vendredi 16 juin 2023

Situation, action, entreprise

La situation

L’expérience la plus simple, la plus quotidienne, nous enseigne que le monde des êtres et des choses, l’Existant, est d’une complexité sans limite (« illimité » n’est pas identique à « infini » : une ligne droite est infinie mais la place qu’elle occupe dans l’espace est limitée). Comme le Dieu du Judaïsme, l’Existant est donc inconnaissable en ce sens que l’on ne peut pas en avoir une connaissance absolue mais seulement une connaissance partielle.

Il suffit pour le comprendre de penser à l’un ou l’autre des objets de la vie quotidienne (une tasse de café, par exemple). Nous ne connaissons pas son passé (le lieu et le moment de sa production, l’origine des matières premières qu’elle a utilisées, l’identité des personnes qui l’ont produite et de celles qui en ont conçu le prototype), ni le fin détail de sa composition cristalline, moléculaire et ondulatoire, enfin nous ignorons naturellement son futur.

Le fait est cependant que nous n’avons nul besoin d’une connaissance complète et absolue, mais seulement d’une connaissance pratique : nous en savons assez sur la tasse de café si nous pouvons la prendre par son anse, y verser du café et le boire. Cette connaissance pratique est subjective, puisque relative à nos besoins et notre action ; mais elle est aussi objective dans la mesure où elle répond objectivement à ces besoins et aux exigences pratiques de l’action.

L’Existant ne nous présente à chaque instant qu’une facette, la situation dans laquelle nous nous trouvons. Cette situation comporte des limites, puisqu’elle n’est qu’une partie du monde. Mais à l’intérieur de cette limite elle est, tout comme le monde, d’une complexité illimitée : aucun des êtres et des objets qu’elle nous présente ne peut en effet être parfaitement et entièrement décrit ni compris.

Notre situation est historique car elle est hic et nunc : nous la rencontrons ici et maintenant. Cependant « ici » se découpe dans l’espace, « maintenant » se découpe dans le temps, et nous avons (ou devrions avoir) conscience de l’un comme de l’autre.

La situation est telle en effet que nous trouvons dans une ville mais savons (ou devrions savoir) qu’autour de la ville se trouve un espace qui n’est pas la ville et au-delà duquel se trouvent d’autres villes ; il en est de même de l’entreprise dans et pour laquelle nous travaillons, et aussi de notre profession dont les spécialités et compétences se découpent dans un espace logique et qualitatif autre que celui de la topographie.

En outre les êtres et les choses que nous présente la situation sont saisis par notre perception de façon photographique, selon leur image instantanée. Mais cette image obéit à une cinématique qui la transforme et, plus profondément, à une dynamique qui est le ressort de cette transformation. L’entreprise dans laquelle vous travaillez maintenant est le résultat d’une histoire, sa dynamique la propulse vers son futur.

Notre perception donne une image réduite au maintenant et à l’ici de la situation : il faut une réflexion pour compléter cette image en l’entourant d’une conscience de l’espace et du temps. Tandis que la conscience de l’espace est sans doute une évidence qui s’éteint rarement, il arrive souvent que la conscience du temps soit anesthésiée par le caractère répétitif d’une vie quotidienne que seuls troublent des événements très peu fréquents.

Pendant des mois ou des années, la vie dans une entreprise présente en effet chaque jour la même situation : le même immeuble, le même ascenseur, le même bureau, les mêmes collègues, la même cantine, le même travail, etc. La hiérarchie des pouvoirs de décision paraît immuable ainsi que la définition des procédures de l’action professionnelle.

La dynamique qui propulse cette entreprise est aussi lente et aussi puissante que celle de la tectonique des plaques : elle se manifeste par des événements comparables à un tremblement de terre ou une éruption volcanique. S’adapter à une innovation oblige à transformer les produits et les procédures, une révolution de palais bouscule la hiérarchie, les fusions et les absorptions ainsi que les initiatives de la concurrence modifient le positionnement de l’entreprise, enfin elle peut faire faillite et disparaître : les bureaux et les immeubles se vident alors comme un coquillage se vide après la mort d’un mollusque, s’offrant à héberger d’autres habitants.

