lundi 26 décembre 2022

La guerre de Poutine : histoire intime d'une catastrophe

Le New York Times a publié le 16 décembre des témoignages sur la guerre que la Russie mène en Ukraine. J’ai traduit de mon mieux cet article et comme il me semble pouvoir intéresser mes lecteurs je publie ici cette traduction.

Anna Colin Lebedev a publié une analyse de la situation en Russie : ces deux textes me semblent se compléter utilement.

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Après avoir lu ces témoignages, on peut être tenté de sous-estimer la Russie mais ne serait-ce pas une erreur ? Les derniers paragraphes de l’article du New York Times contiennent un avertissement discret :

Aleksandr avait été recruté en septembre avec trois amis d'enfance proches. Lui et un autre ont subi des commotions cérébrales, le troisième a perdu ses deux jambes et le quatrième a disparu.

Mais lorsqu'il sortira de l'hôpital il s'attend à retourner en Ukraine et il le fera de son plein gré. « C'est comme ça que nous avons été élevés, dit-il. Nous avons grandi dans notre pays en comprenant que peu importe la façon dont il nous traite. Peut-être que c'est mal, peut-être que c'est bien. Il y a peut-être des choses que nous n'aimons pas dans notre gouvernement. Mais lorsqu'une situation comme celle-ci se présente, nous nous levons et nous y allons. »

Voici ma traduction :

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Une enquête du New York Times basée sur des interviews, des écoutes téléphoniques, des documents et des plans de bataille secrets montre comment une « promenade dans le parc » est devenue une catastrophe pour la Russie.

Les soldats russes vont au combat avec peu de nourriture, de munitions et des cartes anciennes de l’Ukraine. Le peu d’information qu’ils ont sur la façon d’utiliser leurs armes est ce qu’ils ont trouvé sur Wikipédia.

Ils utilisent des téléphones mobiles non cryptés, révélant ainsi leur position ainsi que l’incompétence et le désarroi qui règnent dans leurs rangs.

« Notre artillerie est en train de tuer nos propres soldats. Ces cons tirent sur les leurs. Nous sommes juste en train de nous tuer les uns les autres ».

Ils ont été entraîné dans des bases qui sont en très mauvais état à cause de la corruption. Ils disent qu’on leur a imposé des buts et des délais grossièrement irréalistes et se plaignent d’avoir été envoyés dans un abattoir.

Voici l’histoire intime des échecs de la Russie.

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Ils n’avaient pas la moindre chance de s’en tirer

Tâtonnant aveuglément dans des fermes en ruine, les troupes de la 155e brigade d'infanterie navale russe n'avaient pas de cartes, de trousses médicales et de talkies-walkies en état de marche. Quelques semaines plus tôt avant d'être enrôlés en septembre ils étaient ouvriers d'usine ou chauffeurs de camion et regardaient à la télévision d'État l’interminable suite des « victoires » militaires russes. Leur infirmier était un ancien serveur de bar qui n'avait reçu aucune formation médicale.

Ils étaient maintenant entassés sur le toit de véhicules blindés, traversant des champs d'automne en jachère avec des fusils Kalachnikov d'il y a un demi-siècle et pratiquement rien à manger. La Russie avait été en guerre la majeure partie de l'année mais son armée semblait moins préparée que jamais. Certains membres de la brigade n’avaient jamais tiré avec une arme à feu auparavant et ils n’avaient de toute façon presque pas de balles, sans parler de couverture aérienne ou d'artillerie. Mais cela ne les effrayait pas trop : leurs officiers leur avaient promis qu’ils ne verraient jamais le combat.

Ce n'est que lorsque les obus ont commencé à tomber autour d'eux, taillant leurs camarades en pièces, qu'ils ont compris à quel point ils avaient été trompés.

Jeté au sol, un soldat nommé Mikhail se souvient d’avoir vu les corps déchiquetés de ses camarades jonchant le terrain. Des éclats d'obus lui avaient ouvert le ventre. Désespérant de s'échapper il a rampé jusqu'à un bosquet d'arbres et essayé de creuser un fossé avec ses mains.

Ce jour-là fin octobre près de la ville ukrainienne de Pavlivka quarante des soixante membres de son peloton ont été tués, a dit Mikhail au téléphone depuis un hôpital militaire des environs de Moscou. Seuls huit s’en sont tirés sans blessure grave.

« Ce n'est pas une guerre », a dit Mikhail en luttant pour parler et respirer. « C'est une destruction du peuple russe par ses propres commandants. »

La guerre du président Vladimir Vladimirovitch Poutine n'aurait jamais dû être comme ça. Lorsque le chef de la CIA s'est rendu à Moscou l'année dernière pour mettre les Russes en garde contre l'invasion de l'Ukraine, il a rencontré un Kremlin extrêmement confiant. Le conseiller à la sécurité nationale de Poutine a affirmé que les armées russes étaient assez fortes pour tenir tête même aux Américains.

Les plans d'invasion russes qu’a obtenus le New York Times montrent que l'armée s'attendait à avancer sur des centaines de kilomètres en Ukraine et à triompher en quelques jours. Les officiers ont été invités à emballer leurs uniformes et leurs médailles en prévision des défilés militaires dans la capitale ukrainienne.

Au lieu d’une victoire retentissante, Poutine fait face après près de dix mois de guerre, des dizaines de milliers de ses soldats tués et une part de son armée en ruine, à la plus grande calamité humaine et stratégique qu’ait connue son pays depuis l'effondrement de l'Union soviétique.

Comment l'une des armées les plus puissantes du monde, dirigée par un célèbre tacticien comme Poutine, a-t-elle pu échouer ainsi face à un rival beaucoup plus petit et plus faible ? Pour trouver la réponse nous nous sommes inspirés de centaines de courriels, documents, plans d'invasion, documents militaires et émissions de propagande du gouvernement russe. Nous avons écouté les appels téléphoniques des Russes depuis le champ de bataille et parlé avec des dizaines de soldats, de hauts responsables et de confidents de Poutine qui le connaissent depuis des décennies.

Notre enquête révèle l’étonnante cascade d'erreurs qui a commencé avec un Poutine profondément isolé lors de la pandémie, obsédé par son héritage, convaincu de son propre génie, et se sont poursuivies longtemps après que des soldats comme Mikhail aient été envoyés à l'abattoir.

À chaque étape de l’enquête les échecs se sont révélés plus profonds qu'on le croyait :

– Dans les entretiens des collaborateurs de Poutine ont dit qu'il avait sombré dans l'autoglorification et le zèle anti-occidental, ce qui l’a amené à prendre dans un isolement presque total la décision fatidique d'envahir l'Ukraine, sans consulter les experts qui considéraient cette guerre comme une pure folie. Ses aides et ses parasites ont alimenté ses rancunes et ses soupçons selon une boucle de rétroaction qu'un ancien confident compare à l'effet radicalisant des médias sociaux. Ses conseillers les plus proches ont été laissés dans l'ignorance jusqu'à ce que les chars commencent à bouger : « Poutine a décidé que sa seule réflexion suffisait ».

– L'armée russe, contrairement à ce que pensait l’Occident sur ses compétences, avait été éviscérée par des années de corruption. Des centaines de milliards de dollars ont été consacrés sous Poutine à sa modernisation mais la corruption et les vols ont concerné des milliers d'officiers. Un entrepreneur a décrit comment d'énormes bannières patriotiques ont été déployées à la hâte pour cacher à une délégation de hauts gradés la décrépitude d'une importante base de chars. De peur qu'ils ne découvrent cette ruse, ces visiteurs ont même été empêchés d'entrer à l'intérieur pour utiliser les toilettes.

