine, une conception humaine de la vie. Il illustre cela par des exemples.
</p><p>Il dit qu’un produit technique est d’autant plus <i>concret</i> que ses parties se complètent mutuellement et coopèrent dans son fonctionnement. Il cite le moteur de la motocyclette : les ailettes contribuent au refroidissement des cylindres, et en même temps elles contribuent à la solidité du carter auquel elles servent en quelque sorte d’arcs boutants. Les diverses parties d’un objet technique sont en synergie, ce qui lui confère une consistance organique semblable à celle des êtres vivants (que Simondon a elle aussi étudiée).<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>Cependant Simondon ne dit pas que l’humanité qu’incorpore un objet technique est celle de ceux qui l’ont conçu et produit, et non celle de ceux qui ne peuvent pas percevoir la volonté humaine que l’objet exprime. C’est comme en architecture : l’architecte trace librement le plan d’un bâtiment, mais celui-ci pourra sembler oppressif à ceux qui ignorent la démarche de l’architecte et se cognent contre ses murs.
</p><p>Simondon complète Ellul en révélant le contenu culturel de la technique, Ellul complète Simondon en évoquant l’oppression que peuvent ressentir ceux qui n’y adhèrent pas.
</p><p><i>Bertrand Gille</i>
</p><p>Gille a décrit l’évolution historique selon un découpage en périodes caractérisées chacune par un système technique : celui de la pierre taillée, celui de l’antiquité avec la navigation et l’architecture, celui des manufactures, celui de la mécanique et de la chimie au XIXe siècle, complété à la fin du même siècle par une énergie commode avec l’électricité et les hydrocarbures, enfin aujourd’hui le système technique informatisé que nous étudions et dont nous nous efforçons de tirer les conséquences.
</p><p>Gille fait apparaître ainsi la dynamique qui propulse chaque système technique vers la conquête de toutes ses potentialités puis, lorsqu’elles s’épuisent, vers l’innovation radicale qui inaugure un nouveau système technique. Gille est conscient du fait que le passage d’un système technique à un autre a des conséquences anthropologiques brutales, mais il ne les approfondit pas.
</p><p>Ellul complète donc Gille par une description des dégâts qu’a causés l’industrialisation, Gille complète Ellul en décrivant une dynamique qui comporte des épisodes de crise – et dont le caractère fatal semblerait sans doute horrible à Ellul.
</p><p>Simondon complète Gille en élucidant le ressort intime et humain de la conception des objets techniques, Gille complète Simondon en décrivant les grandes vagues qui ont propulsé ce phénomène.
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Résumons : Pour Gille le système technique de l’informatisation succède à d’autres systèmes techniques avec lesquels il partage le ressort d’une même dynamique. Pour Ellul la transition d’un système à l’autre s’accompagne de la perte d’acquis précieux et d’une plongée dans la barbarie en l’attente de la maturation d’une nouvelle structure institutionnelle. Pour Simondon la technique exprime une volonté proprement humaine qui est de tous les temps.
</p><p>Simondon montre que la technique est une expression organique, donc profonde et complexe de l’être humain. Gille montre que l’histoire a été scandée par une succession de systèmes techniques, porteurs chacun d’une anthropologie qui lui est particulière. Ellul a décrit, sur le cas particulier de la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, les drames que provoque la déstabilisation des institutions lors du passage d’un système technique à l’autre.
</p><p>Chacun de ces trois auteurs est profond, riche et détails et instructif. Il faut les lire en complément les uns des autres parce qu’ils s’arc-boutent l’un l’autre dans le lecteur pour former une architecture qui lui permet de <i>penser l’iconomie</i>. Les entrepreneurs de l’iconomie sont ceux qui réussissent dans l’économie informatisée : ayant une intuition exacte de la situation présente et de la dynamique qui la propulse, ils savent se hisser sur le mouvement.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com7tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-46739260061646536992022-11-28T18:56:00.005+01:002023-08-17T20:01:21.084+02:00Quelle est votre situation ?<p>Vous vivez <i>hic et nunc</i> : à chaque instant, votre corps occupe un volume. Vous êtes ainsi situé dans l’espace et le temps.
</p><p>Cette <i>situation</i> détermine votre <i>point de vue</i> sur le monde, le point à partir duquel votre regard aligne la perspective selon laquelle les objets se présentent à votre perception, chacun à sa distance et avec son orientation.
</p><p><b>Votre situation et votre action</b>
</p><p>Votre situation délimite aussi les possibilités offertes à votre action : vous pouvez toucher et saisir ce qui est à la portée de vos mains, vous pouvez parler aux personnes qui ne sont pas loin de vous. Vos mains peuvent saisir les appareils qui étendent la portée de votre action à condition que vous possédiez le savoir-faire nécessaire : des leviers, des outils, un téléphone, un ordinateur, etc. Votre parole peut influencer immédiatement d’autres personnes par des conseils, des indications ou des ordres. Vos écrits auront eux aussi une influence, mais après un délai.
</p><p>Votre situation n’est pas déterminée seulement par le point que vous occupez dans l’espace et le temps : elle comporte diverses couches qui s’empilent ou s’emboîtent en entourant votre situation physique. Votre situation familiale et votre situation professionnelle reflètent votre insertion dans la société et cette insertion détermine un potentiel offert à votre action, votre « pouvoir ».
</p><p>La société à laquelle vous participez et dans laquelle vous agissez occupe elle-même une situation particulière dans une histoire dont résultent ses institutions et jusqu’à l’ambiance, civilisée ou barbare, de la vie quotidienne.
</p><p>Votre situation est la facette selon laquelle le monde de ce qui existe (l’<i>Existant</i>, ce qui « se tient debout à l’extérieur » de votre représentation et de votre volonté, <i>ex-sistens</i>) se présente à vous et s’offre à votre perception, votre pensée et votre action. Cette facette ne comprend qu’une partie de l’Existant mais elle est, comme lui, d’une complexité sans limite car aucun discours ne peut en rendre compte de façon complète. Cependant elle comporte des « poignées » – vos mains, votre savoir-faire, vos outils, votre parole, etc. – qui vous permettent d’agir pour la modifier et, à travers elle, modifier l’Existant lui-même, fût-ce de façon minuscule.
</p><p>Votre corps vous impose ses besoins : alimentation, activité physique, sexualité, expulsion des excréments, repos, etc. Il répond d’instinct à la situation dont il fait partie par des réactions de plaisir, de désir, de douleur, de peur, qui vous incitent à agir.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>Pour que vous vous décidiez à agir il faut que vous puissiez vous représenter la situation que votre action peut faire émerger et que vous la jugiez préférable à la situation présente. L’anticipation de cette situation future mobilise les ressources de votre cerveau, qui se trouve ainsi au nœud de votre relation avec la situation et, à travers elle, avec l’Existant.
</p><p>Souvent votre action sera un réflexe, réponse immédiate à la situation : un coup de volant vous permet d’éviter un obstacle qui a surgi devant votre voiture. Parfois elle sera purement instinctive, l’image de la situation qu’il faut atteindre se présentant spontanément à votre esprit avec celle de l’action nécessaire : c’est le « coup d’œil » que procurent l’expérience, peut-être aussi le talent, et qui atteint son but en survolant les étapes du raisonnement. Enfin elle peut être réfléchie, le constat de la situation et la découverte des « poignées » dont vous pouvez disposer demandant un effort.
</p><p>Qu’elle soit réflexe, instinctive ou réfléchie, votre action résulte du phénomène mental qui, en réponse à une réaction de votre corps ou au mécanisme de votre imagination, conçoit la possibilité d’une situation préférable ainsi que les moyens de l’atteindre. Ce phénomène n’est pas immunisé contre l’erreur : votre connaissance de votre situation peut être incomplète ou inexacte, la situation que votre action fera émerger peut différer de celle qui était voulue (ceux qui déclenchent une guerre ne sont pas toujours victorieux), il se peut enfin que vous n’ayez pas activé les bonnes « poignées » parce que votre conception des relations de cause à effet est erronée ou parce que vous avez, sous la pression des circonstances, agi au hasard comme si vous jouiez à la roulette et avec les risques que cela implique.
</p><p>Alors que votre situation est, nous l’avons dit, d’une complexité sans limite, votre action suppose une sélection simplificatrice dans votre représentation et parmi les causes qu’elle peut faire jouer. Cette sélection est opérée par votre intellect dont l’état (passif ou actif, somnolent ou éveillé, compétent ou incompétent, etc.) est une des dimensions de votre situation.
</p><p>Certaines de vos actions sont un investissement qui répond non à la situation présente, mais à des situations futures auxquelles vous voulez vous préparer. Le savoir-faire du professionnel – médecin, ingénieur, aviateur, navigateur, informaticien, etc. – suppose ainsi d’avoir acquis la maîtrise habituelle de certains gestes, concepts et raisonnements ainsi que la connaissance familière et experte de certaines situations.
</p><p>De nombreux spécialistes s’enferment dans ce savoir-faire mais il ne suffit pas pour interpréter toutes les situations car certaines outrepassent le cercle qu’éclaire une spécialité : chaque spécialité s’appuyant sur un nombre fini de concepts, aucune ne peut en effet rendre compte de la complexité de l’Existant ni même de celle d’une situation. </p><p>Il faut donc que votre intellect possède un savoir qui outrepasse ce que la théorie et la technique de votre spécialité ont pu vous offrir, et permet à votre corps d’embrasser intuitivement l’Existant : ce savoir nécessite que vous possédiez une <i>culture</i> acquise par la lecture, les spectacles, l’étude, la réflexion, par l’exercice de votre imagination et, surtout, par une curiosité ouverte à l'Existant tout entier.</p><p>L'exercice de l'imagination n’est pas sans dangers. Certains s'enferment dans un monde imaginaire où ils rencontrent une situation chimérique, et adhèrent à l’un ou l’autre des délires que proposent la littérature, les spectacles et les phénomènes de foule ; vous savez aussi que beaucoup de personnes sont tentées de s’évader par le rêve d’une situation qu’elles jugent médiocre ou oppressante.
</p><p><b>L’individualité des institutions</b>
</p><p>Ce que nous avons dit jusqu’ici concerne votre action en tant qu’individu mais vous êtes aussi partie prenante d’une action collective : même si vous êtes un travailleur indépendant et solitaire votre action productive n’aboutira que si elle passe par les canaux que possèdent et gèrent des <i>institutions</i>. </p><p>Aucun individu, aussi talentueux qu’il soit, ne peut en effet avoir une influence sur l’Existant collectif et historique sans s’appuyer sur une institution : le meilleur des stratèges n’est rien s’il ne dispose pas d’une armée, le meilleur des écrivains n’est rien s’il n’est pas publié par un éditeur, etc. Les institutions sont donc les véritables acteurs de l’histoire.
</p><p>Chaque institution est créée pour accomplir une <i>mission</i> qui détermine le but qu'elle assigne à une action collective. Ce but peut être aussi bien de détruire (bombardement d’une ville) que de construire, il arrive aussi qu’une mission soit trahie par des individus ou par l’institution elle-même : ces faits qui incitent à la vigilance n’empêchent pas que toute institution ait une mission pour laquelle elle a été conçue, mission que l’on pourra juger bonne ou mauvaise et qui sera accomplie ou trahie.
</p><p>Chaque entreprise est une institution car elle a été « instituée » pour produire quelque chose : la mission de l’Entreprise, dont chaque entreprise est un cas particulier, est d’élaborer des produits qui procurent le bien-être à une population – et non de « faire du profit » car le profit n'est pas un produit mais un moyen (certes nécessaire) pour assurer la pérennité de l'entreprise et l'indépendance de ses décisions. </p><p>La famille elle-même est une institution car elle est « instituée » par un cadre législatif et des actes – le mariage, la relation sexuelle, le partage des ressources – qui la construisent. Chaque langue est une institution car elle résulte d’une élaboration collective qui s’est prolongée durant des siècles.</p><p>Si des institutions existent, c’est pour satisfaire des besoins auxquels une action purement individuelle ne pourrait pas répondre : ni la famille, ni la langue, ni la production et l’échange, ni les grands services d’une nation ne peuvent résulter de l’action d’un seul individu.
</p><p>Pour simplifier notre propos, nous dirons dans la suite de ce texte « entreprise » et non « institution » : une institution publique peut d’ailleurs être en un sens considérée comme une entreprise puisqu’elle <i>gère</i> une action collective et <i>produit</i> quelque chose (défense, justice, monnaie, enseignement, santé, etc.).
