Je vous propose ici un survol rapide du modèle de l’iconomie.
Avec l’informatisation tout a été transformé : techniques, produits, marchés, organisations. Pour évaluer la portée de ce phénomène il faut se rappeler ce que furent les conséquences de la mécanisation.
Elle a apporté des techniques nouvelles, occasionné une prise du pouvoir par la bourgeoisie, fait émerger le capitalisme et la classe ouvrière, suscité des guerres pour la conquête des marchés et des ressources naturelles.
Les succès de la mécanique ont été considérés comme une preuve de la valeur universelle de la pensée rationnelle. Les qualités de la machine, qui est puissante, efficace, infatigable et dépourvue de sensibilité, ont été données en exemple aux humains : Lénine a cultivé une conception mécanique de l’histoire et les nazis ont voulu être impitoyables, « unbarmherzig ».
Avec l’informatisation apparaissent une nouvelle organisation de la production et de nouveaux produits. Toutes les techniques s’informatisent : mécanique, chimie, énergie, biologie, etc. La pensée s’informatise elle aussi avec les moteurs de recherche, l’intelligence artificielle et l’ubiquité de la ressource documentaire : derrière l’ordinateur individuel se trouve la « ressource informatique » à laquelle l’Internet donne accès, faite de processeurs, mémoires, documents et programmes.
L’exemple de l’ordinateur s’imposant aux esprits après celui de la machine, on va jusqu’à croire que son intelligence va surpasser celle de l’être humain et que les humains doivent se comporter comme des ordinateurs.
Que se passe-t-il au juste ? Quelles sont les lignes de force, les piliers structurants de la situation que l’informatisation fait émerger ? Le modèle de l’iconomie en a identifié quelques-uns.
1) d’abord, l’automatisation : l’informatisation s’appuie sur des automates qui exécutent un programme. Ce qui est programmable, c’est ce qui est prévisible : on ne peut pas programmer ce qui est imprévisible.
Or ce qui est prévisible dans l’économie, c’est ce qui est répétitif : si un travail est répétitif, on peut prévoir qu’il faudra bientôt faire la même chose que maintenant. L’automate va donc s’emparer du travail répétitif qui occupait la quasi-totalité de la main-d’œuvre dans l’économie mécanisée.
Nota Bene : on peut prévoir que le programme obéira exactement à la liste des instructions qu’il contient, et non ce qui résultera de leur application aux données imprévisibles que saisissent des individus ou que fournissent des capteurs.
Le travail répétitif étant réalisé par les ordinateurs, reste à l’être humain le travail non répétitif (conception et programmation des automates, conception des produits) ainsi que tout ce qui exige une compétence relationnelle (coopération entre les agents dans l’entreprise, relation de service avec les clients, relation avec les partenaires et les fournisseurs).
2) lorsque les humains ont commencé à se doter d’outils ils ont formé un être nouveau, l’ouvrier. Alors que l’outil sert une action individuelle, la machine sert une action collective : la mécanisation a organisé le couple que forment l’humain et la machine, formant ainsi un autre être nouveau, la main-d’œuvre.
Avec l’informatisation le couple que forme l’humain et l’ordinateur donne naissance au « cerveau-d’œuvre » : « humain + ordinateur » succède ainsi, comme cellule élémentaire de l’action productive, aux couples « humain + outil » et « humain + machine ».
Alors que le travail répétitif exige des réflexes, l’entreprise informatisée demande au cerveau-d’œuvre de concevoir, d’organiser, d’avoir du jugement et des compétences relationnelles, d’être capable d’initiative et de créativité. Elle met ainsi en exploitation une ressource mentale que l’entreprise mécanisée a négligée : cette ressource naturelle est, contrairement aux ressources d’énergie, inépuisable car chaque génération renouvelle les cerveaux humains. Il n’est pas certain que les écologistes s’en soient avisés...
L’entreprise informatisée, déléguant des responsabilités au cerveau-d’œuvre, doit aussi lui accorder la légitimité (droit à la parole, droit à l’écoute, droit à l’erreur) nécessaire pour pouvoir exercer ces responsabilités. La structure psycho-sociologique de l’entreprise, sa répartition des pouvoirs, son « ambiance », sa « culture », diffèrent de ce qu’elles ont été dans l’entreprise mécanisée.
Cette ligne de force n’a pas entièrement pénétré les entreprises d’aujourd’hui car leur organisation porte encore l’empreinte de la mécanisation et de l’organisation hiérarchique. L’iconomie, modèle d’une économie informatisée efficace, propose une orientation mais l’efficacité est un but lointain.
3) les éléments fondamentaux de l’économie informatisée (microélectronique et logiciels) ont un coût marginal négligeable : celui d’une puce ou de la copie d’un logiciel est pratiquement nul. Le rendement d’échelle de leur production est donc croissant et cela se retrouve dans tous les produits à proportion de leur informatisation.
Le coût fixe des investissements nécessaires pour amorcer une production est cependant très élevé : il faut des dizaines de milliards d’euros pour construire une usine de microprocesseurs ou pour programmer un grand logiciel. De grands monopoles se créent : 8 des 12 plus fortes capitalisations boursières sont des entreprises de l’informatique (Microsoft, Apple, Nvidia, Alphabet, Amazon, Meta, TSMC, Tesla).