– Une fois l'invasion commencée, la Russie a commis une succession de bévues. Elle s'est appuyée sur de vieilles cartes et de mauvais renseignements pour tirer ses missiles, ce qui a laissé les défenses aériennes ukrainiennes intactes et prêtes à défendre le pays. Les escouades de hackers russes tant vantées ont tenté, en vain, de réussir le premier grand test de cyberarmes dans une guerre réelle. Les soldats russes, dont beaucoup étaient contrariés d'aller à la guerre, ont utilisé leurs téléphones portables pour appeler chez eux et cela a permis aux Ukrainiens de les trouver et les capturer en grand nombre. L’armée russe était si lourde et sclérosée qu'elle ne s’est pas adaptée même après avoir subi d'énormes pertes. Tandis que ses avions se faisaient abattre, de nombreux pilotes russes volaient comme s'ils ne couraient aucun danger, presque comme s'ils participaient à un meeting aérien.

– La Russie s'est emparée de plus de territoire qu'elle ne pouvait en défendre, confiant des milliers de kilomètres carrés à de faibles troupes sous-alimentées, sous-entraînées et mal équipées. Beaucoup de ses soldats étaient des conscrits ou des séparatistes de l'est de l'Ukraine équipés avec du matériel des années 1940 et utilisant des documents trouvés sur le Web pour savoir comment utiliser leur fusil : ils ont dû se former sur le terrain. Les Ukrainiens les ont repoussés en utilisant les nouvelles armes occidentales, mais les généraux russes ont continué à lancer encore et encore des vagues d’attaquants dans des assauts inutiles. « Personne ne restera en vie », s’est dit un soldat qui avait reçu l'ordre de faire une cinquième marche sous le feu de l'artillerie ukrainienne : démoralisés, lui et ses camarades ont finalement refusé d'y aller.

– Poutine a divisé la conduite de sa guerre entre plusieurs fiefs de sorte que personne ne puisse être assez puissant pour le défier. Beaucoup de soldats sont commandés par des personnes qui ne font même pas partie de l'armée : son ancien garde du corps, le dirigeant de la Tchétchénie et un chef de mercenaires qui avait organisé des repas au Kremlin. Après que l’attaque initiale a échoué l’effort de guerre est devenu de plus en plus décousu. Les diverses armées de Poutine fonctionnent souvent comme des rivales qui se disputent les armements et se tournent parfois violemment les unes contre les autres : un chef de char russe a chargé délibérément ses supposés alliés et fait exploser leur point de contrôle.

Dès les premiers jours de la guerre Poutine a reconnu en privé qu’elle ne se déroulait pas comme prévu. Lors d'une rencontre en mars avec le Premier ministre israélien Naftali Bennet il a admis que les Ukrainiens étaient « plus durs que ce qu'on m'avait dit ». «Ce sera probablement beaucoup plus difficile que nous ne le pensions mais la guerre se déroule sur leur territoire, pas sur le nôtre. Nous sommes un grand pays et nous sommes patients. »

Ceux qui le connaissent disent qu'il est prêt à sacrifier des vies et des sommes énormes aussi longtemps qu'il le faudra. Lors d'une rare rencontre avec les Américains le mois dernier, les Russes ont envoyé au président Biden un message très clair : peu importe le nombre des soldats russes tués ou blessés sur le champ de bataille, la Russie n'abandonnera pas. Un membre de l'OTAN a averti ses alliés : Poutine est prêt à accepter la mort ou les blessures de pas moins de 300 000 soldats russes, soit environ trois fois ses pertes estimées à ce jour.

Quelques jours à peine après avoir été confronté en septembre aux réactions de dirigeants étrangers jusqu’alors amicaux, Poutine a renforcé son invasion en appelant des centaines de milliers de Russes sous les drapeaux, ce qui a exaspéré sa population. Peu de temps après, des centaines de soldats ont été tués lors de l'avance aveugle du 155e à l'extérieur de Pavlivka, y compris des camarades de Mikhail.

« Des jambes, des tripes. Je veux dire, de la viande. Juste de la viande », a dit un membre du peloton, Aleksandr, depuis son hôpital en Russie. « Je sais que cela semble terrible mais vous ne pouvez pas le décrire autrement. Les gens ont été transformés en viande hâchée. »

En Russie, Aleksandr et ses camarades avaient demandé à leur instructeur ce qu'ils pourraient apprendre durant les quelques semaines qui précédaient leur envoi en Ukraine afin de savoir tirer avec une arme à feu et de devenir des soldats. « L’instructeur a été honnête », dit Aleksandr : il nous a répondu « Rien ».

Plus Poutine subit de revers sur le champ de bataille, plus on craint de savoir jusqu'où il est prêt à aller. Il a tué des dizaines de milliers de personnes en Ukraine, rasé des villes et visé les civils de façon à provoquer un maximum de souffrances – anéantissant des hôpitaux, des écoles et des logements, coupant l'électricité et l'eau à des millions de personnes juste avant l'hiver. Chaque fois que les forces ukrainiennes portent un coup majeur à la Russie, le bombardement de leur pays s'intensifie. Poutine a rappelé à plusieurs reprises qu'il peut pour atteindre la victoire utiliser tout ce qui est à sa disposition, y compris les armes nucléaires.

Dès janvier, alors que les États-Unis avertissaient que l'invasion de l'Ukraine par la Russie était imminente, le général russe à la retraite Leonid Ivashov a vu le désastre se profiler à l'horizon. Dans une lettre ouverte il a prédit que l'utilisation de la force contre l'Ukraine menacerait « l'existence même de la Russie en tant qu'État ».

Dans une récente interview téléphonique il a dit que ses avertissements avant la guerre faisaient écho à ce qu'il avait entendu dire à l'époque par des responsables militaires russes. Bien que le Kremlin leur ait affirmé qu’il n’existait aucun projet d’invasion, certains craignaient le contraire. Certains militaires lui ont dit que « dans une telle situation la victoire est impossible » mais que leurs chefs leur avaient dit de ne pas s'inquiéter, que la guerre serait une « promenade dans le parc ».

Les dix derniers mois, a-t-il ajouté, se sont révélés encore plus tragiques que prévu. Des généraux et des soldats ukrainiens habiles ont déjoué un ennemi beaucoup plus gros et plus fort qu’eux. L'Occident, encouragé par les succès de l'Ukraine, lui a fourni des armes toujours plus puissantes pour repousser les Russes.

« Jamais dans son histoire la Russie n'a pris de décision aussi stupide », a dit le général Ivashov. « Hélas, aujourd'hui la bêtise triomphe – la bêtise, la cupidité, le ressentiment et même la cruauté. »

Le porte-parole de Poutine, Dmitri Peskov, rend l'Occident et les armes qu'il a données à l'Ukraine responsables des difficultés inattendues que rencontre la Russie.