</p><p>Chaque entreprise possède une « individualité » : chacune est une « personne morale » capable de signer des contrats avec des individus (« personnes physiques ») ou avec d’autres personnes morales, sa « culture d’entreprise » s’exprime dans un langage, des comportements, une « ambiance » qui révèlent une personnalité collective dont la rencontre impressionnera toujours un visiteur ou un nouveau venu.</p><p>Chaque entreprise a pour mission de <i>produire des choses utiles de façon efficiente</i>. Elle organise à cet effet l’action collective de ses agents, dont l’action individuelle est étayée par des procédures et par une structure de pouvoirs qui répartit entre eux la décision, la responsabilité et les habilitations.
</p><p><i>Deux questions : que produit votre entreprise ? Quelle est sa mission ?</i>
</p><p>Certaines entreprises trahissent cependant la mission de l’Entreprise car elles ne sont pas vouées au bien-être d’une population : elles sont <i>prédatrices</i>. La « chose utile » que les entreprises prédatrices ont mission de produire est « de l’argent », leur but est d’enrichir certaines personnes en s’emparant de capitaux mal protégés ou en prélevant des taxes sur le flux des affaires. Les trafiquants de drogue, par exemple, s’enrichissent en détruisant le capital le plus précieux de leurs clients : leur santé.</p><p>Toute société comporte une part de criminalité et de <a href="https://www.amazon.fr/Prédation-Prédateurs-Michel-Volle/dp/2717854584/" target="_blank">prédation</a> : l’empoisonnement de l’environnement par la pollution, par exemple, est une prédation sur la nature et, à travers elle, sur l'ensemble de la population humaine. Se comporter en prédateur est une des tendances de la nature humaine mais une société ne peut être civilisée que si elle sait contenir la prédation, ce qui suppose des systèmes législatifs et judiciaires efficaces : s’ils ne le sont pas la prédation peut sembler « légale » comme c’est le cas de l’« optimisation fiscale ».</p><p>Chaque entreprise est, tout comme chaque individu, confrontée à une situation : ce sera le capital fixe qu’elle a accumulé (machines, bâtiments, logiciels, organisation, compétences), la nature de ses produits, son positionnement sur le marché, le cercle de ses concurrents, le contexte juridique, politique et géopolitique de son activité, l’état de l’art des techniques, etc.</p><p>L'évolution d’une entreprise obéit à une logique semblable à celle d’une société de fourmis qui entretient des rapports diplomatiques ou guerriers avec d’autres fourmilières. Cette similitude explique des phénomènes qui obéissent à une mécanique implacable, mais elle n’éclaire pas tous les phénomènes car chacune des « fourmis » humaines qui contribuent à l’action collective de l’entreprise possède un cerveau qui n’est pas celui d’une fourmi. La relation entre l’individu et l’entreprise est une dialectique, un dialogue, parfois un drame ou une comédie.</p><p><b>L’entreprise et l’individu</b>
</p><p>Le cerveau individuel est en effet le lieu naturel de naissance des idées nouvelles : son fonctionnement en produit sans arrêt (voir « <a href="http://www.volle.com/opinion/creation.htm" target="_blank">L’intelligence créative</a> »). Certaines sont loufoques, d’autres peuvent faire apparaître des possibilités jusqu’alors inconnues : les <i>inventeurs</i> savent trier ce jaillissement pour en extraire celles qui peuvent ouvrir une voie à une action afin de transformer la situation.
</p><p>L’organisation d’une entreprise (procédures de l’action productive, structure des pouvoirs légitimes) résulte cependant d’une maturation historique et d’un effort prolongé : l’entreprise ne souhaitera donc généralement pas que son organisation soit contrainte de se transformer et de s’adapter aux exigences d’un produit nouveau ou d’une technique nouvelle, et son premier réflexe sera de refuser l’invention. Certains inventeurs en désespéreront : c’est le <i>drame de l’entreprise</i>. Lorsque l’idée est finalement adoptée, c’est selon un phénomène de catalyse collective aussi mystérieux que celui de la digestion qu'opère notre corps : elle sera alors jugée évidente…
</p><p>Votre entreprise vous délègue la responsabilité de la bonne exécution des tâches qu’elle vous confie, de leur saine articulation avec l’action des autres personnes : dans sa mission collective, l’organisation découpe ainsi une mission individuelle qu’elle vous confie.
</p><p>Certains individus se conforment au formalisme de l’organisation au point d’oublier ce que <i>fait</i> l’entreprise, ce qu’elle <i>produit</i>, bref : de négliger, d’ignorer ou même de trahir sa <i>mission</i>. Vous avez certainement rencontré dans votre entreprise des personnes qui n’ont pas d’autre but que de faire carrière afin de grimper l’échelle des pouvoirs, on en rencontre partout. </p><p>Ce conformisme si répandu est l’une des pinces d’une <a href="https://fr.wikipedia.org/wiki/Double_contrainte" target="_blank">injonction contradictoire</a>, l’autre pince étant formée par l’originalité, la créativité et l’indépendance d’esprit que l’entreprise exige de ses cadres. Mais il est impossible de concilier cette exigence avec le souci exclusif de la carrière ! Vous avez sans doute été témoin des comportements à la fois comiques et exaspérants que cela provoque : c’est la <i>comédie de l’entreprise</i>.
</p><p>Vous avez certainement aussi rencontré des <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2016/04/le-secret-des-animateurs.html" target="_blank"><i>animateurs</i></a>, personnes conscientes de la mission de l’entreprise et de la complexité de l’Existant dans lequel son action déploie ses effets : elles accomplissent fidèlement leur mission individuelle sans ambitionner une carrière, règlent dans la foulée et sans faire d’histoires les difficultés et incidents quotidiens que rencontre l’action productive, créent enfin la « bonne ambiance » qui facilite la coopération des individus.
</p><p>J’ai rencontré, je rencontre parmi des ingénieurs, des chauffeurs, des assistantes, des vendeurs, etc. de ces êtres admirables que l’entreprise cantonne souvent dans les tâches d’exécution tout en disant : « s’il passait sous le métro, tout s’arrêterait » : et il est vrai que sans animateurs aucune entreprise ne pourrait remplir sa mission, elle cesserait bientôt d'exister.</p><p><i>Une question : êtes-vous un animateur ?</i>
</p><p>L’organisation confie le pouvoir de décision et d’orientation à des <i>dirigeants</i> à la tête d’un service, d’une direction ou de l’entreprise entière. Ceux des dirigeants qui sont des animateurs méritent d’être qualifiés d’<i>entrepreneurs</i> car leur action individuelle insère l’action collective de l’entreprise dans la situation historique qu’elle transforme. D’autres dirigeants se satisfont de la gloriole et des avantages que procure la fonction qu’ils occupent.
</p><p>Les animateurs sont une minorité parmi les personnes qui travaillent dans une entreprise : leur proportion est de l’ordre de 10 % :« Un professeur de l'ESCP a fait une étude sur près de 300 entreprises dans le monde. Il démontre que 9 % des collaborateurs s'arrachent pour faire avancer les choses, 71 % n'en ont rien à faire et 20 % font tout pour empêcher les 9 % précédents d'avancer » (Georges Épinette, Antémémoires d'un dirigeant autodidacte, Cigref-Nuvis, 2016, p. 24).
Parmi les dirigeants les entrepreneurs sont eux aussi une minorité, mais l’économie serait à l’arrêt sans leur réalisme et le « coup d’œil » qui leur permet d’anticiper les effets de leurs décisions.
</p><p><i>Une question : si vous êtes un dirigeant, êtes-vous un entrepreneur ?</i>
</p><p><b>Psychosociologie de l’entreprise</b>
</p><p>Ce que nous venons de dire révèle dans l’entreprise un être <i>psychosociologique</i>.</p><p>La microsociologie des pouvoirs qui s’y expriment se distingue par des particularités de la sociologie de la société entière : les spécialités sont souvent tentées de se constituer en « silos » ayant chacun son langage, ses priorités et ses valeurs professionnelles ; l’échelle hiérarchique des pouvoirs est souvent sacralisée (l’étymologie de « hiérarchie » est « pouvoir sacré ») ; la liturgie souvent purement formelle des réunions consume une part importante du temps des cadres, etc.</p><p>La place de l’individu dans l’entreprise a par ailleurs une influence sur sa psychologie : il juge son travail intéressant ou non, utile ou non ; il perçoit la perspective future qu’il lui offre ou ne lui offre pas ; il ressent la légitimité qui est accordée ou non à sa parole.
</p><p>Le « <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2010/07/lingenierie-du-systeme-dinformation.html" target="_blank">système d’information</a> » d’une entreprise alliant l'organisation aux ressources que fournit l'informatique, l’examiner révèle les éventuels illogismes de l’organisation : incohérence des concepts, désordre du processus de production, etc. Ces défauts obscurcissent la perception de la situation de l’entreprise et altèrent d’autant la qualité de son action. Aucune chose ne pouvant être autre que ce qu’elle est, la nature est d'ailleurs essentiellement logique : violer la logique, c’est violer la nature, et elle se venge en multipliant les incidents, les redondances et le temps perdu. Les salariés sont alors victimes d’une épidémie de « stress ».
</p><p>L’expérience montre que le système d’information et, à travers lui, l’organisation de l’entreprise, ne peuvent être conformes aux exigences de la situation que si le « patron », dirigeant suprême, s’implique personnellement dans sa conception et sa réalisation : son autorité est en effet nécessaire pour arbitrer des conflits de pouvoir et contenir la tendance centrifuge des directions et spécialités, toujours tentées d’ériger pour se protéger des murailles sémantiques qui empêchent la compréhension mutuelle et entravent la coopération.
</p><p><b>Les entreprises et la pensée</b>
</p><p>La plupart des penseurs formés par le système éducatif et universitaire n’ont jamais travaillé dans une entreprise, n’en ont jamais créé ni dirigé aucune : ils sont devant l’entreprise aussi inexperts qu’un célibataire peut l’être devant l’éducation des enfants, qu’un civil sans formation militaire peut l’être devant l’art de la guerre.
</p><p>Ils considèrent volontiers l’individu, le drame de son existence et de sa relation avec d’autres individus ainsi qu'avec le monde de la nature, mais ils ignorent les entreprises et parfois les détestent parce que l’action collective leur est étrangère<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup> et qu’ils jugent insupportable le corset que lui impose l’organisation. S’enfermant volontiers dans une pensée « pure » détachée des contingences, ils ne s’intéressent pas à l’action collective mais à une « vérité » intemporelle, à une morale qui ne considère que l’action individuelle ou encore au mécanisme qui propulse la situation historique de la fourmilière humaine. Ils abusent ainsi des mots « théorie », « concept », etc. dont le contenu ne s’éclaire que si on les confronte aux exigences pratiques d’une situation.</p><p>Il existe bien sûr des exceptions. Bergson a estimé que la pensée est toujours orientée vers l’action : « Originellement nous ne pensons que pour agir. C'est dans le moule de l'action que notre intelligence a été coulée. La spéculation est un luxe, tandis que l'action est une nécessité. » (<i>Essai sur les données immédiates de la conscience</i>, 1899). La philosophie pragmatique de Charles Sanders Peirce et William James, conçue à une époque où les États-Unis s’industrialisaient rapidement, éclaire la situation historique des entreprises et de leur organisation<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup>. </p><p>Cependant pour de nombreux penseurs l’adjectif « pragmatique » est péjoratif car il leur évoque une tournure d’esprit qu’ils jugent vulgaire et terre-à-terre. Comme ils ne conçoivent pas qu’il soit possible d’agir raisonnablement et utilement, leur pensée sera inévitablement pessimiste. Le spectacle de l’inefficacité de certaines organisations, et aussi des effets de la prédation, renforce ce pessimisme et incite le penseur nourri par la lecture admirative des Grands Auteurs et des Grands Savants à mépriser les circonstances de la vie quotidienne et pratique, à nier l’utilité d'une action collective et organisée.</p><p>Une des conséquences de la « philosophie de la déconstruction » est ainsi de supposer qu’il faut toujours « déconstruire » ce que dit et fait une personne pour accéder à sa véritable intention, toujours cachée car toujours égoïste ou perverse : la générosité des animateurs étant de ce point de vue impossible, il ne peut pas exister de véritable animateur et les entrepreneurs ne peuvent être que des hypocrites dont les propos sur la qualité des produits, l’efficience de l’organisation, la satisfaction des clients, etc. ne visent qu’à masquer leur but qui est uniquement de s’enrichir.
