dimanche 11 juin 2023

Visite au Gosplan

J’ai participé en 1977 avec Anicet Le Pors, Roland Lantner et Jean-Claude Delaunay à une mission d’information sur l’économie soviétique. Un interprète, Nicolas Komine, nous a  accompagnés partout.

Nous avons été accueillis dans une salle de réunion du Gosplan par cinq messieurs aux cheveux blancs. Nous pouvions voir derrière eux, par la fenêtre, le drapeau rouge qui flottait sur le Kremlin.

Voici ce que ces messieurs nous dirent :

« Il y a deux façons d’organiser l’économie : la centralisation ou l’anarchie, et l’anarchie, nous n’en voulons pas chez nous. La centralisation est d'ailleurs efficace car nous apportons ses clients à chaque entreprise : ainsi elle n’a pas à faire de dépenses de publicité ».

« C’est nous qui décidons le niveau des prix. Les automobiles sont vendues beaucoup plus cher que leur coût de production, cela nous permet de réduire le prix des tomates ».

J’ai alors posé une question :

« Considérons une usine de tracteurs. Supposons que les moteurs lui sont fournis par une autre entreprise, et que le directeur de l’usine constate que ces moteurs ont des défauts. Ce directeur peut-il choisir un autre fournisseur ? »

« Non, répondirent-ils. Il doit nous faire un rapport et nous lui trouverons un fournisseur ».

Le Pors, Lantner, Delaunay et moi étions catastrophés : comment une économie pourrait-elle fonctionner avec une organisation aussi bureaucratique qui, étant loin du terrain de chaque entreprise, ne peut pas en connaître les particularités, et dont les décisions seront de surcroît inévitablement lentes ?

Alors que nous nous dirigions vers la sortie Komine murmura : « Que voulez-vous ! Depuis 1917 on a supprimé tous les entrepreneurs ici ».

*     *

Marx et Engels ont cru nécessaire d’abattre le pouvoir de la bourgeoisie en instaurant la dictature du prolétariat. La propriété privée des moyens de production devait être supprimée, la production elle-même socialisée.

En pratique cependant ce ne sont pas les prolétaires qui ont gouverné l’économie soviétique, mais une bureaucratie centralisée. Pouvait-elle être plus efficace que la « bourgeoisie », que la « propriété privée des moyens de production », que le « capitalisme » ?

Dans le régime « capitaliste » on prétend que l’entreprise a pour but de « maximiser le profit », mais son véritable but est de conforter sa pérennité en regard de laquelle le profit n’est qu’un instrument.

La consigne « maximiser le profit » d’ailleurs incite à prendre des décisions qui, certes, peuvent le « maximiser » dans l’immédiat mais compromettent la pérennité de l’entreprise : faire des « économies » en cessant par exemple de faire de la recherche ou de former les salariés, c’est engager l’entreprise dans la voie du déclin.

Que se passe-t-il dans la tête de l’entrepreneur, ce « bourgeois » qui crée, anime et dirige une entreprise ? Il doit définir le produit, obtenir des ressources financières, choisir les investissements qui formeront son « capital fixe », organiser la production et la commercialisation, recruter ou former des personnes compétentes : le tout dans un contexte évolutif car les techniques changent ainsi que les besoins des clients, la réglementation et la concurrence.

Dans la durée l’entrepreneur doit rester vigilant pour répondre aux incidents et changements qu’apportent la dynamique de l’histoire : cela nécessite qu’il ait une présence attentive sur le terrain, au plus près des techniques et des êtres humains, cela nécessite aussi qu’il puisse prendre les décisions qui orientent l’entreprise.

Certains grands projets, lancés à l’initiative du pouvoir politique, demandent une coordination des entreprises qui y participent et donc une forme de centralisation : encore faut-il que le coordinateur soit capable d’entendre et comprendre ce que disent les ingénieurs qui signalent les obstacles que la nature des choses oppose à l’action productive, et de prendre des décisions raisonnables. C’est ainsi que Beria a su diriger la construction de la première bombe atomique de l’URSS1.

Dans de nombreux domaines, cependant, la centralisation des décisions ne peut pas être efficace. Pensons par exemple aux activités qui entourent le marché de Rungis. En amont, des agriculteurs, des éleveurs, des coopératives, des transporteurs ; au centre, des négociants experts dans diverses spécialités ; en aval, des grossistes, des grandes surfaces, des entrepôts, des transporteurs, puis des détaillants (fleuristes, boulangers, épiciers, bouchers, charcutiers, restaurateurs, etc.), enfin des consommateurs.

La complexité du réseau des relations (contractuelles ou non) entre ces milliers d’acteurs, ainsi que de la chorégraphie de leurs actions, est le résultat de millions d’initiatives et de décisions quotidiennes que la « recherche du profit » ne suffit pas à expliquer : il y faut des savoir-faire, des fiertés professionnelles, une connaissance fine des produits, une compréhension des besoins des consommateurs, bref l’« amour du métier » que les cyniques croient ridicule alors qu’il est l’âme du commerce et de nombre de relations humaines.

Le Gosplan ne pouvait pas organiser de façon raisonnable le commerce de détail : les magasins étant alimentés par à-coups, les consommateurs s’y précipitaient en foule lorsque l’arrivée d’un produit était annoncée. La « bourgeoisie » et le « capitalisme » ont procuré aux populations un bien-être matériel supérieur à celui que pouvaient leur apporter la « dictature du prolétariat » et la « propriété collective des moyens de production ».

La population s’est massivement embourgeoisée, mais la plupart des bourgeois que nous sommes sont honteux de l’être. Il en résulte un mensonge et une torsion intimes qui poussent de nombreuses personnes, alors qu’elles sont aussi « bourgeoises » que quiconque, à être en parole sinon en acte des adversaires résolus de la bourgeoisie, du capital, des entreprises, de la croissance économique, et à rêver élégamment d’une « dictature du prolétariat ».

Il est vrai qu’il ne se trouve pas plus d’entrepreneurs, parmi les dirigeants de nos entreprises, que de véritables stratèges parmi nos généraux : le fait est que certains dirigeants sont des potiches trop bien rémunérées. 

Mais s’il n’existait aucun entrepreneur en France l’économie serait massivement inefficace, comme dans certains autres pays.

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1Pavel Soudoplatov, Missions spéciales, Seuil, 1994.

1 commentaire:

  1. Merci pour ce rappel, après d’autres billets rappelant ce que nous devons à la bourgeoisie, à ses valeurs. J’imagine que vous connaissez les travaux de l’économiste Deirdre McCloskey sur le sujet.

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