« C'est très dur pour nous » a dit Peskov, évoquant une Russie qui fait face en Ukraine à toute la puissance militaire de l'OTAN. « Il était très difficile de prévoir un tel cynisme et une telle soif de sang de la part de l'Occident. »

Certains des partisans de la guerre commencent à concevoir la possibilité d’une défaite. Avant l'invasion les agences de renseignement américaines ont identifié Oleg Tsaryov, un homme d'affaires ukrainien, comme le dirigeant fantoche que le Kremlin aurait pu mettre au pouvoir après avoir pris le contrôle de l'Ukraine. Sa foi dans la victoire s'est dissipée. « J'étais là. J'ai participé à l'invasion », a dit Tsaryov lors d'un entretien téléphonique. Mais il n’avait pas été informé en détail et « pensant que tout serait facile, l'armée russe n'a pas cru que les Ukrainiens riposteraient ».

Maintenant Tsaryov dit qu'il sera heureux si les combats se terminent simplement le long de la ligne de front actuelle car depuis le début de l'invasion la Russie n'a pas réussi à prendre et garder une seule capitale régionale. « Nous perdons l'Ukraine », dit Tsaryov. « Nous l'avons déjà perdue. »

« Demain vous allez en Ukraine »

Anticipant une faible résistance, les plans d’invasion russes que le Times a consultés donnaient aux troupes l’ordre de foncer en Ukraine pendant des centaines de kilomètres et dans plusieurs directions. L’attaque a été lancée sur terre, sur mer et dans les airs.

Les missiles ont frappé la ville de Mikolaev avant l’aube. Un pilote ukrainien de 26 ans, Oleksii, fut réveillé par l’appel téléphonique d’un autre pilote : « va vite à la base ! ».

Oleksii a traversé le tarmac dans l'obscurité alors que les premiers missiles russes tombaient, il a grimpé dans son avion de chasse et décollé au moment où les bâtiments de l'aérodrome commençaient à exploser.

« J'ai compris que ça allait vraiment mal », a dit Oleksii à condition que seuls son prénom et son grade, capitaine, soient mentionnés (certains des soldats et responsables cités dans cet article n'ont pas été autorisés à parler publiquement).

Juste avant 6 heures du matin, heure de Moscou, Poutine avait annoncé dans une allocution télévisée le lancement de son « opération militaire spéciale ». Elle a commencé par un bombardement pour éliminer les défenses aériennes, les communications et les installations radar de l'Ukraine afin de submerger son armée et de briser sa capacité de résistance.

Plus de 150 missiles ont été lancés sur l'Ukraine par des bombardiers, des sous-marins et des navires. Pas moins de 75 avions russes ont pénétré le ciel ukrainien, soit environ l’équivalent de la flotte de combat aérien de l'Ukraine.

Sur son écran radar, Oleksii a vu les blips des missiles et des avions ennemis avant de recevoir l’ordre d’aller à une base aérienne de secours dans le centre de l'Ukraine. Il a été étonné quand il y a atterri : non seulement son unité était là, mais aussi une bonne partie de l'armée de l'air ukrainienne.

Pendant des jours lui et les autres pilotes ont effectué des missions depuis cette base, se demandant quand les radars russes finiraient par les remarquer. Une frappe sur leur position aurait pu saper la défense ukrainienne. Ils ont pensé que ce n'était qu'une question de temps mais il a fallu quatre jours aux Russes pour réagir alors que la plupart des avions s'étaient déjà déplacés vers de nouveaux emplacements.« C'était vraiment simple, a dit Oleksii, je ne sais pas comment ils ont pu rater cette opportunité. »

L'échec de la destruction des modestes défenses aériennes de l'Ukraine a été l'une des principales erreurs de cette guerre. Des entretiens ont révélé pourquoi cela s'est produit et comment les Ukrainiens ont pu garder une longueur d'avance sur leurs envahisseurs.

L'Ukraine aurait dû être submergée. Ses avions de chasse ont dû se battre à un contre quinze dans certaines des premières batailles aériennes. Les radars des avions russes étaient plus avancés, leurs pilotes pouvaient voir plus loin et frapper à une plus grande distance. La Russie disposait de milliers de missiles qui auraient pu écraser les défenses ukrainiennes vieillissantes de l'ère soviétique. C'est ce que les responsables des services de renseignement américains et ukrainiens avaient supposé et qui les avait conduits à prédire que l'Ukraine tomberait en quelques jours.

Mais l'Ukraine a rebattu les cartes. Elle a déplacé avant le début de la guerre certaines de ses défenses – comme les lanceurs de missiles Buk et S-300 ainsi que son principal centre de commandement et de contrôle du renseignement radio – vers de nouveaux sites et les missiles russes ont souvent frappé les anciens emplacements : jusqu'à 60 % des missiles russes ont raté leur cible.

Une partie du problème de la Russie est qu’elle manque de souplesse. Même si les forces russes avaient repéré Oleksii et ses collègues pilotes à leur point de rendez-vous, l'armée russe est si rigide et centralisée qu'elle aurait eu besoin de deux à trois jours pour obtenir l'autorisation d’attaquer la nouvelle cible et à ce moment-là les Ukrainiens étaient déjà partis.

Cette même rigidité a rendu les Russes vulnérables. Après avoir échoué à éliminer les défenses ukrainiennes les pilotes russes ont continué à voler comme s’ils l’avaient fait. Leurs avions d'attaque au sol effectuaient des sorties sans l'aide des avions de chasse, ce qui a permis à des pilotes moins bien armés comme Oleksii de les prendre au dépourvu en volant à basse altitude à l'abri des radars, puis en grimpant pour les abattre.

« L'armée russe n'a peut-être pas lu les livres soviétiques », a dit Oleksii. «Ils volent tout droit sans aucune couverture. Ils avaient des bombes, ils avaient des roquettes, mais ils n'ont pas couvert leurs avions d'attaque. »

En mars, lorsque les pilotes russes ont finalement changé de tactique et commencé à voler suffisamment bas pour passer sous le radar de la défense aérienne ukrainienne, ils sont tombés dans le viseur des missiles ukrainiens, y compris celui des Stingers fournis par les États-Unis et qui se tirent à l’épaule.

Pour les troupes russes au sol, ce fut un désastre. Sans couverture aérienne elles étaient vulnérables et leur avancée vers Kiev et d'autres grandes villes s’est enfoncée dans la déroute.

Bien que des dizaines de milliers de soldats se soient amassés le long des frontières de l'Ukraine, semblant impatients d’attaquer, beaucoup d’entre eux n'ont jamais pensé qu'ils allaient réellement faire la guerre. Comme la plupart des Russes ils pensaient que c'était juste du spectacle pour arracher des concessions à l'Occident.

Des entretiens avec des soldats russes montrent à quel point ils ont été stupéfaits lorsque l'ordre d’attaquer est venu. Le caporal Nikita Chibrin, soldat de 27 ans dans une brigade d'infanterie motorisée, a dit qu'il avait passé le mois précédent en Biélorussie dans ce que lui et ses camarades avaient vu comme un exercice d'entraînement. Le 23 février lui et son unité étaient dans leur camp pour célébrer la fête du Défenseur de la Patrie et ils grignotaient les bonbons qui leur avaient été offerts pour l'occasion lorsque leur commandant s'est approché et leur a dit « demain, vous allez en Ukraine pour y foutre la merde ». Il n'y a pas eu d'autre explication. Avant l'aube du 24 le caporal Chibrin et ses camarades ont embarqué dans un blindé de transport de troupes à chenilles. Ils n'avaient aucune idée de l'endroit où ils allaient.