Le sol sur lequel on marche, la maison que l’on habite, donnent à notre vie quotidienne un appui et un abri familiers et stables. Il en est de même de l’organisation de l’entreprise, de la définition des pouvoirs légitimes et des procédures de l’action productive. Cette stabilité est tellement rassurante, tellement confortable, que certains s’affolent et se révoltent quand un historien leur présente comme en accéléré la cinématique de l’entreprise et fait apparaître la dynamique qui en est le ressort.

Les stratèges qui orientent l’évolution de l’entreprise perçoivent cette dynamique dont ils sont les acteurs. Le salarié qui accède à une fonction stratégique découvre un tout nouveau point de vue : l’architecture des pouvoirs et procédures, qui semblait auparavant solide et figée comme les murs d’un immeuble, devient soudain aussi ductile et plastique que du béton liquide, capable de se mouler dans de nouvelles formes.

L’action des stratèges est naturellement soumise à des contraintes sociologiques, juridiques, techniques, financières, etc. : ce sont celles de la situation, du « terrain » dont aucun stratège ne peut faire abstraction. Les contraintes sociologiques, par exemple, sont celles qui expriment le particularisme de spécialités et corporations soucieuses chacune de conquérir et garder autonomie, prestige et bonne rémunération.

L’action

Il est possible de ne pas agir, de se borner à contempler la situation et, à travers elle, l’Existant. Mais nous avons chacun une « personnalité », porteuse des valeurs qui nous animent. Notre vie est donc un drame, δρᾶμα : celui de la rencontre, à chaque instant, entre la situation et nos valeurs, rencontre dans laquelle se déploie notre destin.

Le mot « valeur » n’est pas à prendre ici avec une connotation positive car certaines valeurs sont perverses en ce sens qu’elles nient la nature humaine dont nous sommes tous également porteurs : les prédateurs, les destructeurs affirment et imposent des valeurs perverses.

Le but de la vie d’un individu est, peut-on dire, de graver l’image de ses valeurs dans le monde1. Le but d’une entreprise, personne sociale et collective, est d’accomplir une mission, expression particulière de la mission de l’Entreprise, « produire des choses utiles », qui se décline en autant de variantes qu’il existe de produits.

La mission d’une institution est souvent trahie dans les faits : des militaires tournent leurs armes contre la nation pour s’emparer du pouvoir, des trahisons analogues sont commises par des magistrats, médecins, scientifiques, enseignants, etc. La mission de l’Entreprise est trahie par des prédateurs.

Les trahisons n’enlèvent cependant rien à la mission, tout comme le fait qu’un métier soit pratiqué de travers n’enlève rien à sa nature, qui implique le respect des règles de l’art.

À travers la personne, individu ou entreprise, les valeurs rencontrent la situation et cette rencontre fait apparaître des écarts entre la situation et les valeurs. Le constat d’un tel écart fait naître une intention. Cela se passe aussi bien à l’échelle minuscule de la vie quotidienne (« mes mains sont sales, il faut que je les lave ») qu’à l’échelle géopolitique (« la supériorité de notre pays n’est pas reconnue par les autres, c’est anormal et injuste : il nous faut les conquérir pour les assujettir »).

Pour que l’intention puisse s’accomplir en une action il faut que la personne puisse manipuler des « leviers » dont elle anticipe le résultat, ce qui implique de postuler une causalité. Cela suppose que la situation soit représentée, dans la pensée de la personne, par un schéma, ou modèle, qui identifie les êtres que la situation présente, qualifie leurs attributs, et les lie par des relations de cause à effet. Ainsi l’action nécessite que la situation soit perçue à travers une grille conceptuelle qui alimente une théorie.

Donnons un exemple pour éclairer cela. Pour pouvoir conduire votre voiture (action qui accomplit une intention) vous percevez la situation en ne conservant, parmi les images qui s’affichent sur votre rétine, que celles qui importent à la conduite (route, signaux, obstacles) et en faisant abstraction de celles qui pourraient vous distraire (physionomie des passants, détail des architectures et paysages, etc.). Vous connaissez en outre les effets que peuvent causer une action sur le volant, l’accélérateur et les freins. Vous possédez donc et la grille conceptuelle, et les relations de causalité qui composent ensemble la théorie de la conduite automobile.

« Concept », « abstraction », « causalité », « théorie » : ces mots se rencontrent dès que l’on s’efforce d’éclairer comment on peut agir. Comme ils évoquent le cours de philo et l’amphi de l’université, ce sont des épouvantails que l’on répugne à utiliser mais il faut surmonter cette répugnance car ils désignent exactement ce dont nous avons besoin pour pouvoir penser l’action et élucider ses conditions.

