Anna Colin Lebedev (@colinlebedev) a publié sur Twitter un fil que je reproduis ici avec l’aimable autorisation de son auteur. Il donne sur le fonctionnement de la Russie un éclairage qui surprendra beaucoup de Français et corrige utilement notre biais cognitif.
La fascination pour les sondages comme indicateurs d’une «opinion publique russe» ne faiblit pas. On le comprend: les observateurs ont besoin d’indicateurs facilement lisibles. Pourtant, on a tout intérêt à se dégager de ces enquêtes d’opinion.
Tout d’abord (et désolée de faire la prof qui radote, mais c’est mon rôle de faire ça) depuis des décennies les sociologues nous enseignent qu’il n’y a pas d’équivalence entre « enquêtes d’opinion » et « opinion publique ». Ceux qui ont fait de la sociologie se le rappellent ne serait-ce que par l’iconique « l’opinion publique n’existe pas » de Bourdieu. Tout le monde n’a pas une opinion sur tout ; toutes les opinions ne se valent pas; la question posée crée une réalité politique plus qu’elle ne la révèle.
On a souvent eu l’occasion d’ajouter que dans un régime autoritaire, l’opinion ne s’exprime pas librement et qu’en contexte de guerre les enquêtes d’opinion n’ont pas non plus de pertinence. Je vais ajouter d’autres arguments à charge appliqués au cas russe.
En regardant les sondages, nous partons de deux présupposés faux parce que calqués sur le fonctionnement de notre régime politique:
1. Qu’il existe un lien entre expression d’une opinion en désaccord avec le pouvoir et protestation ouverte contre le pouvoir ;
2. Que le pouvoir politique ajuste ses décisions en fonction de ce qu’il perçoit de l’opinion publique.
Ces deux idées se basent sur le modèle de nos régimes politiques où existe la sanction des urnes, et où la protestation exerce une pression sur le pouvoir.
En Russie la protestation est décorrélée de l’opinion critique exprimée. Elle émerge au contraire souvent du contraste entre une position loyaliste et un choc subi de la part de l’État. Et surtout, elle est le résultat d’un arbitrage entre plusieurs actions possibles.
Le coût de la protestation est très élevé en Russie. Pour faire face à l’État le citoyen russe évaluera les options qui s’offrent à lui et choisira la moins dangereuse et la plus efficace. Cette option sera très rarement la protestation ouverte dans la rue.
Si c’est si rarement la protestation de rue, c’est aussi parce que le pouvoir russe est systématiquement sourd à toute revendication par la protestation ouverte, mais surtout (et on le sait moins), parce qu’il est bien plus réceptif à d’autres formats de revendication. La lettre de plainte est bien plus efficace que la manifestation ; l’appel à la justice (par exemple militaire) peut être plus efficace ; les arrangements, contournements et liens personnels sont plus efficaces et la loyauté est régulièrement rétribuée.
Dans le triptyque classique d’Hirschmann « Voice, exit, loyalty » (formulé en contexte occidental), l'option de la loyauté est là, mais il manque la quatrième option du contournement, de l’arrangement, de la mobilisation du lien interpersonnel, si fréquente dans la société russe. Tout ça pour dire: se demander ce que les Russes pensent pour anticiper une éventuelle protestation est vain. En revanche, ce qui est intéressant, c’est d’observer ce qu’ils font. C’est d’ailleurs un peu le b. a.-ba de la posture méthodologique en sociologie.
Dans ce que les Russes font, deux indicateurs sont intéressants: ce qu’ils font CONTRE la décision de l’État, et ce qu’ils font AVEC la décision de l’État. Si l’on prend la mobilisation militaire, on observe de nombreuses pratiques d’évitement. C’est l’option « contre » : je sors du jeu, je fais en sorte de passer entre les mailles du filet. L’option « dans », c’est d’accepter la mobilisation au nom du devoir citoyen ou du devoir masculin, mais demander que cette mobilisation se fasse dans les règles. C’est ce que font les familles.
« Oui, mais tout ça ne va pas renverser le pouvoir ». Ben non. Mais attendre des citoyens ordinaires qu’ils soient les acteurs de renversement du pouvoir, c’est aussi un présupposé infondé. La déstabilisation peut venir d’autres acteurs, qui font aussi leurs calculs.
Nous avons un biais créé par le faible accès au terrain, notamment pour les médias : on zoome soit sur le Kremlin, soit sur le Russe ordinaire. Or, le vrai tissu du régime politique russe, ce sont toutes les institutions de niveau local ou régional. Les élites intermédiaires qui dirigent les municipalités, les administrations, les institutions militaires et même les entreprises ont aussi des intérêts à défendre, des problèmes à résoudre, et font des calculs coûts/avantages des divers types d’actions.