Un autre soldat russe stationné en Biélorussie a découvert qu'il partait en guerre une heure avant que son unité commence à marcher. L'ordre était à la fois simple et follement optimiste : suivez le véhicule devant vous et rejoignez Kiev dans les dix-huit heures. Selon l'horaire et le journal de bord de l'unité les premiers véhicules de son convoi étaient censés arriver à la périphérie de Kiev à 2h55, encore plus vite qu'on ne le lui avait dit.

Il n'en ont pas approché. Les énormes véhicules étaient si lourds que le convoi s'est immédiatement enlisé. Il leur a fallu plus d'une journée pour traverser la frontière. C'est devenu pire à partir de là. Le journal de bord a enregistré jour après jour des retards, des attaques ukrainiennes faisant des centaines de blessés, de morts et de véhicules détruits.

Les ordres secrets du 26e régiment de chars ont été émis quelques heures seulement avant l'annonce de Poutine. Ces ordres étaient confiants au point d'être contradictoires. Ils anticipaient une résistance possible de la part des troupes et des avions ukrainiens mais ils ont tout de même prévu une course de 24 heures sans entrave depuis la frontière entre l'Ukraine et la Russie jusqu'à un point de l'autre côté Dniepr à environ 500 kilomètres de là.

Là, l'unité devait se retrancher selon les plans de guerre russes à environ deux heures de Kiev afin de bloquer les troupes ukrainiennes venant du sud et de l'est. Elle devrait se débrouiller quelle que soit la vigueur de la résistance de l’ennemi. Ses ordres indiquaient qu’il n’y aurait pas de renforts en hommes ni en matériel.

Les lourdes colonnes russes, en grande partie non protégées, ont été des cibles faciles.

Le 17 mars Valeri Zaloujny, commandant des forces ukrainiennes, a publié une vidéo montrant des chars en feu dans le nord-est de l'Ukraine. Selon lui ils appartenaient au 26e régiment de chars, à des centaines de kilomètres de sa destination prévue.

L'unité a perdu 16 véhicules en moins de trois semaines, selon des documents russes saisis et publiés par l'Ukraine. La mère d'un des jeunes soldats figurant sur la liste de l'unité a dit aux médias russes que son fils avait été ramené à la maison en morceaux, identifié uniquement par son ADN.

Dans toute l'Ukraine les pertes russes se sont accrues. Une colonne blindée géante de plus de 30 000 soldats poussant vers le sud en direction de la ville de Tchernihiv a été détruite par un groupe hétéroclite de soldats ukrainiens qui se battaient à un contre cinq : ils s'étaient cachés dans la forêt et ont détruit la colonne russe avec des armes antichar à l'épaule, par exemple des Javelin de fabrication américaine.

Un des soldats russes de cette unité a été impressionné par la rapidité de l'attaque ukrainienne : « lors de la première bataille la colonne a été prise en embuscade et j'ai été blessé, j’avais perdu une jambe et pendant 24 heures je suis resté allongé dans un champ en attendant que mon unité vienne me chercher. »

La déroute près de Tchernihiv a contrarié une partie du plan de la Russie pour envelopper Kiev. Le massacre à l'aéroport de Hostomel en a contrarié une autre. Les forces russes avaient compté sur la surprise lorsque vague après vague des hélicoptères ont déferlé sur l'aéroport qui abritait le plus gros avion du monde : l'An-225 Mriya, avion cargo d'une envergure de 100 mètres qui était la fierté de l'aviation ukrainienne.

Prendre l'aéroport aurait donné aux forces russes une tête de pont pour apporter les troupes qui seraient montées à l’assaut de la capitale ukrainienne mais les Ukrainiens s’y attendaient. Ils ont abattu des hélicoptères russes avec des missiles tirés à l'épaule et tué jusqu'à 300 parachutistes. Pendant les jours suivants des batailles féroces ont détruit une grande partie de l'aéroport y compris le précieux avion cargo Mriya, mais elles bloqué les plans de la Russie. « Oui, nous avons perdu notre Mriya, a dit le porte-parole du commandement de l'armée de l'air ukrainienne. Mais l'aéroport n'a pas été perdu. »

La Russie a donc échoué dans l'attaque terrestre et aérienne mais également dans une autre branche de son arsenal tant vanté : le piratage informatique. Avant que les premiers missiles et coups de feu ne soient tirés l'unité 74455 de la Direction du renseignement militaire russe, le GRU, a tenté d'infiltrer les réseaux ukrainiens et de les détruire.

Les responsables de Washington, qui travaillaient depuis des années en étroite collaboration avec les Ukrainiens pour renforcer leur cyberdéfense, ont retenu leur souffle : les États avaient jusqu’alors utilisé le piratage pour de l'espionnage, du vol, de la subversion et du sabotage, mais personne ne savait ce qui pourrait se passer dans un conflit militaire à grande échelle. « Tout ce qui a été écrit sur la cyberguerre est purement théorique, a dit un haut responsable américain de la défense. Pour la première fois, on a pour de vrai la guerre et le cyber ensemble. »

L'unité de piratage russe connue sous le nom de Sandworm menaçait depuis longtemps l'Ukraine. À partir de 2015 elle a lancé des attaques contre son réseau d’électricité mais cela lui demandait beaucoup de travail et était peu efficace : il a fallu environ dix-neuf mois à Sandworm pour préparer l'attaque contre une centrale électrique dans l'ouest de l'Ukraine, mais cette attaque n'a provoqué que six heures de panne de courant.

Un jeu du chat et de la souris s'ensuivit, les États-Unis, la Grande-Bretagne et d'autres alliés aidant à renforcer les ordinateurs ukrainiens et à éviter les intrusions russes. Le 23 février, quelques heures avant le début de l'invasion, Sandworm a lancé un logiciel malveillant qui a infecté plusieurs centaines d'ordinateurs du gouvernement ukrainien mais l'intrusion a été détectée rapidement et les dégâts ont été limités. Puis Sandworm a encore frappé, mais le code qu'il utilisait semblait avoir été assemblé à la dernière minute avec des erreurs de programmation – deuxième échec.

Dans son coup le plus audacieux Sandworm s'est attaqué aux communications par satellite de l'armée ukrainienne. Cela a fonctionné, et à 6h15 le 24 février le système est tombé en panne juste au moment où l’Ukraine était la plus vulnérable. Cela aurait pu être un coup fatal mais l’Ukraine avait un plan de secours : un autre système de communication par satellite avait été testé deux mois auparavant pour s'assurer qu'il serait prêt au cas d'une invasion russe. La Russie avait supposé que ses forces marcheraient sans obstacle jusqu’à Kiev. Lorsque cela ne s'est pas produit les responsables américains pensent que Sandworm a été pris au dépourvu comme le reste de l'armée russe.

Les plans pour une victoire rapide étant contrecarrés, les forces russes ont été confrontées aux problèmes les plus élémentaires : elles n'avaient pas apporté suffisamment de nourriture, d'eau ou autres fournitures pour une campagne prolongée. Les soldats ont dû avoir recours au pillage des épiceries, des hôpitaux et des maisons. « Les gars allaient d'appartement en appartement et en sortaient de gros sacs – c’était le pillage dans toute sa splendeur, a écrit un soldat russe dans son journal. Certains ne prennent que ce dont ils ont besoin, d'autres prennent tout, des vieux téléphones non fonctionnels aux téléviseurs à écran plasma, aux ordinateurs et à des alcools de prix. »

Dans son journal le soldat raconte la chasse aux médicaments, à la nourriture et autres produits de première nécessité et il décrit la joie que les hommes ont ressentie en entrant dans une épicerie : « nous avons trouvé tout ce qui nous manquait, même des sucreries. Tous se sont réjouis comme des enfants. » Il raconte qu'il a failli mourir dans une attaque au mortier et qu'il a traqué un véhicule blindé de transport de troupes ukrainien. Mais souvent il semble préoccupé par les provisions pour lui et ses camarades : il décrit comment ils ont parcouru un hôpital et trouvé de la confiture, des biscuits et des raisins secs. Deux jours plus tard, il a eu plus de chance. « J'ai trouvé des chaussettes qui valent maintenant leur pesant d'or ».