</p><p>La technique, qui étant essentiellement un <i>savoir-faire</i> est essentiellement pragmatique, sera alors méprisée alors qu’elle est une composante de l’histoire et de la culture humaines<sup><a href="#fn3" id="ref3">3</a></sup>. On évoquera avec complaisance un monde ancien, décrit comme idyllique et que la technique aurait « détruit » : ainsi Jacques Ellul a regretté que l’industrialisation ait détruit la « culture paysanne » mais il aurait pu regretter aussi que le néolithique ait détruit la culture des chasseurs-cueilleurs (<i>Le bluff technologique</i>, Hachette, 1988, p. 101). Cette orientation culmine dans un désir de « décroissance », dans une critique du « capitalisme » qui n’est qu'un dénigrement de l’action productive collective et organisée, c’est-à-dire de l’Entreprise.
</p><p>La racine sociologique de ces errements est trop évidente : des clercs qui revendiquent un pouvoir politique dont ils ne sauraient que faire dénigrent l’action de ceux qui sont capables de concevoir la dynamique de la situation (personnelle ou collective) et de percevoir l’orientation qui permettra d’agir pour la faire évoluer.
</p><p>Il existe bien sûr des exceptions, nous le répétons : certains penseurs possèdent une intuition finement sensible des possibilités et des dangers que la situation historique présente devant la pensée et l'action, ainsi que des exigences pratiques de l'organisation collective. Mais on ne rencontre pas beaucoup de tels penseurs dans l'exquis milieu sociologique des intellos parisiens...</p><p><i>Une question : votre pensée est-elle pragmatique ?</i>
</p><p>____
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> « Jean-Paul Sartre ne s'est jamais résigné à la vie sociale telle qu'il l'observait, telle qu'il la jugeait, indigne de l'idée qu'il se faisait de la destination humaine (...) Nous avions tous deux médité sur le choix que chacun fait de soi-même, une fois pour toutes, mais aussi avec la permanente liberté de se convertir. Il n'a jamais renoncé à l'espérance d'une sorte de conversion des hommes tous ensemble. Mais l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (Raymond Aron, <i>Mémoires</i>, Robert Laffont, 2010 p. 954).
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> « The elements of every concept enter into logical thought at the gate of perception and make their exit at the gate of purposive action; and whatever cannot show its passports at both those two gates is to be arrested as unauthorized by reason. » (Charles Sanders Peirce, Pierce Edition Project, II).
</p><p><sup><a href="#ref3" id="fn3">3</a></sup> « Au-dessus de la communauté sociale de travail, au delà de la relation interindividuelle qui n'est pas supportée par une activité opératoire, s'institue un univers mental et pratique de la technicité dans lequel les êtres humains communiquent à travers ce qu'ils inventent. L'objet technique pris selon son essence, c'est-à-dire en tant qu'il a été inventé, pensé et voulu, assumé par un sujet humain, devient le support et le symbole de cette relation transindividuelle » (Gilbert Simondon, <i>Du mode d'existence des objets techniques</i>, Aubier, 1958, p. 335).</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com5tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-10050903174088691632022-10-27T12:00:00.003+02:002022-11-28T18:57:19.864+01:00Le Virtuel et l’Existant<p>Ni les mondes virtuels que l’on découvre sur l’écran de l’ordinateur, ni notre rapport avec eux ne sont radicalement nouveaux : les mondes qu’offre depuis longtemps la littérature (au sens large qui inclut les contes, le théâtre et le cinéma) sont, eux aussi, « virtuels ». J’en ai fait l’expérience.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>C’est ma mère qui m’a appris à lire. Je pleurais : « il y a trop de lettres, je n’y arriverai jamais ! », mais finalement j’ai su lire lettre à lettre. Ma mère m’a alors donné un livre qui contenait des dessins et de petites histoires, il m’a exercé à lire les syllabes et les mots. Puis elle m’a donné <i>Les malheurs de Sophie</i>.
</p><p>Merveille ! Cette lecture, enrichie par mon imagination, y a fait apparaître un monde de personnages et de situations. Chacun des livres de notre bibliothèque m’a alors semblé contenir un trésor qui n’attendait que ma lecture pour se révéler.
</p><p>Ma mère lisait beaucoup. De Proust, de Colette et de quelques autres, elle disait « comme c’est bien écrit ! ». Cela m’a rendu attentif à la qualité de l’écriture. Mes lectures ont comporté deux niveaux : celui des personnages et des situations ; celui du style et de la construction du texte, dont je m’efforçais de percer les secrets.
</p><p>Cette préoccupation avait quelques inconvénients. M’intéressant exclusivement à ce qu’exprime la langue française, je refusais les langues étrangères et les maths : j’étais « nul ». Les professeurs, exaspérés, se demandaient comment un élève « bon en français », et même disaient-ils parfois « cultivé » (car j’avais lu plus que la plupart de mes camarades), pouvait être un aussi parfait idiot.
</p><p>Les mondes que la lecture faisait naître dans mon imagination me paraissaient plus colorés, plus intéressants que le monde dans lequel ma vie se déroulait et qui me semblait fade, triste et laid. Il faut dire que jusque vers 1955 la France n’a pas offert aux jeunes un spectacle réjouissant avec les pénuries, les guerres coloniales, le lointain mirage virtuel américain...
</p><p>La lecture avait aiguisé mon sens esthétique. Lorsque celui-ci découvrit l’élégance que peut avoir une démonstration, je devins « bon en maths » ; un séjour en Allemagne me permit de devenir aussi « bon en allemand ». Mes professeurs furent ébahis par cette métamorphose, mais je restais prisonnier des mondes virtuels qu’offrait la littérature. Un événement me libéra de ma prison.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>J’étais en seconde et venais de lire <i>Les Buddenbrook</i>. Ce livre évoque la ville de Lübeck, ses maisons, la vie intime des familles bourgeoises, leur activité commerciale, l’effort des autres familles pour grimper l’échelle sociale. Thomas Mann y défend sa thèse favorite, celle de la décadence qu’apporte le souci des arts et de l’intellect, mais elle me touchait peu.
</p><p>Je me suis trouvé un soir devant la tour Pey-Berland, attendant le bus. Comme souvent à Bordeaux, il pleuvait et les lampadaires faisaient briller les pavés. Soudain l’image des rues pavées de Lübeck s’est superposée à celle de cette rue bordelaise, aussi consistante que celles de Lübeck. Les maisons de Bordeaux et leurs habitants acquirent la même consistance.
</p><p>Le monde virtuel de la littérature ayant fusionné avec le monde réel l’intérêt de ce dernier, sa consistance, sa richesse, sa beauté se déployèrent comme si une main avait écarté le rideau qui me les avait cachées. Une phrase mal construite s’est formée dans mon esprit et l’émotion l’y a gravée pour toujours : « la littérature dit notre vie ».
</p><p>J’étais la même personne, mais non le même personnage car le monde réel jusqu’alors dédaigné s’imposait mon attention. Il s’en est suivi une foule de conséquences... mais laissons cela, je veux seulement ici tirer les leçons de cette expérience.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>Certains de mes petits-enfants, de leurs amis et camarades, sont aujourd’hui, comme je l’ai été naguère, prisonniers du monde virtuel de la littérature et des films, notamment fantastiques, auxquels s’ajoutent les jeux vidéos, les réseaux sociaux, bientôt peut-être le métavers. Les séductions du virtuel en imposent aussi aux nombreux adultes qui se laissent séduire par des « fake news » et autres « théories du complot » au point de perdre la conscience de leur situation dans le monde comme des responsabilités que comporte leur action.
</p><p>Mais rien n’est perdu car chacun peut être libéré, comme je l’ai été, par un événement qui lui révélera la complexité de l’Existant, du monde qui existe (<i>ex-sistere</i>, « se tenir debout à l’extérieur ») devant le monde intérieur que créent notre imagination et notre pensée.
</p><p>Comme le Dieu du judaïsme, l’Existant est <i>inconnaissable</i> : jamais notre pensée ne peut parvenir à « connaître entièrement » ni une personne, ni même l’objet réel le plus modeste, son histoire, sa composition moléculaire, son futur, etc. Mais notre intuition, notre intellect nous procurent des « poignées » pour saisir le monde réel : nous savons créer les concepts qui suffisent pour représenter de façon pratique notre situation, y agir et y inscrire nos valeurs.
</p><p>Sortir de la prison intérieure, se focaliser sur l’Existant, transforme d’ailleurs ces valeurs car celles qui auraient pu accaparer notre ambition deviennent dérisoires : les bonnes notes, la carrière, la célébrité, la richesse, etc., sont indifférentes à l’<a href="http://michelvolle.blogspot.com/2016/04/le-secret-des-animateurs.html" target="_blank">animateur</a> qui consacre sa vie à un dialogue actif avec l’Existant.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com3tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-437030584795741252022-10-10T12:21:00.002+02:002022-10-10T12:21:54.763+02:00Hugues Chevalier<p>Nous avons appris le 3 octobre 2022 le décès d’Hugues Chevalier, survenu le vendredi 30 septembre. Hugues était un des membres et un pilier de l'Institut de l’iconomie.
</p><p>Professeur-chercheur en histoire de l’économie, Hugues a fondé des sociétés de conseil auprès de grandes entreprises dans le développement stratégique, la gestion du transfert de technologie et l’intelligence économique. Il a aussi piloté le déploiement de start-ups ainsi que leurs levées de capitaux. Sa pratique du conseil reposait sur une synthèse projective des composants de la stratégie d’entreprise.
</p><p>Il est l’auteur de <i>Les moutons noirs du management</i>, EMS 2013, et de <i>À la recherche du patron moderne</i>, L’Harmattan 2015.
</p><p>Il a animé des groupes de travail et apporté d’importantes contributions à des ouvrages collectifs publiés par l’Institut de l’iconomie :
<br />- <i>Élucider l’intelligence artificielle</i>, mai 2018 ;
<br />- <i>Quatre champs de bataille iconomiques</i>, avril 2021 ;
<br />- <i>Informatisation et entreprises : les deux absents de la présidentielle</i>, janvier 2022 ;
<br />- <i>Tectonique de la banque et de la finance</i>, janvier 2022.
</p><p>Hugues a fait profiter notre institut de son expertise, éclairée par un bon sens ferme et une riche expérience. C’était un excellent camarade, toujours constructif, positif et travailleur assidu.
</p><p>Malade depuis quelques mois, il avait été hospitalisé pour subir diverses opérations. Il a voulu être présent lors de notre télé-réunion du 21 septembre, il nous est apparu émacié et visiblement très fatigué.
<span></span></p><a name='more'></a><p></p><p>Voici la transcription de ce qu’il nous a dit alors :
</p><p>« Je veux remercier les amis qui m’ont envoyé des messages de soutien dans cette épreuve que je vis. Merci à vous, ça m’a fait bien plaisir. J’en ai besoin.
</p><p>« Les ganglions infectés par un lymphome que j’avais dans la poitrine, ça y est, c’est réglé ! Ils ont été tués. Ensuite j’ai deux gros ganglions sous le diaphragme, ça doit être réglé dans le courant du mois prochain par immunothérapie.
</p><p>« J’espère que ça marchera mais pour moi c’est un drôle de combat. Je n’ai jamais pensé que ce serait comme ça, surtout dans la solitude ! Le plaisir est pour moi de vous voir et de savoir que je ne suis pas isolé.
</p><p>« Je ne sais pas si je vais pouvoir suivre la réunion longtemps parce que je suis assez fatigué, et la fatigue venant je vais peut-être m’assoupir. »
</p><p>Nous lui avons redit notre amitié, nos voeux de rétablissement, et l’avons remercié d’être venu.