Toute action, qu’il s’agisse de la conduite automobile, de la cuisine, de la gestion d’une entreprise, de la direction d’une armée, etc. suppose 1) l’intention que fait naître la rencontre entre des valeurs et une situation, 2) la théorie (concepts, causalités) qui présente à l’intention les leviers sur lesquels agir pour modifier la situation.

Les concepts ne seront pas pertinents si l’on plaque sur la situation une grille qui correspond à une autre situation ou à d’autres valeurs que celles dont on est porteur, par ailleurs les relations de causalité peuvent être illusoires et inopérantes : dans ces deux cas l’action sera erronée. L’action judicieuse, supposant la maîtrise pratique et familière de certaines théories, nécessite une formation confortée par l’expérience : celle du conducteur de voiture, du médecin, de l’ingénieur, du stratège, etc.

La pensée qui s’appuie sur une grille conceptuelle et des hypothèses causales substitue à la complexité illimitée de la situation un petit nombre d’éléments, clairement identifiés, sur lesquelles l’action peut s’exercer : cette pensée est « rationnelle ». Mais la situation, nous l’avons dit, n’est qu’une facette du monde, de l’Existant. L’action conçue comme réponse à une situation, dans laquelle elle anticipe des effets, transforme à travers cette situation l’Existant lui-même et peut donc avoir des effets que la pensée rationnelle n’a pas anticipés.

Il arrive ainsi que la prescription qu’un médecin a établi rationnellement, à partir du constat des symptômes et du diagnostic qu’il en infère, provoque dans le corps du patient des phénomènes qui n’ont pas pu être anticipés ; que les projets stratégiques les mieux ourdis échouent à cause d’un événement imprévu, météorologique ou autre, comme la tempête qui a protégé le Japon des envahisseurs mongols ; qu’un animal débouche soudain devant votre voiture et se précipite sous vos roues, etc.

La rationalité de la théorie fournit à l’intellect une vue claire et simple de la situation et des moyens de l’action : elle est donc efficace mais sa simplicité ne saurait embrasser toute la complexité de la situation, et moins encore celle du monde, de l’Existant, dont cette situation est une facette.

La vie de beaucoup de professionnels se déroule entièrement dans le cadre mental que fournit la théorie de leur profession : ils estiment qu’il suffit d’en appliquer les règles, et en effet le plus souvent cela suffit, mais il arrive que le monde se manifeste par des phénomènes que leur théorie ne comporte pas ou qui même sont absolument imprévisibles. Ils sont alors déconcertés au point de perdre toute confiance en eux-mêmes et de se trouver incapables d’agir.

Si le métier des armes comporte des principes « dont on ne saurait s’écarter sans danger », comme le disait Jomini2, et même si « leur application a été presque en tout temps couronnée de succès », il reste que « presque » n’est pas « toujours » et que l’action stratégique, même bien conçue, peut provoquer dans le monde des effets que le modèle conceptuel et causal de la situation ne pouvait pas anticiper.

Il faut donc que l’action sache, tout en tirant parti de l’efficacité pratique de la rationalité, garder conscience du fait qu’il existe dans le monde des phénomènes que le modèle rationnel de la situation ne représente pas. L’action rationnelle peut donc avoir des effets imprévus : quand elle est enrichie par la conscience de ce fait, la pensée rationnelle devient la « pensée raisonnable » du stratège dont la vigilance périscopique, aux aguets des événements et signaux extérieurs à sa théorie, lui permet d’agir promptement et judicieusement comme le fait un conducteur qui évite souplement le sanglier surgi devant lui.

L’entreprise

Une part non négligeable de l’action productive est le fait des individus : dans les professions libérales et artistiques, dans l’artisanat, dans les ménages aussi (où elle échappe à la comptabilité et à la statistique) avec l’entretien du domicile, la cuisine, les jardins potagers, etc.

La coopération de plusieurs individus est cependant nécessaire à l’élaboration de certains produits : il est impossible pour un individu de produire une automobile, un téléviseur, une machine à laver, un ordinateur, ou encore l’un des services que rendent les grands systèmes d’un pays (armée, enseignement, justice, santé, etc.).

Il faut qu’une institution soit créée pour que cette coopération puisse être instituée. Certaines institutions résultent d’une décision du pouvoir politique (législatif et exécutif) : ce sont les institutions publiques. D’autres résultent de l’initiative d’un entrepreneur : ce sont les entreprises.