Certaines troupes russes ont paniqué et ont même eu recours à l'auto-sabotage. Selon un rapport de renseignement du Pentagone des chauffeurs militaires russes ont fait des trous dans leurs réservoirs d'essence pour éviter d'aller au combat. Le commandant d'un dépôt de réparation de chars ukrainien a dit qu'une trentaine de chars russes T-80 apparemment en parfait état lui avaient été amenés au début de la guerre. Lorsque ses mécaniciens les ont examinés ils ont découvert que du sable avait été versé dans les réservoirs pour les rendre inutilisables.

Les armées ukrainiennes ont vu une accumulation suspecte de téléphones portables étrangers près de la frontière, dans les forêts entre l'Ukraine et la Biélorussie. Les soldats russes qui utilisaient leurs téléphones portables pour appeler chez eux apparaissaient soudain sur le réseau ukrainien. Les responsables qui en temps de paix surveillent le trafic pour détecter les activités criminelles ont vite compris qu'ils pouvaient entendre les envahisseurs s’approcher en temps réel.

« Nous avons écouté les soldats russes alors qu'ils paniquaient et appelaient leurs amis et leurs proches », a dit leur responsable. « Ils ont utilisé des téléphones ordinaires pour prendre les décisions concernant leurs prochains déplacements. »

Dans de longs couloirs fermés par des serrures à détection faciale, derrière des portes scellées pour éviter les intrus, des équipes de femmes ont suivi les troupes russes depuis de petites cabines d'écoute tandis que leurs proches s'emparaient de fusils pour patrouiller dans les rues. « Nous avons compris où se trouvait l'ennemi, quels numéros il utilisait », a dit leur responsable.

Ces espionnes ont transmis aux forces armées ukrainiennes des informations qui ont permis de monter des embuscades et des contre-attaques. Le major-général Kyrylo Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien, dit que les forces ukrainiennes avaient utilisé les signaux émis par des téléphones portables et des vidéos TikTok pour cibler une unité de soldats tchétchènes connue sous le nom de Kadyrovtsy du nom de l'homme fort de la Tchétchénie, Ramzan Kadyrov. Il a fallu 40 minutes après le moment où la vidéo a été téléchargée pour localiser l'emplacement de l'unité près de l'aéroport de Hostomel au nord-ouest de Kiev, a dit Budanov. L'armée ukrainienne les a ensuite frappés avec trois missiles balistiques Tochka-U.

Les Russes ayant continué à se rapprocher de Kiev, les espionnes cachées dans les salles d'écoute ont dû prendre une décision rapide : détruire leur équipement et fuir pour leur propre sécurité, ou rester pour continuer à recueillir des renseignements. Elles sont restées. « Nous n'avons pas laissé l'ennemi aller plus loin, a dit leur responsable. Les premiers jours, quand ils ont fait des erreurs stupides, nous avons utilisé leurs erreurs à notre avantage. »

Ils l’ont pris pour un tsar et il est devenu dingue

Bouillant de ressentiment contre l’Occident, Poutine a conduit son pays à la guerre pour conforter sa place dans l’histoire. Des collaborateurs en adoration devant lui ont alimenté sa certitude d’une victoire facile. Il prétendait avoir forgé une armée russe moderne et puissante, très différente de ce qui était resté de l’époque soviétique. Voyant les choses de loin, l’Occident le croyait.

Au début de novembre 2021 le directeur de la CIA, William J. Burns, s'est envolé pour Moscou, s'est assis dans une salle de conférence du Kremlin et a attendu la fin des formalités avant d'expliquer la raison de sa venue.

« Les États-Unis pensent que Poutine envisage une invasion à grande échelle de l'Ukraine », a dit Burns aux Russes. Il leur a dit que s'ils s'engageaient dans cette voie l'Occident tout entier réagirait de manière décisive et que les conséquences seraient graves pour la Russie.

Nikolai Patruchev, le secrétaire du conseil de sécurité russe, s'est raidi et a regardé Burns droit dans les yeux. Il a abandonné ses notes pour évoquer les prouesses des forces armées russes. Il a dit qu’elles avaient été tellement modernisées sous Poutine qu’elles pouvaient désormais rivaliser avec les armées des États-Unis.

« Patruchev n’a pas donné de détails, a dit l'ambassadeur américain en Russie qui assistait à la réunion. Il regardait Burns en disant : nous pouvons le faire, nous sommes de retour, c’est décidé et nous sommes confiants. Faire ce que nous voulons faire ne nous posera aucun problème. » À son retour à Washington Burns a informé Biden : « Poutine a pratiquement décidé de prendre le contrôle de l'Ukraine, les Russes ont la certitude absolue que la victoire sera rapide. »

Pour Poutine, l'Ukraine est une nation artificielle que l’Occident utilise pour affaiblir la Russie. Il la décrit comme un berceau de la culture russe et une pièce maîtresse de l'identité russe : elle doit donc être arrachée à l'Occident et replacée dans l'orbite russe. Ceux qui le connaissent disent que c'est à ses yeux la grande mission inachevée de ses vingt-deux années au pouvoir.

Ayant commencé comme un bureaucrate modeste, il est devenu président le soir du Nouvel An 1999 car il était perçu par le cercle qui entourait Boris Eltsine comme un gestionnaire compétent et capable d’apporter la stabilité sans menacer l'élite dirigeante.

Ceux qui le connaissent depuis les années 1990 disent qu’il semble transformé dans sa troisième décennie au pouvoir. Il se voit comme une figure centrale d’un millénaire d'histoire russe : il l'a laissé entendre en 2016 lorsqu'il a dévoilé une statue de Vladimir le Grand, prince médiéval de Kiev, à l'extérieur des murs du Kremlin. Il a dit alors que Vladimir était « entré dans l'histoire comme unificateur et protecteur des terres russes ». Le Vladimir qui se trouve à la tête de la Russie au XXIe siècle, Poutine l'a dit de plus en plus clairement, considère qu’il perpétue cette tradition.

« Si tout le monde vous dit depuis vingt-deux ans que vous êtes un super-génie, vous commencez à le croire dit Oleg Tinkov, ancien magnat bancaire russe qui s'est retourné contre Poutine. Les hommes d'affaires russes, les fonctionnaires russes, le peuple russe tous ont vu en lui un tsar. Il en est devenu fou. »

Poutine est arrivé au pouvoir comme un politicien habile. Il sait sourire, montrer du charme et de l'humilité, et semble ainsi un leader raisonnable aux yeux des Russes comme des étrangers. Il sait contrôler ses muscles faciaux lors des conversations tendues, ses yeux étant alors le seul indice de ses émotions.