</p><p>Notre réunion a suivi son cours et quelque temps après il nous a quitté en disant qu’il était trop fatigué pour pouvoir continuer. Nous comprenons maintenant qu’il nous a ainsi dit adieu. Son décès nous fait beaucoup de peine.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>Voici des commentaires des membres de l’institut :
</p><p>« Je découvre la nouvelle avec stupeur et désolation, d’autant qu’il paraissait quand même assez confiant mercredi dernier ! Je le connaissais personnellement peu mais m’apprêtais à lui envoyer un message d’espoir car un de mes amis et ex collègue vient de se sortir de la même maladie. En le voyant mercredi dernier je ne me doutais pas que j’arriverais trop tard ! »
</p><p>« Un homme convaincu, engagé, combatif, un excellent camarade de voyage en iconomie dont il était un pilier. Totale sympathie solidaire avec son épouse et sa famille. »
</p><p>« Je l’avais eu il y a quelques semaines pour parler d’un plan d’article en commun. Il restait combatif et se projetait encore dans des projets malgré sa maladie. Son dynamisme, son enthousiasme et sa chaleur communicative manqueront beaucoup à ses proches comme à l’Institut. »
</p><p>« Nous sommes tous sidérés par cette nouvelle, après l’avoir entendu parler de ses projets, avec toujours la même fougue… du Sud-Ouest. »
</p><p>« Je suis bouleversé : un homme brillant, volontaire, enthousiaste. Universitaire et entrepreneur. Il me disait au sujet des responsables à convertir à l’iconomie : « outre les économistes il faut convaincre les dirigeants d’entreprises et les cadres supérieurs des groupes du CAC 40. Nous construisions un projet en commun avec pour tremplin mon comité économie d’IESF(ingénieurs et scientifiques de France). Pour sa mémoire je compte mener ce projet à bien. »
</p><p>« J’ai du mal à faire mon deuil alors que rien ne laissait penser dans sa dernière participation que sa disparition adviendrait et aussi rapidement. Ce sera un grand manque assurément. »
</p><p>« Coup dur. Malgré la tragédie, chapeau à Hugues d'avoir été si combatif, enthousiaste et camarade jusqu'au bout. »
</p><p>« Consterné, comme vous tous. Un homme mû par une inquiétude altruiste. Il nous manquera. »
</p><p>« Je suis bouleversée par cette nouvelle. J’avais été heureuse d’apprendre qu’Hugues participait à la dernière réunion de l’Institut de l’iconomie. C’est une perte pour notre communauté intellectuelle. Une curiosité sans borne comme on aime en rencontrer. »</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-50132478824172715152022-10-07T18:52:00.005+02:002022-12-14T09:11:36.340+01:00L’informatique et l’intellect humain<p>L’informatique, qui est une science, est aussi une ingénierie qui consiste à construire et programmer des automates : elle est faite pour réaliser tout ce qui est programmable, c’est-à-dire tout ce qui est <i>prévisible</i>.
</p><p>Les données qui sont fournies à un programme par des capteurs ou saisies par des êtres humains sont des images sélectives du monde réel, produites selon une grille conceptuelle dont le programme contient la définition. Certes, elles ne sont pas prévisibles, et donc le résultat du programme est imprévisible. Mais le traitement auquel les données sont soumises (et qui conduit au résultat) est, lui, parfaitement prévisible – puisqu’il a été programmé !
</p><p>L’espace logique dans lequel agit l’informatique – grille conceptuelle, traitements programmés – a donc des limites : il ne peut pas rendre compte de la complexité illimitée du monde réel, ni du caractère essentiellement imprévisible du futur. Ces limites sont en fait les mêmes que celles de la pensée rationnelle, faite de concepts et de raisonnements.
</p><p>Mais l’intellect humain ne se réduit pas à la pensée rationnelle : il possède une pensée pré-conceptuelle, faite d’intuition et d’anticipation, capable de bâtir les concepts qui, rendant compte d’une situation historique concrète, permettront d’y agir de façon judicieuse. Une autre forme d’intuition lui permet en outre de surmonter les différences qui existent entre des langages et des points de vue afin de comprendre <i>ce qu’a voulu dire</i> une autre personne.
</p><p>Ainsi l’informatique qui est parfaite, complète et efficace dans un monde qui serait rempli d’automates, rencontre un tout autre monde lorsqu’elle est confrontée à l’intellect humain tel qu’il se manifeste dans les comportements et les actions des individus et, en particulier, dans l’action productive et collective qui est celle d’une entreprise.
</p><p>La rencontre de l’informatique avec l’entreprise donne naissance à un être hybride et complexe, le <i>système d’information</i>, qui assure l’insertion de la ressource informatique dans l’action productive. Il ne faut pas s’étonner si nombre d’informaticiens, séduits par la clarté logique de leur discipline et trouvant dans sa complexité de quoi satisfaire leur intellect, ignorent les systèmes d’information ou les jugent répugnants lorsqu’ils leur sont confrontés.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>L’entreprise, institution qui remplit une mission productive en organisant le travail des êtres humains qu’elle rassemble, est elle-même un être des plus complexes : si sa mission peut sembler simple (produire, afin de satisfaire des besoins, en se spécialisant sur certains types de produits : automobiles, chaussures, tomates, téléviseurs, etc.), la réalisation de la mission nécessite l’organisation et la réussite d’un travail de conception et d’ingénierie (qui comporte la construction et la programmation des automates), l’organisation de la production physique du produit (en fait, il s’agit de la reproduction quantitative d’un prototype), de sa commercialisation, de sa distribution, des relations avec les clients, fournisseurs et partenaires, etc.
</p><p>L’entreprise est le théâtre d’un drame, ou plutôt d’une tragi-comédie, entre la mission qui exige une adaptation continue aux évolutions de la situation historique, et le formalisme de l’organisation qui réclame, lui, pérennité et stabilité et s’impose dans les esprits au risque de leur faire oublier ou négliger la mission.
</p><p>Elle a besoin de définir une grille conceptuelle pertinente en regard de sa situation et de son action, grille qui fournira ses concepts au système d’information. Elle a besoin de bâtir le processus de production, qui conduit des matières premières ou produits intermédiaires vers le produit fini, qui conduit aussi de la prise de commande à la livraison et à la facturation, qui comporte, outre l’élaboration du bien physique ayant une masse et un volume, la fourniture des services qui l’accompagnent entre les mains du client et confortent sa satisfaction.
</p><p>Elle a besoin, pour superviser le processus et contrôler sa bonne exécution, d’indicateurs de performance (qualité, délai, maîtrise des coûts) et de satisfaction des clients. Elle a besoin enfin, pour choisir son orientation stratégique, d’un éclairage de la situation : besoins à satisfaire, marché et concurrence, état de l’art des techniques.
</p><p>En réponse à tous ces besoins l’informatique apporte des instruments puissants, mais dont la maîtrise conceptuelle et pratique suppose des compétences élevées : en programmation certes, mais aussi en architecture car il faut parvenir à faire fonctionner ensemble des composants que l’on se procure auprès des fournisseurs et qui sont autant de boites noires dont les bogues sont corrigées par des « scripts » ou des procédés qu’indique un « forum », et dont les versions successives (et coûteuses) comportent de nouvelles bogues et exigent de nouveaux « scripts »…
</p><p>Les informaticiens sont comme les soutiers qui veillent au bon fonctionnement de la chaudière du navire, souci constant dont les élégants passagers n’ont pas la moindre notion, de sorte que l’informatique sera souvent considérée comme un « centre de coût » et toujours jugée trop chère…
</p><p>Il faut enfin et surtout que la définition des concepts, la conception des programmes et de l’architecture, s’appuient sur une anticipation des <i>comportements</i>. L’action productive, étant collective, obéit en effet aux ressorts d’une micro-sociologie locale, celle des pouvoirs et légitimités, qui accepte certaines actions et en refuse d’autres : la coopération des diverses spécialités, des diverses directions, toujours souhaitable, demande de longues négociations ; la culture de l’entreprise, héritière de son histoire, est porteuse de traditions et de phobies. Il faut aussi savoir interpréter la « demande des utilisateurs », image déformée et fallacieuse de leurs besoins réels.
</p><p>Il arrive d’ailleurs que l’ingéniosité des utilisateurs, dont il faut savoir anticiper les effets, se satisfasse de solutions bancales qui compromettent la cohérence du système d’information : les concepts se dégradent dans divers dialectes locaux, la qualité des processus est altérée (par exemple par une gestion « <i>last in, first out</i> » des files d’attente), l’utilisation de la messagerie, du Web et autres outils de communication expose l’entreprise à des indiscrétions, des cyberattaques, etc.
</p><p>Le système d’information permet donc à l’entreprise de tirer parti de la puissance et des ressources que l’informatique met au service de son action, mais d’une part l’utilisation de progiciels « boite noire », souvent opportune, complique son architecture, et d’autre part l’action productive et collective de l’entreprise, accomplie par des êtres humains qui ont chacun leurs valeurs, leurs priorités, leur psychologie, leurs habitudes, obéit à une micro-sociologie des pouvoirs, légitimités et ambitions qui se condense dans la « culture » de l’entreprise, dans son « ambiance ».
</p><p>Concevoir un système d’information, le faire vivre, suppose donc de posséder, outre les compétences proprement informatiques, la sensibilité, l’intuition, l’instinct qui permettent d’anticiper ce que seront dans l’entreprise les conséquences pratiques des décisions que l’on peut prendre, et de savoir naviguer dans sa complexité technique mais aussi sociologique, psychologique, historique et anthropologique : travail sans fin qui nécessite en principe le bon sens, le « coup d’œil » que possèdent les meilleurs stratèges.</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-54809752820402600772022-10-07T18:38:00.004+02:002023-12-11T19:21:58.636+01:00La science économique, la monnaie et les crypto-monnaies<p>La science économique a longtemps ignoré la monnaie. Le modèle néoclassique qui lui servait de référence se focalise en effet sur la relation entre la « fonction de production » des entreprises et la « fonction d'utilité » des consommateurs : l'« optimum de Pareto » est atteint lorsque les prix relatifs sont tels qu'il serait impossible d'accroître le bien-être d'un consommateur sans diminuer celui d'un autre.
</p><p>Certes le fait est que chacun accepte, comme paiement de ce qu'il vend, des billets de banque ou un virement sur son compte, mais comment comprendre la « confiance » qu’évoquent les économistes<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup> ? Dans leur raisonnement elle tombe du ciel et elle explique tout. Comment peut-on, d’ailleurs, croire que la monnaie est « transparente », comme ils le disent parfois, alors qu’une crise monétaire peut mettre l’économie à l’arrêt ?
</p><p>Ne faut-il pas tirer cette question au clair avant de se lancer dans les monnaies non seulement électroniques mais cryptées et inscrites dans une blockchain, fussent-elles « de banque centrale » ? Quels sont les critères selon lesquels on pourra évaluer leur qualité, leur solidité et, finalement, la confiance que l’on peut ou doit leur accorder ?
</p><p>La réponse à cette question, trop souvent ignorée, se trouve dans un article de John Hicks<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup>. Il a suggéré d'associer à chaque individu non pas une, mais <i>deux</i> fonctions d'utilité : l'une concerne sa consommation, c'est la seule que le modèle économique de référence considère ; l'autre concerne le <i>patrimoine</i> que forment les actifs qu'il possède : biens meubles et immeubles, équipements ménagers, actifs financiers, enfin monnaie.
</p><p>Hicks classe ces actifs selon qu'ils sont plus ou moins « liquides », c'est-à-dire plus ou moins immédiatement échangeables sur le marché. Les actifs parfaitement liquides sont de la « monnaie », les mots « monnaie » et « liquidité » étant pratiquement synonymes. Les autres actifs sont d'autant moins liquides que leur échange nécessite une négociation et un délai plus longs (que l'on pense aux démarches que nécessite la vente d'un appartement), mais ils ont l'avantage de « rapporter quelque chose » alors que la monnaie « ne rapporte rien ».
</p><p>Dans un bilan le classement des actifs selon leur rendement est de sens contraire au classement selon leur liquidité : un actif rapporte d'autant moins qu'il est plus liquide. La monnaie ne rapporte rien et même son pouvoir d’échange se dégrade au cours du temps en raison de l’inflation.
</p><p>Pourquoi donc les agents souhaitent-ils détenir de la monnaie, actif qui ne leur rapporte rien, au lieu de faire des « placements » qui, eux, peuvent rapporter des loyers, des dividendes, des intérêts, des plus-values ?
</p><p>L'explication se trouve dans l'incertitude du futur. Il est évident pour chacun que le futur est essentiellement incertain, mais la science économique a longtemps ignoré ce fait, ajoutant simplement dans ses calculs un indice <i>t</i> à des données futures supposées connues. John Maynard Keynes a été le premier à considérer les effets de l’incertitude des anticipations, pour le grand scandale des autres économistes.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>Si l’on tient compte de l’incertitude du futur on comprend pourquoi les agents économiques ont <i>besoin de monnaie</i> : il leur faut en détenir une certaine quantité pour pouvoir régler les transactions quotidiennes et courantes sans être contraint de vendre un actif non liquide, et une autre quantité pour pouvoir saisir au vol une bonne affaire lorsqu'elle se présente et, de façon générale, pouvoir réagir rapidement aux accidents imprévisibles que la vie comporte inévitablement.
</p><p>Chaque agent a donc, tout comme il a une « structure de consommation désirée », une « structure de patrimoine désirée » qui détermine la part de son patrimoine qu'il juge raisonnable de consacrer à chaque catégorie d'actif, compte tenu de leur liquidité, de leur rendement anticipé et aussi en principe, selon la théorie du portefeuille, de la corrélation des incertitudes.