Dans la suite de ce texte, nous utiliserons par commodité le mot « entreprise » pour désigner toutes les institutions, supposant que le pouvoir politique agit dans son domaine en entrepreneur (dans une économie centralisée le domaine de l’État englobe l’ensemble du système productif, le Plan est le seul véritable entrepreneur, les unités de production forment une seule et gigantesque entreprise).

Dans l’usage courant le mot « production » évoque une usine où des travailleurs élaborent un bien, produit physique ayant une masse et un volume, qui sera stocké dans un entrepôt en l’attente de sa commercialisation. La « production », ainsi conçue, est en fait la reproduction répétitive d’un modèle : produire des automobiles, des machines à laver, etc., c’est reproduire en nombre le prototype qui leur sert de modèle.

Ce même usage distingue les produits et les services, ce qui implique que les services, n’étant pas des produits, ne résulteraient pas d’une action productive. Nous allons nous écarter de cet usage pour faire apparaître la réalité qu’il masque en la déguisant.

L’élaboration du prototype occasionne un travail de conception et d’ingénierie qui définit, outre le bien lui-même, les équipements, logiciels, matières premières et produits intermédiaires nécessaires à sa fabrication, les méthodes et pièces détachées que demandera son entretien, les procédés qui assureront son recyclage à la fin de son cycle de vie, enfin l’organisation de l’usine et des compétences qu’emploie l’atelier ainsi que le processus qui enchaîne les étapes de la fabrication.

Ce travail préparatoire à la reproduction du prototype forme un capital, un « travail stocké », auquel succédera le flux du « travail vivant » que nécessite la fabrication.

Mais qu’est-ce au fond que « produire » ? La production ne s’achève assurément pas au moment où le bien est stocké dans un entrepôt, où il pourrait rester indéfiniment en l’attente d’une vente qui ne se réalise pas. La finalité du produit, c’est l’utilité qu’il aura pour le consommateur qui en disposera, et qui incite à l’acheter. Ce qui est véritablement produit, la valeur du produit, c’est son utilité et la satisfaction qu’elle procure3.

(Nous utilisons ici le mot « consommateur » pour désigner indifféremment le consommateur proprement dit, dont l’action détruit le bien qu’il consomme, et l’utilisateur qui jouit, sans détruire un bien, de l’utilité du produit.)

On aimerait pouvoir relier la valeur d’un produit à une caractéristique aussi facilement mesurable que le poids ou le volume d’un bien. Les classiques ont cru trouver cette mesure dans la quantité de travail que demande sa production mais cela les a confrontés à un paradoxe : l’élaboration des biens invendus qui restent indéfiniment dans un entrepôt a demandé du travail, et pourtant on hésite à leur assigner une valeur.

L’utilité est immatérielle et subjective, car ce qui est utile à l’un ne l’est pas à un autre ; elle ne prend sa consistance que par l’opération statistique que décrit la théorie néo-classique et qui, accumulant les besoins individuels, résout la valeur de l’utilité dans le prix qui se constate lors de l'échange.

Pour que cette utilité puisse être produite il faut inclure dans la production les étapes qui se succèdent avant que le produit puisse manifester son utilité entre les mains du consommateur : la logistique de la commercialisation, l’information du client, la négociation d’un financement, l’entretien du bien, son remplacement et son recyclage en fin de vie, etc.

Ce qui est produit, c’est-à dire le produit lui-même, ne se réduit donc pas à un bien : tout produit suppose l’assemblage d’un bien et de services, certains produits étant de purs services. Il faut peser exactement chacun des mots que comporte la définition économique du mot « service » : « mise à disposition temporaire d’un bien ou d’une compétence ». Les services n’ont ni masse, ni volume ; ils n’ont donc pas l’évidence physique des biens, qui accapare l’attention à tel point que certains croient les services inutiles et parasitaires. Il en résulte des décisions erronées.

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1 Michel Volle, Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018.

2 Antoine Jomini, Précis de l’art de la guerre, 1838.

3 Jean-Baptiste Say, Traité d’économie politique, 1803.

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1 commentaire:

  1. Merci beaucoup pour ce texte en général et pour cette réflexion en particulier :

    "Le but de la vie d’un individu est, peut-on dire, de graver l’image de ses valeurs dans le monde."

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