Mais durant sa présidence il s'est de plus en plus laissé aller à un tourbillon de ressentiments et d'obsessions : le prétendu dédain de l'Occident pour le rôle de l'Union soviétique dans la défaite de l'Allemagne nazie ; la crainte que l'OTAN ne place des missiles nucléaires en Ukraine pour frapper Moscou ; la « politique de genre » selon laquelle, dit Poutine, « Maman et Papa sont remplacés par Parent n° 1 et Parent n° 2 ».

Dans le système qu'il a construit autour de sa personnes ces bizarreries peuvent avoir des conséquences mondiales. « Ce à quoi il pense de manière obsessionnelle, et peut-être à tort, a fini par influencer l’évolution du monde entier », a dit Konstantin Remchukov, le rédacteur en chef d'un journal moscovite.

Poutine pense être le seul qui comprenne vraiment l'Ukraine. Après avoir annexé la péninsule de Crimée en 2014 il s'est vanté d'être passé outre à l’avis de conseillers qui jugeaient cette décision trop dangereuse en raison du risque de sanctions et de résistance militaire de l’Ukraine. À l'époque les intuitions de Poutine se sont révélées justes. L'armée ukrainienne s'est rapidement retirée de la Crimée, certains soldats et marins ont changé de camp pour rejoindre la Russie et les sanctions limitées de l'Occident n'ont guère affecté l'économie russe. Cela a renforcé la confiance en soi de Poutine. « J'ai pris mes responsabilités, a-t-il dit à un de ses confidents après s’être emparé de la Crimée. Tôt ou tard je ne serai plus là mais la Crimée aura été rendue pour toujours à la Russie. »

De nombreux proches de Poutine se sont sentis incités à conforter l'estime de soi du patron et à exagérer les menaces extérieures et les injustices historiques contre lesquelles il pensait lutter.

Un ancien confident compare cette dynamique à la spirale de radicalisation des réseaux sociaux qui alimentent leurs utilisateurs avec un contenu fait pour provoquer une réaction émotionnelle : « ils lisent son humeur et lui glissent ce genre de choses ».

À l'été 2021, lors d'une réunion censée porter sur l'économie, Poutine a préféré pester contre l'Occident et contre le retrait du président George W. Bush du traité sur les missiles antibalistiques en 2002, retrait que Poutine cite souvent comme l'un des plus grands péchés américains de l'après-guerre froide. « Nous avons longtemps essayé de nous associer à l'Occident, mais ce partenariat n'a pas été accepté », a-t-il dit à un de ses invités. « Ces mots avaient une sorte de finalité propre, dit celui-ci : c'était comme s'il se parlait à lui-même et non à moi. »

Cet invité avait passé trois jours en quarantaine avant de pouvoir rencontrer Poutine à une distance d'environ cinq mètres. C'était l’option « légère » que le Kremlin offrait pendant la deuxième année de la pandémie à ceux qui voulaient le rencontrer mais souhaitaient éviter les longues quarantaines nécessaires pour pouvoir lui parler de près.

L’isolement a accentué la radicalisation de Poutine. Il est resté seize mois sans rencontrer en personne un seul dirigeant occidental, il a tenu à peu près toutes ses réunions par vidéoconférence à partir de lieux dont l’emplacement exact était un mystère. Ceux qui pouvaient le voir en personne ont vu leur influence augmenter selon un système dans lequel l'accès à Poutine – appelé par les initiés « le patron » ou « V.V. », ses premières initiales – est la plus précieuse des devises.

« Notre ressource la plus importante n'est pas une médaille, ni de l'argent ni la possession de quoi que ce soit », dit Constantin Zatuline, député du parti Russie Unie de Poutine. « Notre ressource principale, la plus importante, c’est l'accès au président. »

Sur ce point Yuri Kovalchuk, physicien conservateur et magnat de la banque qui s'est lié d'amitié avec Poutine dans les années 1990, s'est habilement comporté pendant la pandémie. Il s'est vanté l'an dernier d'avoir passé plusieurs mois en 2020 avec Poutine dans sa résidence du lac Valdaï, entre Saint-Pétersbourg et Moscou. Il dit que la principale réalisation de Poutine était la « militarisation », c’est-à-dire la création d'une armée et d'une société prêtes pour la guerre.

Kovalchuk, qui se targue d'être un stratège, voit la Russie contrainte à une bataille existentielle avec l'Occident. Au cours de la dernière décennie il a élargi son portefeuille de sociétés de télévision et de journaux, éléments clés de l'appareil de propagande du Kremlin. Un ancien confident de Poutine dit que Kovalchuk se considère comme un visionnaire et que la pandémie, avec les précautions extraordinaires prises par Poutine, lui a donné l’occasion d’accroître son emprise sur le président et sur le pays.

Les relations de Poutine avec l'Ukraine ont alimenté son animosité personnelle envers le président de l’Ukraine, Volodymyr Zelensky. Lorsque Zelensky a été élu avec une victoire écrasante en 2019 le Kremlin l'a vu comme quelqu'un avec qui il serait possible de travailler : ce comédien russophone avait vécu à Moscou, joué à la télévision russe et gagné les élections en ayant pour message de mettre fin à la guerre dans l'est de l'Ukraine.

Comme Zelensky est juif certains à Moscou s'attendaient à ce qu'il soit dur avec l'aile nationaliste car elle vénère les indépendantistes qui ont combattu aux côtés des nazis durant la Seconde Guerre mondiale. « Je pense qu'il est sincèrement disposé à faire des compromis avec la Russie, a dit Poutine en 2019. C'est sa conviction sincère, du moins il s’y efforce. »

Au début de 2021 les espoirs du Kremlin ont été déçus : Zelensky a réprimé les intérêts pro-russes en Ukraine, fermé les chaînes de télévision pro-russes et sanctionné Viktor Medvedtchouk, oligarque ukrainien proche de Poutine. Poutine a exprimé en octobre 2021 sa frustration lors d'une longue rencontre à sa résidence de Sotchi avec Bennett, nouveau Premier ministre d'Israël. Poutine a charmé son invité, l'a emmené dans sa résidence privée et lui a servi un verre de whisky, mais en ce qui concerne l'Ukraine il a laissé éclater sa colère.

Bennett lui a dit que Zelensky voulait le rencontrer. « Je n'ai rien à discuter avec ce type, a rétorqué Poutine. Quel genre de juif est-il ? C'est un partisan du nazisme. »

Certains occidentaux pensent qu'à ce moment-là Poutine avait peut-être déjà décidé d'entrer en guerre. Mais en Russie, même parmi ceux qui ont accès à Poutine ou à son entourage, presque personne ne pensait qu’il envisageait sérieusement une invasion à grande échelle : ils étaient sûrs qu'il bluffait.

Remchukov, rédacteur en chef d’un journal, était l'un d’eux. Ayant en 2018 présidé la campagne électorale du maire de Moscou Sergei Sobyanin – ancien chef de cabinet de Poutine – il se sentait suffisamment dans le coup pour annoncer avec joie à sa femme une semaine avant l'invasion : « Lena, il n'y aura pas de guerre ! » Il avait rencontré ce jour-là pendant deux heures plusieurs hauts responsables militaires. Sans montrer la moindre trace de tension ils avaient plaisanté sur le physique de Remchukov, l'avaient interrogé en détail sur son régime amaigrissant et parlé avec désinvolture de leurs projets de vacances pour début mars. Une fois rentré à la maison il a décrit la rencontre à sa femme, « elle m'a embrassé et a dit : quel bonheur ! »

Les Américains, en revanche, craignaient le pire. Le 22 février, deux jours avant l'invasion, le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kuleba, s'est rendu au Pentagone et a dit que son pays avait désespérément besoin de Stingers, ces missiles antiaériens que l’on peut tirer à l'épaule.