</p><p>Si chacun accepte, comme paiement de ce qu'il vend, des billets de banque ou un virement sur son compte, ce n'est donc pas parce qu'il « fait confiance » : c'est parce qu'il en a <i>besoin</i> pour maintenir ou accroître la liquidité de son patrimoine, et <i>c'est ce besoin qui explique la fonction fiduciaire de la monnaie</i> : la confiance ne tombe pas du ciel.
</p><p>A chaque instant, l'offre et la demande de monnaie s'équilibrent en déterminant son pouvoir d'échange : dès que l'on tient compte de l'incertitude du futur, la monnaie n'est donc pas « transparente » comme dans le modèle de référence. L’offre et la demande de monnaie sont organiquement liées à la marche de l’économie, leur équilibre ou leur déséquilibre ont des conséquences économiques.
</p><p>L'inflation s'explique par une « fuite devant la liquidité », la déflation par un « excès de besoin de liquidité », toutes deux entraînent une évolution des prix qui a une influence sur le besoin de monnaie et aussi sur l'économie physique et réelle.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>Les praticiens n’ont pas attendu les explications des économistes pour « gérer la monnaie » de façon à éviter ou surmonter les crises monétaires. L’intuition et l’instinct ont permis aux plus habiles d’entre eux de se passer d’une « théorie » pour concevoir les effets que leurs décisions pouvaient avoir sur le comportement des agents économiques.
</p><p>Ainsi par exemple Hjalmar Schacht a su, pendant la guerre de 14-18, relancer l’économie belge en imposant ses décisions à des « experts » réticents<sup><a href="#fn3" id="ref3">3</a></sup>. Cette économie était à l’arrêt parce que les bons de réquisition de l’armée allemande d’occupation avaient chassé la « bonne monnaie » que les Belges thésaurisaient. L’État belge n’existant plus, Schacht a appelé les régions à donner leur garantie à un emprunt qui permit à la Belgique de payer les réquisitions en bonne monnaie. L’économie redémarra à plein régime et les impôts permirent de payer les intérêts de l’emprunt.
</p><p>Il n’est cependant pas inutile posséder une théorie plus solide que celle qui constate une « confiance » qu’elle n’explique pas. L’incertitude du futur explique que l’on ait besoin d’un patrimoine et, dans ce patrimoine, besoin de liquidité. Elle permet aussi de comprendre ce qu’ont de judicieux des expressions comme « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier », « on ne prête qu’aux riches », etc.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p>L’informatique, après avoir conquis le système productif, s’empare maintenant de la monnaie, ajoutant ainsi un nouvel épisode à sa riche histoire<sup><a href="#fn4" id="ref4">4</a></sup>.
</p><p>À quelles conditions les crypto-monnaies et les « monnaies digitales de banque centrale » peuvent-elles être de « bonnes monnaies » ? Ou, pour poser la question autrement, fourniront-elles une liquidité de bonne qualité, répondant aux besoins des agents économiques ?
</p><p>La première qualité de la liquidité est d’être immédiatement disponible, c’est même sa définition. Mais d’autres qualités doivent être exigées et l’informatisation de la monnaie peut permettre de répondre à cette exigence :<br />
- vitesse, faible coût et fiabilité des transactions ;<br />
- sécurité de leur enregistrement en mémoire ;<br />
- confidentialité (sous réserve du droit d’investigation des autorités de contrôle) ;<br />
- disponibilité d’outils pour lutter contre le blanchiment ;<br />
- disponibilité d’outils comptables et statistiques, etc.
</p><p>Dans la concurrence entre les crypto-monnaies, ces critères de qualité seront décisifs. La mise en œuvre des armes puissantes qu’apporte l’informatique nécessitera des compétences spéciales, une adaptation des organisations (à laquelle les entreprises seront toujours réticentes) et un apprentissage des utilisateurs.
</p><p>La puissance de ces armes s’accompagne naturellement de dangers : si l’on n’y prend pas garde, elles peuvent être utilisées très habilement par des prédateurs car ils sont vigilants et se tiennent à l’affût<sup><a href="#fn5" id="ref5">5</a></sup>. Le législateur et le régulateur ont du pain sur la planche…
</p><p>____
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> André Orléan, <i>L'empire de la valeur : refonder l'économie</i>, Points, 2013.
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> John Hicks « <a href="http://www.volle.com/lectures/hicks1.htm" target="_blank">A Suggestion for Simplifying the Theory of Money</a> », <i>Economica</i>, 1935.
</p><p><sup><a href="#ref3" id="fn3">3</a></sup> Jean-François Bouchard, <i>Le banquier du diable</i>, Max Milo éditions, 2015.
</p><p><sup><a href="#ref4" id="fn4">4</a></sup> Romuald Szramkiewicz, <i>Histoire du droit des affaires</i>, Montchrestien, 1989.
</p><p><sup><a href="#ref5" id="fn5">5</a></sup> Michel Volle, <a href="https://www.amazon.fr/Prédation-Prédateurs-Michel-Volle/dp/2717854584/m" target="_blank"><i>Prédation et prédateurs</i></a>, Economica, 2008.</p>
Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com1tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-3321056347333771752022-10-07T11:13:00.001+02:002022-10-09T11:54:04.126+02:00L'individu, l'entreprise et leurs drames<p>(Exposé à l’EHESS, Marseille, 5 octobre 2022)
</p><p>Parmi les personnes on distingue les « personnes physiques », qui sont des humains comme vous et moi, et les « personnes morales », qui sont des entreprises ou, de façon plus générale, des institutions.
</p><p>Je dirai ci-dessous, comme le fait le langage courant, « entreprise » (au sens large qui désigne toutes les institutions) pour parler des personnes morales, et « individu » pour parler des personnes physiques, sans pour autant nier l’individualité des personnes morales.
</p><p>Une société humaine fait naître une entreprise lorsqu’un travail jugé nécessaire ou utile excède les capacités d’un individu mais se trouve à la portée d’une action collective. Accomplir ce travail (produire des automobiles, instruire les jeunes, exploiter un réseau de télécoms, etc.), c’est la <i>mission</i> d’une entreprise et pour qu’elle puisse être accomplie il lui faut <i>organiser</i> l’action collective.
</p><p>Les entreprises et les individus ont un destin qui les conduit de la naissance à la mort, ils ont des <i>valeurs</i><sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup> que leur action inscrit dans la situation historique : la mission générale de l’entreprise est ainsi, quoique l’on puisse dire d’autre, de « produire efficacement des choses utiles » afin de contribuer au bien-être d’une population.
</p><p>Les valeurs ne sont pas nécessairement conformes à la réalité d’un destin individuel ou collectif : certaines sont donc perverses. Les prédateurs<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup>, qui s’emparent de la richesse par la force, nient de partager une humanité commune avec les autres individus (négation qui est à la source du Mal) ; se donner pour mission « produire de l’argent » pervertit l’action de l’entreprise car l’argent n’est pas un produit, etc.
</p><p>Chaque entreprise a une individualité, une « personnalité » : l’INSEE, France Télécom, Air France, le Pôle emploi ont chacun une « culture », une « ambiance » qui expriment leurs valeurs.
</p><p></p><center><b>I – Les « drames »</b></center>
<p></p><p><b>1 - Drame de l’entreprise</b>
</p><p>L’organisation est <i>nécessaire</i> à la réalisation de la mission de l’entreprise, mais une fois installée son formalisme pèse d’un tel poids sur les individus qu’il se substitue souvent en eux à la conscience de la mission, à laquelle il oppose alors des valeurs parasitaires : quand par exemple « faire carrière » est devenu le but principal des individus, la mission de l’entreprise est entravée par une foule de trahisons quotidiennes.
<span></span></p><a name='more'></a><p></p><p>Les individus chez qui la conscience de la mission est intacte, les « animateurs<sup><a href="#fn3" id="ref3">3</a></sup> » (ainsi nommés parce qu’ils donnent une « âme » à l’entreprise), ne représentent en général que de l’ordre de 10 % des effectifs<sup><a href="#fn4" id="ref4">4</a></sup>. Grâce à leur action la mission de l’entreprise pourra éventuellement être accomplie malgré les trahisons, mais parfois ces dernières triomphent : il arrive par exemple dans certains pays que des militaires utilisent leurs armes pour usurper le pouvoir politique.
</p><p>L’entreprise est donc le théâtre d’un drame ou d’une tragi-comédie : celle du conflit entre la mission et l’organisation, auquel s’ajoute le conflit entre les animateurs, les traîtres et une majorité d’indifférents.
</p><p><b>2 - Drame de la relation entre l’individu et l’entreprise</b>
</p><p>Le cerveau individuel est le lieu où se cristallisent les idées nouvelles, le lieu naturel des <i>inventions</i>. Souvent ces idées étaient « dans l’air », potentiellement présentes dans la situation historique, mais la catalyse qui les fait se former est individuelle. Pour que l’invention se concrétise en actions et en produits, pour qu’elle donne donc naissance à une <i>innovation</i>, il faudra un travail collectif d’ingénierie que seule l’entreprise est capable de réaliser.
</p><p>Or l’invention dérange l’entreprise dont l’organisation et le fonctionnement, résultat d’un empilage de décisions passées, forment une architecture qu’il est difficile de modifier : seules seront donc aisément acceptées les idées qui se moulent dans l’ornière des habitudes et des conventions de l’organisation.
</p><p>L’inventeur véritable ne sera jamais le bienvenu. Il faudra un délai pour que son idée soit éventuellement jugée judicieuse par les dirigeants qui, seuls, sont légitimes pour modifier l’organisation et orienter les budgets : les armées ont longtemps refusé l’avion, puis le char, des entreprises refusent encore de tirer les conséquences de l’informatisation, etc.
</p><p>Une fois adoptée l’idée sera jugée évidente et banale par ceux qui l’avaient longtemps refusée. Les mérites de l’inventeur étant rarement reconnus, les individus prudents préféreront s’abstenir d’avoir des idées nouvelles et donc de <i>penser</i>. La stérilisation des cerveaux indifférents est une des conséquences du drame de la relation entre l’individu et l’entreprise.
</p><p><b>3 - Drame de l’individu</b>
</p><p>Deux drames se jouent dans l’intimité de l’individu.
</p><p>Son action a pour but d’inscrire ses valeurs dans le monde réel, sa pensée est au service de cette action. Mais il lui faut faire d’abord un tri, dans les valeurs que lui a inculquées son éducation et dont l’incohérence provoque des injonctions contradictoires qui le condamnent à l’inaction (ou à la versatilité de l’activisme), afin de choisir celles auxquelles son action sera fidèle (et dans le meilleur des cas éliminer celles qui sont perverses) : ce choix difficile occasionne un premier drame.
</p><p>La créativité<sup><a href="#fn5" id="ref5">5</a></sup> de l’individu résulte par ailleurs du fonctionnement naturel de son cerveau et de l’émotion qui, éveillée par l’apparition d’une idée dont la fécondité potentielle est d’abord confusément perçue, la grave dans sa mémoire de telle sorte qu’elle sera poursuivie avec passion et persévérance.
</p><p>Mais comment faire le tri, dans les idées que le cerveau produit spontanément, entre celles qui sont judicieuses et les chimères qui ne sont qu’une association de mots sans réalisation possible ? C’est un deuxième drame.
</p><p>Les trois drames que nous venons d’évoquer s’entrelacent dans la vie quotidienne de la société, des entreprises et des individus : en avoir conscience permet de poser un diagnostic sur des situations qui, sinon, sembleraient énigmatiques ou absurdes.
</p><p>S’y ajoutent aujourd’hui des phénomènes propres à la situation historique contemporaine.
</p><p></p><center>* *</center>
<p></p><p></p><center><b>II - La situation présente</b></center>
<p></p><p>Chacun peut aujourd’hui accéder de façon quotidienne, grâce à son ordinateur, son smartphone ou sa tablette, à la ressource documentaire présente sur le Web. Comme cela parait tout simple et même banal, le phénomène de l’informatisation<sup><a href="#fn6" id="ref6">6</a></sup> déploie ses conséquences sans que l’on y pense, sans que l’on en soit conscient, sans que l’on soupçonne la complexité (et la fragilité) de l’architecture technique sur laquelle il s’appuie.
</p><p>Or ce phénomène a transformé le travail, les produits, les échanges, la forme de la concurrence, donc la mission des entreprises, leur organisation, l’exercice de la pensée chez les individus et jusqu’à l’équilibre des forces géopolitiques. Les drames que nous avons évoqués se jouent toujours, mais sur une scène différente dans tous les domaines de l’anthropologie : psychologie, sociologie, techniques de la pensée (et donc philosophie), économie, etc.