Pendant les décennies poutiniennes les avantages à tirer de la loyauté étaient élevés et ceux à tirer de la protestation quasiment nuls. Aujourd’hui la loyauté paie un peu moins car le Kremlin fait porter à ces élites des décisions difficiles aux conséquences lourdes.
Pour un chef d’entreprise la mobilisation, c’est être celui qui fournit aux militaires la liste de ses collaborateurs qui seront mobilisés, et donc potentiellement tués. Pour un gouverneur de région, c’est être tenu pour responsable de la misère des mobilisés. Pour un directeur d’école, c’est imposer à ses profs non seulement d’être ceux qui orchestrent la fraude électorale, mais aussi ceux qui distribuent les convocations militaires, ou de faire des cours de patriotisme qu’on sait dénués de sens.
La pratique du contournement et de l’arrangement est déjà un mode d’action habituel pour ces élites qu’il ne faut pas voir comme de simples courroies de transmission des décisions du pouvoir. Elle est encore plus fréquente en contexte de crise. Or pratiqué au niveau des élites le contournement mine le régime tout en maintenant une façade lisse. On voit ainsi que toutes les régions et toutes les autorités militaires n’ont pas fait preuve du même zèle dans la mobilisation.
Le maire de Moscou n’a pas hésité à affirmer «la mobilisation est terminée» qinze jours avant le Kremlin. «Les objectifs ont été pleinement remplis», dit-il, mais comme les objectifs sont inconnus, ça permet au maire de dire « stop », en toute loyauté. Les enseignants rechignent à mettre en œuvre les cours de patriotisme qu’on vient de leur imposer. Aucun ne s’oppose, beaucoup contournent et sabotent l’initiative en douceur, avec le consentement implicite de leurs directeurs.
Ce sont de petits exemples, mais de tels signaux faibles sont assez nombreux à remonter du terrain, montrant des pratiques qui vont de l’arrangement au sabotage. Contrairement à ce que l’on pense les élites intermédiaires agissent et réagissent.
La guerre arrange relativement peu ces acteurs, publics et privés, qui ont beaucoup à gagner de la stabilité, et qui naviguent maintenant en eaux troubles. Vont-ils prendre la parole contre la guerre? Pas forcément, car le coût reste très élevé et l’avantage incertains.
En revanche si la voix des « réalistes » qui demandent de prendre une pause dans la guerre, voire de l’arrêter, se met à peser lourd, les élites locales seront nombreuses à suivre. Et seront prêtes à réagir à tout signal indiquant que le vent tourne.
Il y a deux manières dont un arbre tombe : il peut être abattu ou il peut avoir pourri de l’intérieur en gardant une apparence de solidité. Un insecte qui dévore l’arbre du dedans n’est pas visible et ne fait pas la différence. A plusieurs, ils détruisent l’arbre.
Nous n’avons aucune certitude sur l’évolution de l’État russe, ni sur l’état réel du régime. Mon fil suggère juste une direction où regarder pour nous libérer des attentes démesurées face aux quantifications de cette supposée « opinion publique russe ».
Et pour finir, deux conseils de lecture. Je recommande The Politics of Bad Governance in Contemporary Russia de Gel'man et le plus ancien mais néanmoins instructif sur les arrangements et contournements How Russia Really Works de Ledeneva.
Quand bien même ces assertions seraient vraies (ce qui ne leur enlèverait pas leur caractère fumeux), l'essentiel du problème n'est pas là.
RépondreSupprimerLa question de fond, c'est la guerre que font les USA et l'OTAN (donc nous) à la Russie, via le sang des Ukrainiens, dans la domination du monde pour les premier, et le contestation de cette domination pour les seconds.
La seule question à poser, après avoir déblayé les sujets un peu risibles que sont les "valeurs de la république" et autres fadaises, est de savoir où sont nos intérêts, et où se trouve la voie du bien commun, de l'honneur, et de la justice. Et ensuite de choisir une voie pragmatique, située idéalement entre les deux : un gouvernement cynique choisira l'intérêt, un gouvernement idéaliste choisira le combo bien commun/honneur/justice.
Pour le moment, la voie choisie est à la fois contraire à nos intérêts, mais aussi contraire au bien commun/justice/honneur : le "en même temps" se transforme en "ni-ni" (ce qui doit vous parler !). Belle performance d'une équipe gouvernementale d'une médiocrité jamais atteinte.
Je tiens beaucoup aux valeurs de la République que vous jugez risibles : c'est sans doute la raison de mon complet désaccord avec vous.
SupprimerMerci Michel d’avoir publié cet intéressant article de Anna Colin Lebedeve. Tout à fait d’accord avec toi. Je suis en désaccord avec les propos de l’auteur du commentaire
RépondreSupprimerChristophe Dubois-Damien