Le secrétaire à la Défense Lloyd Austin a proposé son aide avant de demander ce que le gouvernement ukrainien prévoyait de faire après l'invasion russe. « Si vous êtes expulsés de Kiev, a-t-il dit, où allez-vous aller? » Kuleba a répondu : « Je ne veux même pas le savoir. Nous n'allons pas en parler ni y penser. » « Je comprends, a dit Austin, mais vous avez besoin d'un plan. »

Le général Mark Milley, président des chefs d'état-major interarmées, s'est joint à eux en se lançant un discours sur le thème « vous allez tous mourir ». « Ils vont arriver à Kiev dans quelques jours avec des chars et des colonnes en formation, a-t-il dit. Vous devez être prêt à ça et si vous ne l'êtes pas, ce sera un massacre. »

Pendant que le général Milley parlait Kuleba et les membres de sa délégation s'adossaient à leurs chaises, les yeux écarquillés.

L'armée de l'air ukrainienne s'était entraînée depuis 2011 avec des pays de l'OTAN et ce partenariat s'était approfondi après la prise de la Crimée par la Russie en 2014. Se méfiant d'une autre invasion, les Ukrainiens ont fait des exercices de combat en Ukraine et en Californie et préparé leur armée de l'air à affronter un ennemi technologiquement supérieur. Une équipe secrète de l'US Air Force et de la Garde nationale nommée « Grey Wolf » a été créée en février à la base aérienne de Ramstein en Allemagne pour soutenir les Ukrainiens.

Mais le général Milley nourrissait toujours de sérieux doutes sur la préparation de l'Ukraine. Il avait parcouru les couloirs du Pentagone cet hiver-là avec une énorme carte verte de l'Ukraine portant les projections de plus en plus inquiétantes des agences de renseignement sur les plans d'invasion de la Russie. De plus l'attachée de défense américaine à l'ambassade de Kiev avait passé des semaines à essayer d'obtenir les plans défensifs de l'Ukraine et ceux qu'elle avait reçus minimisaient la menace russe selon le Pentagone.

Austin a semblé quelque peu mal à l'aise après la réprimande brutale du général Milley au ministre ukrainien des Affaires étrangères. Il a ajouté, rassurant : « Nous allons faire ce que nous pouvons pour aider ces gars-là. »

À Moscou aussi la réalité a tardé à se faire sentir. Zatuline, allié de haut rang de Poutine au Parlement russe, a reçu à la mi-février un premier indice suggérant que le président était sérieux au sujet d'une invasion. Bien qu’expert de premier plan sur l'Ukraine Zatuline n'avait jamais été consulté sur cette possibilité. Il devait prononcer le 15 février une allocution devant le Parlement russe au nom du parti Russie Unie de Poutine pour dire qu'il n'y aurait pas d'invasion à moins que Zelensky lui-même passe à l'offensive à l'est de l'Ukraine. Mais à peine cinq minutes avant le début de la session il a reçu un message : la direction du parti avait annulé son discours. « Je n'étais pas prêt pour une telle tournure des événements, a dit Zatuline. Cette décision a été une surprise pour moi et pour un grand nombre de personnes au pouvoir. »

Dmitri Peskov, le porte-parole de Poutine, n’a découvert l'invasion qu'une fois qu'elle a commencé. De même, Anton Vaino, chef de cabinet de Poutine, et Aleksei Gromov, puissant conseiller médiatique de Poutine, ne le savaient pas à l'avance. Le mieux que les principaux collaborateurs avaient pu faire était d'essayer de lire le langage corporel de Poutine. Certains disaient avec inquiétude « il a une étincelle guerrière dans les yeux ».

Au milieu du renforcement militaire de la Russie autour de l'Ukraine à la fin de 2021 un vice-ministre a demandé à Sergei Markov, conseiller du Kremlin, s'il savait ce qui allait se passer. « Cela veut dire que personne n'a prévenu ce vice-ministre », a dit Markov. « Certains des membres du Conseil de sécurité russe n'ont été prévenus qu'au dernier moment ».

De nombreux membres de l’élite ont compris trop tard ce qui se préparait. La principale association industrielle russe s'attendait à rencontrer Poutine en février avec au programme, entre autres, la régulation des crypto-monnaies. La réunion a été continuellement reportée jusqu'à ce que finalement, le 22 ou le 23 février, le Kremlin informe les participants de la date : ce serait le 24 février.

Andrey Melnichenko, entrepreneur milliardaire dans le charbon et les engrais, s'est réveillé ce matin-là pour apprendre la «folie» de l’invasion de l’Ukraine. Mais la rencontre avec Poutine était toujours prévue, donc quelques heures plus tard il était au Kremlin. Dans une antichambre des magnats abasourdis grignotaient des sandwichs en attendant le résultat des prélèvements de coronavirus pour les autoriser à partager l'air que respire Poutine.

Lorsque celui-ci est finalement apparu les caméras de télévision tournaient. Il a dit aux milliardaires assemblés qu'il n'avait pas eu d'autre choix que d'attaquer. « Ce qui s'est passé était irrationnel, a dit Melnichenko pour décrire sa réaction à l'invasion. J’étais sous le choc. »

Un autre magnat se rappelle avoir réalisé – trop tard – que Poutine les faisait défiler devant les caméras de télévision afin que tout le monde puisse les voir et donc dans un but précis : « il s’agissait de compromettre tout le monde afin que tout le monde soit sanctionné ». Il n'y avait pas de retour en arrière possible : ils étaient maintenant, comme le reste de la Russie, dans le même bateau que Poutine. Melnichenko et tous les autres hommes d'affaires qui sont apparu avec Poutine ce jour-là ont effectivement été frappés de sanctions par l'Occident dans les mois qui ont suivi.

Tout le monde volait et mentait

Alors que les Ukrainiens se rassemblaient pour repousser l'avancée russe, des officiers du renseignement russes ont envoyé par courrier électronique des instructions aux médias d'État, leur disant de décrire des troupes russes généreuses et triomphantes qui sauvaient les civils des méchants dirigeants ukrainiens.

Le principal service de sécurité russe, le FSB, a travaillé main dans la main avec l'armée et la télévision d'État pour projeter une illusion de succès et dissimuler les dysfonctionnements. Les défaites sont devenues des victoires comme dans un miroir de carnaval. Malgré l'échec humiliant de la Russie à s'emparer de la capitale ukrainienne, son armée a envoyé aux équipes de télévision une vidéo montrant des Ukrainiens censés jeter leurs armes fournies par l'OTAN. Lorsque les troupes russes se sont retirées en mars des zones autour de Kiev, le FSB a vanté l'héroïsme des forces spéciales russes en affirmant qu'elles avaient arrêté des Ukrainiens qui terrorisaient les civils pro-russes.

Des dizaines de milliers d'e-mails diffusés par la plus grande société de médias d'État russe montrent qu’au moins un des moteurs de l'effort de guerre russe a fonctionné sans heurts : sa machine de propagande.