</p><p><b>1 – Conséquences de l’informatisation</b>
</p><p>Les actions répétitives, qui occupaient auparavant l’essentiel de la force de travail, ont vocation à être automatisées car elles se prêtent à la programmation informatique. Il en résulte que le travail humain se focalise sur ce qui n’est pas répétitif : investissement avec la conception des produits, l’ingénierie de leur production, la programmation des automates, puis production proprement dite avec la réponse aux incidents, le traitement des cas particuliers, l’interprétation de ce qu’a voulu dire une personne (client, fournisseur, partenaire) qui ne s’exprime pas dans le langage de l’entreprise, etc.
</p><p>La main d’œuvre, dont les réflexes étaient formés à exécuter une tâche répétitive et dont la pensée a été laissée en jachère, est alors supplantée dans l’emploi par un <i>cerveau d’œuvre</i> qui fusionne dans l’action l’individu et l’ordinateur<sup><a href="#fn7" id="ref7">7</a></sup> et à qui il est demandé de savoir prendre des initiatives, donc d’exercer des responsabilités.
</p><p>Cela met en tension l’organisation et la culture de l’entreprise qui ont été héritées de l’histoire. On ne peut pas en effet déléguer des responsabilités sans déléguer aussi la légitimité qui permettra de les exercer : alors le système hiérarchique ne peut plus être efficace, or il reste ancré dans les habitudes. L’entreprise refuse ainsi souvent de se plier à l’informatisation.
</p><p><b>2 – Une inefficacité endémique</b>
</p><p>Le drame de l’entreprise se complique alors d’une inadéquation des comportements aux exigences de l’action productive. L’entreprise est tentée de briser le cerveau d’œuvre d’une part en prétendant programmer dans l’automate informatique le traitement des cas particuliers et l’interprétation des situations, tâches que seuls les individus peuvent accomplir efficacement, d’autre part en ambitionnant de programmer les individus comme s’ils étaient des automates en les soumettant à des consignes détaillées qui leur interdisent toute initiative.
</p><p>L’automatisation de la production transforme cependant la fonction de coût : le poids du coût fixe étant important (conception, ingénierie, programmation, dimensionnement des services), le rendement d’échelle est croissant : l’économie est ultra-capitalistique et marché obéit soit au régime du monopole, soit et plus souvent à celui de la concurrence monopolistique<sup><a href="#fn8" id="ref8">8</a></sup> sous lequel chaque entreprise ambitionne de conquérir un monopole temporaire qu’elle renouvellera par l’innovation.
</p><p>Cependant le régulateur, prisonnier des prestiges intellectuels du modèle néoclassique de l’équilibre général, s’entête à promouvoir la concurrence parfaite, brise en morceaux artificiels les monopoles naturels que sont les réseaux (télécoms, ferroviaire, électrique) et entrave l’émergence des monopoles temporaires<sup><a href="#fn9" id="ref9">9</a></sup>.
</p><p>La doctrine néolibérale<sup><a href="#fn10" id="ref10">10</a></sup>, dont l’émergence est parallèle à celle de l’informatisation (et peut-être liée à elle par une causalité complexe), a réduit le libéralisme, qui consiste essentiellement à décentraliser les décisions, à trois slogans fallacieux : concurrence parfaite, libre échange, création de valeur pour l’actionnaire.
</p><p><b>3 – La prédation</b>
</p><p>La Banque tire parti de l’informatique pour « produire de l’argent » avec ses salles de marché selon un jeu à somme nulle qui parasite le système productif. Elle offre par ailleurs à des prédateurs des ressources discrètes car masquées par une complication informatique voulue : des services rémunérés facilitent l’abus de biens sociaux, la fraude fiscale (nommée « optimisation ») et le blanchiment. Ce dernier assure un transfert de richesse entre l’économie criminelle et l’économie légale qui permet à des criminels de s’emparer des entreprises et, parfois, du pouvoir politique.
</p><p>Les actionnaires, dont la plupart sont aussi éloignés de l’organisation et de l’ingénierie de l’entreprise qu’a pu l’être un Gosplan, font pression pour qu’elle « produise » des dividendes et des plus-values. Ils mettent à la tête des entreprises des dirigeants « agents des actionnaires » qui recevront pour prix de leur soumission une rémunération dont le montant annuel est celui d’un confortable patrimoine familial et non la contrepartie raisonnable d’un travail.
</p><p>La société qu’a fait émerger l’informatisation est ainsi tentée de revenir, sous une forme ultra-moderne, à un régime féodal de purs rapports de force.
</p><p><b>4 – Un désarroi</b>
</p><p>Il résulte de ce qui précède un sentiment d’inefficacité, d’absurdité, d’injustice, et finalement une pandémie de désarroi. Le monde étant incompréhensible, le discernement ne sait plus distinguer le réel, le possible et l’imaginaire. Les résultats les plus clairs de la science expérimentale sont niés par ceux qui préfèrent affirmer une « réalité » chimérique, les imaginations se complaisent dans un monde virtuel éloigné de la situation réelle comme des exigences pratiques de l’action.
</p><p>Il ne faut pas sous-estimer l’ampleur de ce désarroi. Une moitié des Américains a été séduite par un Donald Trump, par des « fake news » et par les délires de QAnon. Des sectes ou doctrines attirent des adhérents auxquels elles procurent, moyennant le sacrifice de leur intelligence, les avantages psychosociologiques que confère l’adhésion à un groupe de croyants.
</p><p>Les drames que nous avons évoqués ci-dessus, qui sont de tous les temps et traversent l’entreprise, sa relation avec les individus et enfin les individus eux-mêmes, sont aggravés aujourd’hui par cette épidémie de confusion qui empêche les individus, les entreprises, les politiques, d’acquérir une conscience claire de la situation historique et de décider en conséquence.
</p><p><b>5 – Comment faire ?</b>
</p><p>Il n’est pas facile pour les individus de garder les pieds sur terre lorsque les médias, les réseaux sociaux, sollicitent sans cesse leur émotion et orientent leur imaginaire vers des mensonges ou des chimères. Ils ne peuvent y parvenir que s’ils possèdent, parmi leurs valeurs, une volonté de <i>réalisme</i>. Chacun est ainsi invité à maîtriser son imaginaire en s’imposant une discipline : la situation la plus « moderne » qui soit retrouve ainsi les exigences de cohérence, de sobriété et de pertinence qui furent celles du classicisme.
</p><p>Pour éclairer la situation historique de notre société l’institut de l’iconomie a conçu le modèle théorique d’une société informatisée par hypothèse efficace, nommée « iconomie », dans laquelle l’action productive satisferait les besoins sans gaspiller les ressources. Ce modèle n’est pas un schéma de la situation présente, puisque celle-ci n’atteint pas la pleine efficacité ; ce n’est pas non plus une prévision car rien ne garantit que l’efficacité pourra être un jour pleinement atteinte. C’est un <i>repère</i> planté à l’horizon du futur : il procure une pierre de touche pour évaluer le comportement des entreprises et des individus et indique une <i>orientation</i> à leurs décisions<sup><a href="#fn11" id="ref11">11</a></sup>.
</p><p>____
</p><p><sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> Michel Volle, <i><a href="https://www.amazon.fr/Valeurs-transition-numérique-Civilisation-industrielle/dp/1982964154/" target="_blank">Valeurs de la transition numérique</a></i>, Institut de l’iconomie, 2018.
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> Michel Volle, <i><a href="https://www.amazon.fr/Prédation-Prédateurs-Michel-Volle/dp/2717854584/" target="_blank">Prédation et prédateurs</a></i>, Economica, 2008.
</p><p><sup><a href="#ref3" id="fn3">3</a></sup> « <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2016/04/le-secret-des-animateurs.html" target="_blank">Le secret des animateurs</a> ».
</p><p><sup><a href="#ref4" id="fn4">4</a></sup> « Un professeur de l'ESCP a fait une étude sur près de 300 entreprises dans le monde. Il démontre que 9 % des collaborateurs s'arrachent pour faire avancer les choses, 71 % n'en ont rien à faire et 20 % font tout pour empêcher les 9 % précédents d'avancer » (Georges Epinette, <i>Antémémoires d'un dirigeant autodidacte</i>, Cigref-Nuvis, 2016, p. 24).
</p><p><sup><a href="#ref5" id="fn5">5</a></sup> « <a href="http://www.volle.com/opinion/creation.htm" target="_blank">L’intelligence créative</a> ».
</p><p><sup><a href="#ref6" id="fn6">6</a></sup> Michel Volle, <i><a href="https://www.amazon.fr/lInformatique-Savoir-vivre-avec-lautomate/dp/2717852190/" target="_blank">De l’informatique : savoir vivre avec l’automate</a></i>, Economica, 2006.
</p><p><sup><a href="#ref7" id="fn7">7</a></sup> « The hope is that, in not too many years, human brains and computing machines will be coupled together very tightly, and that the resulting partnership will think as no human brain has ever thought and process data in a way not approached by the information-handling machines we know today » (Joseph Licklider, « Man Computer Symbiosis », <i>IRE Transactions on Human Factors in Electronics</i>, mars 1960).
</p><p><sup><a href="#ref8" id="fn8">8</a></sup> « <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2014/12/introduction-la-concurrence.html" target="_blank">Introduction à la concurrence monopolistique</a> ».
</p><p><sup><a href="#ref9" id="fn9">9</a></sup> « It is, I believe, only possible to save anything from (…) the wreckage of the greater part of the general equilibrium theory if we can assume that the markets confronting most of the firms (…) do not differ greatly from perfectly competitive markets (…) and if we can suppose that the percentages by which prices exceed marginal costs are neither very large nor very variable » (John Hicks, <i>Value and Capital</i>, Oxford University Press, 1939, p. 84).
</p><p><sup><a href="#ref10" id="fn10">10</a></sup> « <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2018/02/la-doctrine-neo-liberale.html" target="_blank">La doctrine néo-libérale</a> ».
</p><p><sup><a href="#ref11" id="fn11">11</a></sup> Michel Volle, <i><a href="https://www.amazon.fr/Liconomie-situation-actuelle-Michel-Volle/dp/B0B8RHVNV8/" target="_blank">L’iconomie, clé de la situation actuelle</a></i>, Institut de l’iconomie, 2022.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com0tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-54950823326868830512022-09-02T18:32:00.005+02:002023-10-09T18:32:47.792+02:00Voyage dans l’espace de Riemann<p>Connaissez-vous l’espace de Riemann<sup><a href="#fn1" id="ref1">1</a></sup> ?
</p><p>Sa définition est simple : c’est un espace dans lequel la mesure de la distance (ou « métrique ») varie selon le point que l’on considère.
</p><p>Regardons par exemple une carte géographique. C’est la projection plane d’une surface approximativement sphérique et bosselée (puisque notre Terre possède des montagnes et des vallées), réduite à l’échelle puis enrichie de lignes de niveau, noms des lieux et autres indications.
</p><p>À chacun des points de la surface de la Terre sont associées une longitude et une latitude : c’est donc un espace à deux dimensions. La distance à vol d’oiseau entre deux points est celle qui apparaît sur la carte, une fois celle-ci reportée à l’échelle et sous l’approximation que comporte la projection plane d’une sphère.
</p><p>Mais on peut aussi vouloir mesurer comme des arpenteurs la distance « au ras du sol » qui suivra les accidents du terrain entre les deux points : elle sera plus élevée que la distance à vol d’oiseau car le terrain comporte des dénivellations, et d’autant plus élevée que leurs pentes seront plus fortes.
</p><p>La mesure de cette distance au ras du sol dépend donc autour de chaque point de la pente du terrain. Elle dépend aussi de l’orientation du trajet : l’écart avec la mesure de la distance à vol d’oiseau est nulle le long des lignes de niveau, elle est maximale dans le sens de la pente.
</p><p>La surface de la Terre est ainsi un espace de Riemann. Il en est de même de toutes les surfaces à deux dimensions qui, n’étant pas exactement planes, ne sont pas des « espaces euclidiens » : la sphère par exemple ainsi que la « selle de cheval », morceau d’un « paraboloïde hyperbolique ».
</p><p>Sur de telles surfaces le chemin le plus court entre deux points ne suit pas une ligne droite mais une courbe nommée « géodésique » : sur la sphère, les géodésiques sont des arcs de grand cercle et deux géodésiques localement parallèles se coupent en deux points. Sur la surface d’une sphère la somme des angles d’un triangle est supérieure à deux droits, elle leur est inférieure sur une « selle de cheval ».
</p><p>Il faut donc dans un espace de Riemann se résoudre à abandonner les axiomes de la géométrie euclidienne ainsi que les résultats qui s’en déduisent. Or l’enseignement primaire et secondaire est totalement « euclidien » : notre première formation aux mathématiques nous ainsi a donné des habitudes dont il sera ensuite difficile de se défaire.