L’expérience montre que ces monopoles sont temporaires car des concurrents diversifient le produit en variantes répondant à divers segments du marché : Apple a perdu le monopole du smartphone, Tesla est en train de perdre celui de la voiture électrique, etc.
Les marchés obéissent donc au régime de la concurrence monopolistique selon lequel la stratégie des entreprises consiste à conquérir un monopole tout en sachant qu’il sera temporaire, et donc à se préparer à le renouveler par l’innovation : c’est la stratégie d’Amazon, Google, Dassault Systèmes, etc.
Chaque entreprise consacrant l’essentiel de ses dépenses à l’accumulation d’un capital fixe, l’économie de l’informatisation est ultra-capitalistique. Elle est donc ultra-risquée, car l’entreprise peut tout perdre si son produit ne rencontre pas le succès, et aussi ultra-violente car rien n’est plus profitable pour un prédateur que de s’emparer d’un capital mal protégé : or l’informatique offre des outils puissants et discrets aux prédateurs qui souhaitent blanchir les profits de l’abus de biens sociaux, de la fraude fiscale, de la corruption et du crime organisé.
Les banques se sont détournées de l’arbitrage rendement-risque, qui est le moteur du crédit, pour se livrer dans les salles de marché au jeu à somme nulle qui leur permet de pomper de la richesse : elles sont ainsi devenues prédatrices.
L’informatisation place les nations devant un carrefour vers deux orientations entre lesquelles il leur faut choisir : l’une vers une civilisation capable d’administrer la justice et de contenir les abus de pouvoir, l’autre vers la barbarie néo-féodale d’une société régie par de purs rapports de force.
5) nous venons d’évoquer les piliers structurants, les lignes de force de l’économie informatisée : automatisation, cerveau-d’œuvre, rendement d’échelle croissant, concurrence monopolistique, économie ultra-capitalistique et ultra-violente, risque de la prédation. Les découvrir nous a mis dans la même situation que les économistes classiques qui ont vers la fin du XVIIIe siècle voulu construire le modèle de l’économie mécanisée.
Ce modèle classique n’a été ni une description de l’économie d’alors (elle n’était ni pleinement, ni raisonnablement mécanisée), ni une prévision de ce qu’elle allait devenir, mais un schéma qui procurait des repères à la décision.
Nous avons suivi la démarche de ces classiques pour construire le modèle de l’iconomie et fournir aux dirigeants les repères qui, éclairant la situation de l’économie, peuvent leur permettre de s’orienter dans la celle que crée l’informatisation. Ces repères leur sont nécessaires car décider sans repères, c’est comme conduire de nuit sans avoir de phares.
6) sur le terrain académique de la science économique l’iconomie se trouve en concurrence avec le modèle néo-classique de l’équilibre général, qui répondait à la situation qu’a créée la deuxième révolution industrielle et dont le système technique s’appuyait sur la mécanique, la chimie, l’électricité et le pétrole.
Ce modèle est une construction intellectuelle dont l’architecture est aussi admirable que celle d’un temple grec. Il a été enrichi par de nombreux travaux, par exemple ceux de Keynes avec la théorie des anticipations et ceux de Tirole avec la théorie des dissymétries de l’information. Les néolibéraux en ont tiré la doctrine de la « création de valeur pour l’actionnaire ».
John Hicks, qui fut selon moi le plus grand économiste du XXe siècle, a cependant prédit que le modèle de l’équilibre général ferait naufrage (wreckage) si le régime des marchés devenait celui de la concurrence monopolistique (Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84). Mais le prestige et la beauté de ce modèle ont aveuglé les économistes : ils ne voient pas qu’il ne peut pas répondre à la situation qu’a créée la troisième révolution industrielle et dont le système technique s’appuie sur la microélectronique, le logiciel et l’Internet.
Il en résulte des errements manifestes. Selon le modèle « principal-agent » les actionnaires (le principal) manipulent le dirigeant de l’entreprise (l’agent) par des incitations (stock-options, etc.) afin qu’il « crée de la valeur », c'est-à-dire fasse croître le cours des actions. Ce modèle a incité de grandes entreprises (General Electric, Boeing, Atos, etc.) a adopter la stratégie d’inspiration financière qui, les incitant à négliger la technique, les a menées dans un gouffre.
Lorsque le président de la République a demandé aux deux économistes français les plus célèbres de lui indiquer les « grands défis » auxquels la France doit répondre, ils n’ont pas mentionné l’informatisation mais le climat, les inégalités et les retraites (Olivier Blanchard et Jean Tirole, « Les grands défis économiques », rapport au président de la République, juin 2021).
L’institut de l’iconomie publie le modèle classique de l’iconomie, l’enrichit, le précise et l’offre à qui veut l’adopter (voir par exemple Michel Volle, iconomie, Economica 2014). Ce modèle rencontre, comme c’était inévitable, l’indifférence et la condescendance de ceux qui méprisent trop l’informatique pour considérer le phénomène de l’informatisation.
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