</p><p>Nous pouvons certes admettre qu’une surface soit bosselée, que la plus courte distance ne s’y mesure pas le long d’une droite, etc. Mais qu’en est-il de l’espace à trois dimensions dans lequel nous vivons : est-il possible de le considérer comme un espace de Riemann ?
<span></span></p><a name='more'></a><p></p><p>Oui, a répondu Einstein<sup><a href="#fn2" id="ref2">2</a></sup> : selon la théorie de la relativité générale, l’espace naturel, celui dans lequel nous vivons, est « courbe ». Cependant cette courbure ne se manifeste qu’à la très grande échelle du Cosmos, celle des étoiles et des galaxies. Pour la vie quotidienne et pratique nous pouvons pour nous représenter l’espace à trois dimensions – celui dont nous respirons l’atmosphère, celui dans lequel nous existons et nous déplaçons – nous contenter de l’espace euclidien où les parallèles ne se rencontrent jamais et où tous les triangles rectangles respectent le théorème de Pythagore.
</p><p>L’aviateur et le navigateur savent que la surface sphérique de la Terre est un espace de Riemann, ils doivent suivre ses géodésiques pour abréger leurs voyages, mais aucune évidence de ce genre ne se manifeste dans l’espace à trois dimensions dans lequel nous vivons.
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Les mathématiques répondent à deux formes différentes d’intuition. L’une se satisfait de principes (ou « axiomes ») non contradictoires dont le raisonnement tire logiquement les conséquences : pour ceux qui en sont dotés, les espaces de Riemann ne posent aucun problème quelle que soit leur dimension. Il leur suffit de disposer de la formule qui à chaque point associe une métrique différente, soumise à des conditions de continuité, et le raisonnement leur permettra de trouver l’équation des géodésiques, de mesurer des courbures, etc.
</p><p>Une autre forme de l’intuition, plus proche de la physique que des mathématiques, exige de trouver dans le monde de la nature une illustration des axiomes et de leurs conséquences. Elle ne nie pas l’exactitude des résultats mathématiques, qui est irréfutable, mais elle souhaite leur trouver une illustration, une incarnation qui les enracine dans notre vie pratique et familière.
</p><p>La complexité du monde réel étant illimitée, toute batterie d’axiomes non contradictoires pourra trouver une illustration réelle. Mais tant que cette illustration n’est pas trouvée, cette intuition s’inquiète, réclame, et se tourne et retourne comme le fait dans son lit un malade fiévreux.
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>La physique est la science des approximations<sup><a href="#fn3" id="ref3">3</a></sup>. Elle fait donc abstraction des phénomènes dont les effets sont négligeables à l’échelle considérée.
</p><p>Si l’on considère l’échelle du Cosmos, il faut bien sûr tenir compte de sa courbure. Mais nous n’avons que faire, à l’échelle de notre vie et de notre action, d’un phénomène dont la trace dans nos mesures se trouverait à la cinquantième décimale après la virgule, précision qu’elles n’atteignent jamais.
</p><p>On peut, il est vrai, <i>imaginer</i> des sphères à trois dimensions telles que la mesure de leur surface ou de leur volume diffère de ce qu’elles sont dans un espace euclidien. Mais nous n’en rencontrons aucune dans le monde dans lequel nous vivons.
</p><p>Ainsi l’espace de Riemann, qui était évident à deux dimensions dans les exemples que nous avons cités, semble à trois dimensions une énigme non pas théorique certes, mais pratique.
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Je n’ai jamais compris pourquoi, lorsque j’étais en Taupe, le cours de physique en restait à l’expression « f = mγ » et ignorait les formules de Lagrange et de Hamilton, alors que ce sont les outils les plus puissants pour un physicien. Je n’ai jamais compris non plus pourquoi le cours de mathématiques en restait aux vecteurs et aux matrices, ignorant les tenseurs qui en expriment la nature sous-jacente.
</p><p>Pourquoi les pédagogues ne profitaient-ils pas, pour introduire ces éléments fondamentaux, de ces années où l’élève, éperonné par la perspective des concours, ne ménage aucun effort ?
</p><p>Pourquoi la présentation la plus courante des espaces de Riemann répond-elle à l’intuition de ceux qui se satisfont d’axiomes et de déductions, mais non à l’intuition de ceux qui exigent d’en trouver une illustration ?
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Au fondement de la mécanique analytique le principe de moindre action peut être accepté comme un axiome. L’intuition entrevoit cependant sous ce principe (ainsi que sous les équations de Lagrange et de Hamilton, que l’on en déduit) une réalité physique et logique plus profonde.
</p><p>Il se trouve que cette réalité, c’est l’espace de Riemann ! La trajectoire d’un système mécanique, telle qu’elle s’inscrit dans l’espace des phases, suit en effet une géodésique dans cet espace muni de la métrique de Jacobi<sup><a href="#fn4" id="ref4">4</a></sup>.
</p><p>Ainsi l’intuition physique, toujours à la recherche d’une illustration pratique des abstractions, rencontre au cœur même de la physique un espace de Riemann qui a autant de dimensions que l’espace des phases -- c’est-à-dire un nombre quelconque.
</p><p>Le monde réel, dans lequel nous vivons et agissons, est ainsi représenté par des espaces de Riemann d’une façon plus profonde et plus universelle que ce que nous avions perçu en examinant des surfaces à deux dimensions, autrement riche aussi que ce que nous avions pu entrevoir de façon purement mathématique et abstraite en considérant un espace qui à chaque point associe une métrique différente, soumise à des conditions de continuité. Ainsi notre intuition pratique est satisfaite, notre inquiétude est calmée : notre recherche a abouti.
</p><p>Gloire à Riemann !
</p><p><i>Nota bene</i> : pour étudier les espaces de Riemann il faut avoir assimilé l’algèbre des tenseurs, seule capable de fournir des notations commodes. Ainsi se trouvent comblées d’un seul coup les lacunes des cours de Taupe et de l’École polytechnique, tels du moins que je les ai subis dans les années 60.</p><p>
</p><p>____
</p><p> <sup><a href="#ref1" id="fn1">1</a></sup> Bernhard Riemann, « Über die Hypothesen, welche der Geometrie zu Grunde liegen », 1854.
</p><p><sup><a href="#ref2" id="fn2">2</a></sup> Albert Einstein, <i>Zur allgemeinen Relativitätstheorie</i>, 1915.
</p><p><sup><a href="#ref3" id="fn3">3</a></sup> Richard Feynman, <i>Lectures on Physics</i>, Pearson, 1980.
</p><p><sup><a href="#ref4" id="fn4">4</a></sup> Detlev Laugwitz, <i>Differential and riemannian geometry</i>, Academic Press, 1965, p. 172.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com5tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-11635561424634338142022-08-18T19:46:00.003+02:002022-10-09T11:52:55.941+02:00La clé de la situation présente<p>Je viens de publier un livre intitulé <a href="https://www.amazon.fr/Liconomie-situation-actuelle-Michel-Volle/dp/B0B8RHVNV8/" target="_blank"><i>L’iconomie, clé de la situation actuelle</i></a>. Cette publication fait suite à une conversation que j’ai eue voici quelques jours avec Christophe Dubois-Damien.
</p><p>« C’est tout de même extraordinaire », lui ai-je dit. « Nous avons entre nos mains, à l’Institut de l’iconomie, la <i>clé de la situation présente</i> : une explication de la crise de transition que connaissent notre économie et notre société, offrant le repère qui peut permettre de s’orienter pour en sortir comme l’on sort d’une forêt en s’orientant sur le pic d’une montagne.
</p><p>« Notre modèle de l’iconomie fournit ce repère. Comme tout modèle il est schématique et ignore des pans entiers de la réalité, pourtant il est éclairant car il se focalise sur ce que notre situation historique a d’essentiel et de particulier. Mettant en évidence les <i>conditions nécessaires de l’efficacité</i> dans une économie et une société informatisées, il permet de poser un diagnostic sur des entreprises, des institutions, dont les errements sont manifestes, et aussi de formuler le diagnostic qui leur permettra d’en sortir.
</p><p>« Encore une fois, il n’a pas réponse à tout, aucun modèle ne le pourrait, mais la clarté qu’il projette sur notre situation est utile.
</p><p>« Je connais des dirigeants n’ont pas eu besoin d’un modèle, d’une théorie, pour comprendre cette situation : ils possèdent l’intuition exacte qui conduit droit à la décision judicieuse. Ils sont ce que furent dans le métier des armes le grand Condé, Turenne, Bonaparte, Leclerc et quelques autres peu nombreux. J’estime que ces personnes admirables représentent au plus 10 % de nos dirigeants.
</p><p>« L’intuition exacte d’une situation n’est cependant pas nécessairement le fait d’un génie personnel : elle peut s’acquérir grâce à l’expérience, la réflexion, la curiosité, les lectures et les conversations. Publier nos travaux peut donc accroître le nombre des dirigeants qui la possèdent.
</p><p>« Il est vrai que les dirigeants n’ont souvent ni le temps de s’instruire, ni parfois le goût. Nous serions en outre naïfs si nous pensions que la lecture de nos travaux, s’ils les lisent, va leur procurer comme par un coup de baguette magique l’intuition exacte de la situation.
</p><p>« Par contre nous pouvons toucher les experts qui les conseillent et forment leur état-major. En 1835 la femme de Clausewitz a publié <i>De la guerre</i>, ouvrage posthume qui apportait une conception nouvelle de la stratégie. Ce livre n’a pas été lu par les généraux qui commandaient l’armée prussienne mais par des capitaines qui, quelques dizaines d’années après, sont devenus des généraux, et alors l’œuvre de Clausewitz a exercé une grande influence.
</p><p>« Il en sera sans doute de même de nos travaux sur l’iconomie. Ils attireront, souhaitons-le, l’attention des « capitaines » d’aujourd’hui qui, voulant faire l’effort de comprendre notre situation et d’y trouver un repère pour s’orienter, cherchent de quoi alimenter leur réflexion.
</p><p>« Il se trouve cependant que la façon dont la théorie économique est présentée les engage dans une voie sans issue car l’informatisation a transformé les conditions pratiques et l’organisation de l’action productive ainsi que le régime des marchés. Des préceptes comme « concurrence parfaite », « prix égal au coût marginal », « libre échange » et « création de valeur pour l’actionnaire » sont fallacieux si on les prend au pied de la lettre comme le font des personnes influencées par la <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2018/02/la-doctrine-neo-liberale.html" target="_blank">doctrine néo-libérale</a>.
</p><p>« Nous avons reformulé la théorie économique de façon à rendre compte de la situation présente, et ce faisant nous avons été plus fidèles à sa démarche que ceux qui s’efforcent de perfectionner le modèle de l’équilibre général pour comprendre le mécanisme de la « création de valeur pour l’actionnaire ».
</p><p>« Nous avons tiré les conséquences sociologiques, psychologiques, stratégiques que cette situation fait émerger, et mis en évidence l’étendue des possibilités qu’elle présente ainsi que celle des dangers qu’elle comporte.
</p><p>« Nous avons publié des livres et des articles, mais nous n’avons sans doute pas été assez habiles pour "communiquer", comme on dit, et pour convaincre. Il est vrai que nous avons contre nous des forces puissantes : celles de l’habitude et du conformisme, celles aussi des préjugés sociologiques de ceux qui, voyant dans l’informatique une technique, se font gloire de la mépriser et de l’ignorer. »
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Nous invitons donc les « capitaines » qui forment l’état-major des dirigeants de l’économie et de la politique à se procurer <a href="https://www.amazon.fr/Liconomie-situation-actuelle-Michel-Volle/dp/B0B8RHVNV8/" target="_blank"><i>L’iconomie, clé de la situation actuelle</i></a> : ils n’ont rien à y perdre et ils ont tout à y gagner.
</p><p>Nous serions heureux de recevoir des critiques, commentaires et suggestions.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com2tag:blogger.com,1999:blog-7361670993108016283.post-58894447524483859792022-08-13T18:24:00.010+02:002023-10-21T17:19:12.030+02:00Dan McCrum, Money Men, Penguin Random House, 2022<p>Dan McCrum a consacré à sa lutte contre Wirecard un livre touffu et un peu difficile à lire. Il s’en dégage cependant une histoire : je vais tenter d’en expliquer le mécanisme, du moins ce que j’en ai compris, puis d’en tirer quelques leçons.
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Wirecard était une entreprise allemande qui offrait des services sécurisés de paiement en ligne, ce qui implique de savoir traiter les données que l’on échange avec les clients, les banques, les systèmes de cartes de crédit ou de paiement, enfin avec les commerçants qui offrent leurs produits sur l’Internet.
</p><p>Wirecard a commencé, de façon modeste, par outiller la pornographie payante. Le développement envahissant de la pornographie gratuite a mis un terme à ce commerce, donc à cette activité de Wirecard.
</p><p>Elle s’est alors repliée sur le jeu en ligne (casinos, poker, etc.) mais le développement explosif de celui-ci, sa commodité pour blanchir les revenus des activités criminelles et les effets dévastateurs de l’addiction au jeu ont conduit les États à le réguler et le limiter : le flux de cette deuxième activité a donc lui aussi tari.
</p><p>L’expérience acquise dans le paiement en ligne a cependant permis à Wirecard de proposer ses services à des activités commerciales moins controversées, se campant ainsi en rivale européenne de PayPal.
</p><p>Mais le ver était sans doute dans le fruit : les premières activités de Wirecard l’ayant fait flirter avec les milieux de la délinquance, elle n’était pas immunisée contre les tentations.
</p><p>L’une d’entre elles était de « créer de la valeur pour l’actionnaire » en faisant croître démesurément le cours de l’action et, pour cela, en faisant croître la taille de l’entreprise. Wirecard a donc étendu son activité en achetant des entreprises de paiement en ligne partout dans le monde et notamment en Asie, elle a aussi utilisé quelques astuces sur lesquelles nous reviendrons.
</p><p>Le chiffre d’affaires a crû fortement, le profit aussi ainsi que le cours de l’action. Wirecard est devenue une grande réussite allemande dans la high tech, comparable à SAP. L’opinion, les analystes financiers, les journalistes, les régulateurs, les commissaires aux comptes, tous étaient admiratifs. Wirecard était la chérie de la bourse : consécration, elle est entrée dans le DAX, l’équivalent allemand du CAC 40.
</p><p>Sa capitalisation boursière a atteint 24 milliards d'euros, le double de celle de la Deutsche Bank : Wirecard a envisagé d’acheter cette dernière, ce qui l’aurait placée parmi les institutions emblématiques de l’Allemagne.
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Certains doutaient cependant de la réalité de cette réussite. Des lanceurs d’alerte émettaient des signaux inquiétants. Les comptes étaient-ils fidèles ? Ernst & Young, le commissaire aux comptes, avait-il convenablement vérifié tout ce que Wirecard lui annonçait ? L’activité des entreprises que Wirecard avait achetées était-elle réelle et, avec elle, le chiffre d’affaires et le profit annoncés ?
</p><p>Ces signaux ont attiré en 2014 l’attention de Dan McCrum, journaliste au Financial Times. Pour tirer l’affaire au clair il a rassemblé des témoignages, épluché des documents, réuni une équipe, et il est allé sur place pour constater l’activité des entreprises que Wirecard avait achetées ainsi que celle de leurs clients.<span></span></p><a name='more'></a>
<p></p><p>Il est apparu alors que certaines de ces entreprises étaient des coquilles vides ou presque, dont l’activité ne pouvait aucunement expliquer le chiffre d’affaires qu’elles étaient censées produire, et qui avaient été achetées à un prix très supérieur à leur valeur. Il est apparu aussi que certains des clients importants, dont le nom figurait dans les listes, étaient des entreprises dont l’activité avait cessé depuis des années.
</p><p>Le Financial Times demanda des explications à Wirecard puis publia le résultat de ses investigations. Wirecard répondit que Dan McCrum s’était appuyé sur des documents erronés, qu’il n’avait pas compris ce qu’il avait vu sur le terrain, et que sans doute il était de mauvaise foi.
</p><p>Cette dernière accusation était des plus graves. En effet le cours de l’action de Wirecard baissait après chacun des articles du Financial Times : Dan McCrum n’était-il pas de mèche avec des <i>short sellers</i>, ces spéculateurs qui misent sur la baisse du cours ? Ne leur filait-il pas des tuyaux en les prévenant avant de publier chacun de ses articles ? Si c’était le cas, McCrum était un criminel et le Financial Times était complice.
</p><p>Le prestige de Wirecard était tel, ainsi que la réputation d’Ernst & Young, que les dénégations de Wirecard étaient prises au sérieux bien plus que les témoignages, documents et constats sur le terrain qu’évoquait le Financial Times.
</p><p>L’affaire tournait mal pour McCrum. Des cabinets d’avocats britanniques, des détectives privés de haut niveau et autres agents de renseignement cherchaient activement la preuve de sa connivence avec les <i>short sellers</i>, ils finirent par en fabriquer une qu’il était difficile de contredire. Le BaFin, l’autorité fédérale allemande de supervision financière, déposa une plainte devant le procureur général de Munich afin qu’il engage une poursuite criminelle.
</p><p>Inquiet, le Financial Times fit faire une enquête interne qui démontra le sérieux de McCrum et dès lors son soutien fut sans faille : entre lui et Wirecard, c’était désormais une lutte à mort pour la survie.
</p><p>Confiante sans doute dans ses comptables exercés et habiles à habiller les données, Wirecard annonça à ses actionnaires qu’une entreprise indépendante allait expertiser ses comptes. Le contrat fut confié à KPMG qui, contrairement à Ernst & Young, s’appliqua à vérifier les comptes à Dubaï, Singapour, aux Philippines, etc.
</p><p>Wirecard disait qu’une somme de 1,9 milliard de dollars était entreposée dans deux banques aux Philippines, mais les certificats qu’elles avaient fournis semblaient peu crédibles. Poussant son investigation, KPMG finit par constater que ces 1,9 milliard <i>n’existaient pas</i>.
</p><p>Cette pichenette fit en 2020 s’effondrer le château de cartes pour la plus grande honte des journalistes allemands, des analystes financiers, d’Ernst & Young et du BaFin, qui tous avaient soutenu Wirecard. Certaines de ces personnes perdirent leur emploi.
</p><p>Les 24 milliards de capitalisation boursière s’évaporèrent et, avec eux, la mise des investisseurs qui avaient acheté des actions de Wirecard en espérant faire une plus-value. Les avocats et les détectives qui s’étaient activés contre McCrum et le Financial Times gardèrent ce que Wirecard avait payé pour leurs services et se tournèrent vers d’autres activités lucratives.
</p><p>On peut lire <a href="https://www.ft.com/content/745e34a1-0ca7-432c-b062-950c20e41f03" target="_blank">le récit de l’enquête de Dan McCrum</a> sur le site du Financial Times et y trouver <a href="https://www.ft.com/dan-mccrum?page=1" target="_blank">la liste de ses articles</a>.
</p><p style="text-align: center;">* *
</p><p>Quelle leçon tirer de cette affaire ?
</p><p>Les personnages clé de Wirecard – Markus Braun, le président ; Jan Marsalek, le DG ; Edo Kurniawan, comptable inventif et trop astucieux – sont des personnages pour qui seule importe l’apparence, pour qui elle est même la seule réalité : en cela ils sont bien de notre temps, ce qui ne les rend pas moins répugnants. Le discours emphatique de Braun sur la Hi Tech, fait pour séduire des actionnaires auxquels il promet une croissance illimitée, était d’une banalité qui confine au ridicule. Marsalek organisait les montages les plus douteux. Kurniawan, exécutant dévoué et docile, cuisinait les comptes. De nombreux autres personnages ont été impliqués, mais ils n’ont pas le même relief dans le livre de McCrum.
</p><p>Braun et Marsalek, démesurément enrichis, ont mené la vie des nababs. Il se croyaient sans doute très malins. Braun est aujourd’hui en prison, Marsalek est en fuite, je ne sais pas où est ni que fait Kurnawian.
</p><p>McCrum a ainsi décrit le personnage de Marsalek : « A suave dealmaker who lived half his life in private jets and luxury hotels, he thrived where the worlds of business, crime, politics and spycraft intersect, a solid gold credit card tucked in the pocket of his designer suit. »
</p><p>Comment cette bande a-t-elle pu monter une telle escroquerie ? On peut poser la question autrement : était-il possible que cette escroquerie ne réussisse pas ?
</p><p>Si le but de l’entreprise est de « créer de la valeur pour l’actionnaire », tous les moyens pour y parvenir ne sont-ils pas bons ? On dira que seuls les moyens légaux sont admissibles, mais qu’est-ce qui est « légal » dans un monde où la seule loi est celle de l’apparence, où un Donald Trump est adulé par une moitié des Américains, où un Vladimir Poutine séduit la plupart des Russes, où un Boris Johnson n’a pu être blackboulé que parce qu’il aime un peu trop à faire la fête ?
</p><p>Certes il y fallait un peu d’habileté. Acheter des entreprises bidon dans des pays exotiques, c’est éloigner le risque d’une investigation minutieuse. Les payer plus cher qu’elles ne valent, c’est pouvoir faire verser sur des comptes propices l’écart entre le prix comptable et le prix réel à des fins personnelles ou pour corrompre – et elles seront valorisées au prix comptable dans l’actif de Wirecard. La seule source légitime de chiffre d’affaires est la redevance des commerçants, mais le flux de monnaie qui traverse le système de paiement en ligne, beaucoup plus important, peut être en partie déguisé en recette. D’autres recettes sont procurées par un service de blanchiment utile aux criminels, très rémunérateur et dont Wirecard avait acquis une expérience avec les casinos.
</p><p>Peu importe alors si les entreprises bidon ne produisent rien et si les clients qui figurent sur les listes sont bidon eux aussi, car derrière l’apparence comptable une activité occulte a pu prospérer : les comptes sont présentables, l’entreprise tourne, le cours de l’action monte, les commissaires aux comptes sont éblouis par son résultat, le régulateur la protège, les actionnaires auraient trop à perdre si cela tournait mal, le baratin High Tech mystifie ceux, nombreux, pour qui il est impénétrable. L’apparence du sérieux enfin, si importante en Allemagne, intimide et inhibe la critique : Wirecard est sacrée, personne ne peut y toucher.
</p><p>Si elle n’avait pas négligé de placer 1,9 milliard dans ces deux banques aux Philippines, KPMG aurait-elle trouvé une autre faille ? Oui sans doute, mais ce n’est pas certain. On frémit quand on pense à ce qui se serait passé si Wirecard avait pu acheter la Deutsche Bank : les promesses de Markus Braun auraient pu alors être tenues, la capitalisation boursière aurait pu atteindre des centaines de milliards d’euros et le château de cartes serait devenu invulnérable – déjà il l’était presque.
</p><p>Dans un monde où l’apparence est la seule loi, où des escrocs arrivent à la tête de certains États, les Wirecard sont naturellement appelées à se multiplier <a href="http://michelvolle.blogspot.com/2013/08/tout-ne-va-pas-si-bien-que-ca-en.html" target="_blank">peut-être plus encore en Allemagne qu’ailleurs</a> car l’apparence du sérieux et la réputation d’honorabilité y protègent et encouragent des criminels. Qui peut connaître, en dehors de l’Allemagne où quelques journalistes font leur travail, les malversations qu’ont commises Siemens, MAN, Volkswagen, la Deutsche Bank, les banques des Länder, etc. ?
</p><p>Mais aucun pays n'est à l'abri. Pour contenir la multiplication des émules de Wirecard et de Trump, la seule solution est d’avoir le sens des réalités, de savoir distinguer ce qui est réel de ce qui est possible et surtout de ce qui est imaginaire. Il y faut du discernement : c’est une question d’éducation, de culture, de formation du flair et de l’instinct qui, seuls, permettent de distinguer les prédateurs des autres dirigeants et, parmi ceux-ci, de reconnaître les véritables entrepreneurs.
</p><p>Plus profondément c’est une question philosophique – si du moins l’on accepte de concevoir la philosophie comme une technique de la pensée au service de l’action – et c'est donc une question qui concerne la société tout entière. L'histoire nous confronte en effet à un choix : nous pouvons soit construire une civilisation en nous appuyant sur les ressources que fournit l'informatique, soit laisser triompher les <a href="https://www.amazon.fr/Pr%C3%A9dation-Pr%C3%A9dateurs-Michel-Volle/dp/2717854584/" target="_blank">prédateurs</a> qui font tout leur possible pour instaurer un régime néo-féodal de purs rapports de force.</p><p style="text-align: center;">* *</p><p>L'affaire Wirecard a fait l'objet d'un intéressant documentaire sur Netflix, <a href="https://www.netflix.com/watch/81404807">Skandal!</a>, dans lequel on voit et entend parler les protagonistes, on voit les immeubles et les bureaux, etc.</p>Michel Vollehttp://www.blogger.com/profile/02758819892464278158noreply@blogger.com3