L'armée russe et le FSB ont parfois orienté les émissions d’information vers des clips vidéo. Les e-mails divulgués par VGTRK, géant des médias d'État qui supervise certaines des chaînes les plus regardées de Russie, décrivaient l'armée de Poutine comme prise au piège par l'OTAN. Une fois l'invasion commencée la propagande a minimisé les atrocités russes, renforcé les théories du complot et tenté de montrer que les troupes ukrainiennes abandonnaient leur poste.

Hors caméra les employés des médias d'État n'avaient que peu ou pas d'idée sur ce qui se passait réellement. Un journaliste de la télévision d'État a dit qu'en avril dernier ses sources au Kremlin lui assuraient toujours que la guerre serait terminée dans quelques jours. « Demain matin, il y aura une déclaration », disait une des sources de ce journaliste pour être contredite dès le lendemain. « C'était vraiment un peu bizarre. »

Tandis que les radiodiffuseurs d'État continuaient à publier des évaluations optimistes Poutine a reconnu en privé que son armée était en difficulté. Lors de sa rencontre en mars avec Bennett Poutine a dit que la guerre serait « beaucoup plus difficile que nous ne le pensions » et il est revenu sur un thème devenu une obsession de sa présidence : sa place dans l'histoire russe. « Je ne serai pas le dirigeant russe qui est resté les bras croisés sans rien faire ».

Une fois de plus Poutine semblait convaincu que les futures générations de Russes pourraient être menacées par l'Occident. Il a passé des années à se préparer à cet affrontement et consacré des centaines de milliards de dollars à l'armée russe soi-disant pour la moderniser et éliminer la corruption qui l'avait minée dans les années 1990.

Mais même si la Russie a fait des progrès significatifs la culture de corruption et de fraude a persisté sous Poutine car il mettait l'accent sur la loyauté plutôt que sur l'honnêteté ou la compétence. Le résultat fut un méli-mélo de troupes d'élite et de conscrits débraillés, de chars avariés et de bataillons qui n'étaient puissants que sur le papier.

« Tout le monde vole et ment. C'était une tradition soviétique, maintenant elle est russe », dit le colonel Vaidotas Malinionis, commandant lituanien à la retraite qui a servi dans l'armée soviétique des années 1980. En regardant des images satellites du camp militaire où il a servi il a vu que l'ancienne caserne et la salle à manger étaient toujours là sans aucun signe de modernisation, et que quelques bâtiments s'étaient effondrés. « Il n'y a eu aucune évolution, seulement une régression ».

Des responsables européens, américains et ukrainiens ont mis en garde contre une sous-estimation de la Russie, estimant qu'elle s'était renforcée après son invasion brouillonne de la Géorgie en 2008 : le ministre de la Défense, chargé de sortir l'armée de son dysfonctionnement post-soviétique, l’a remaniée, a mis à la retraite de force environ 40 000 officiers et tenté d'imposer plus de transparence sur l’utilisation de l'argent. Mais il s’est fait beaucoup d’ennemis. En 2012 il s'est lui-même trouvé mêlé à un scandale de corruption. Poutine l'a alors remplacé par Sergei Choïgou qui n'avait aucune expérience militaire mais était considéré comme quelqu'un qui pourrait arranger les choses.

« La Russie a tiré beaucoup de leçons de la guerre de Géorgie et a commencé à reconstruire ses forces armées, mais elle a construit un nouveau village Potemkine », dit Gintaras Bagdonas, ancien chef du renseignement militaire lituanien. « Une grande partie de la campagne de modernisation a été juste « pokazukha », de la façade ».

Des entrepreneurs comme Sergei Khrabrykh, ancien capitaine de l'armée russe, ont été recrutés pour cette mise en scène. Il a reçu en 2016 l’appel d'un vice-ministre de la Défense paniqué : une délégation de responsables devait visiter la base d'entraînement de l'une des principales unités de chars russes, la division de chars Kantemirovskaya dont l'histoire remonte aux victoires de la Seconde Guerre mondiale. Des milliards de roubles avaient été alloués à cette base mais la majeure partie de l'argent avait disparu et pratiquement aucun travail n'avait été fait. Le vice-ministre l'a supplié de la transformer avant l'arrivée de la délégation en une installation d'apparence moderne.

« Ils fallait leur faire visiter la base pour leur montrer que la division Kantemirovskaya était la plus cool », dit Khrabrykh. Il a reçu environ 1,2 million de dollars et on lui a donné un mois pour faire le travail. Il a été stupéfait par le délabrement de la base. Le ministère de la Défense avait désigné cette division de chars comme l’unité qui défendrait Moscou en cas d'invasion de l'OTAN mais la caserne était inachevée avec des débris éparpillés sur les sols, de grands trous dans le plafond et des murs en parpaing à moitié construits. Un enchevêtrement de fils électriques pendait à un poteau.

Avant l'arrivée de la délégation Khrabrykh a rapidement construit des façades bon marché et accroché des bannières couvertes d'images de chars et proclamant que l'armée était « plus forte et plus robuste d'année en année ». Lors de la visite les visiteurs ont été conduits à travers la partie la plus belle de la base et tenus à l'écart des toilettes qui n'avaient pas été réparées.

Au début de l'invasion la division Kantemirovskaya s'est enfoncée dans le nord-est de l'Ukraine où elle a été attaquée par les forces ukrainiennes. Les équipages s’en sont tirés tant bien que mal, beaucoup de leurs chars ont été abandonnés ou détruits.

Les procureurs russes ont poursuivi ces dernières années des milliers d'officiers et d'autres pour corruption : un colonel a été accusé d’avoir détourné l'argent destiné aux batteries des véhicules, un autre de fraude autour des cuisines mobiles. Le chef adjoint de l'état-major général a été accusé d'avoir fraudé l'État à propos des équipements radio,un général de division a été condamné à la prison dans cette affaire. En 2019 le procureur militaire en chef de la Russie a dit que plus de 2 800 officiers avaient été sanctionnés pour corruption au cours de cette seule année.

Après l'invasion, les Américains ont remarqué qu'une grande partie des équipements russes était mal fabriqués ou en nombre insuffisant. Les pneus des véhicules à roues ont éclaté et bloqué les convois, les soldats ont dû avoir recours au financement participatif pour acheter des vêtements et d'autres fournitures de base à mesure que la guerre avançait.

Fait encore plus important que la corruption, Poutine a fondamentalement mal compris sa propre armée : la Russie avait en fait passé 20 ans à se préparer à un autre type de guerre.

Elle n'avait pas préparé son armée à envahir et occuper un pays aussi grand et puissant que l'Ukraine. Elle l’avait organisée de façon à tenir à distance les forces américaines et de l'OTAN tout en leur infligeant un maximum de dégâts. Au centre de cette stratégie se trouvait une série d'avant-postes – Kaliningrad près de la Baltique, la Crimée en mer Noire, le port syrien de Tartous sur la Méditerranée – et des missiles à longue portée. En cas de conflit la Russie avait l'intention de détruire l'ennemi à distance.

Mais la Russie n'a pas écrasé l'Ukraine à l'avance par des semaines de frappes de missiles. Elle a fait avancer rapidement des troupes au sol.

Contrairement à ses campagnes plus limitées comme en Syrie ou à la grande guerre hypothétique avec l'OTAN qu'elle avait planifiée depuis longtemps, l'invasion de l'Ukraine n'était tout simplement pas ce que l'armée russe avait été conçue pour faire et cela l’a mise dans une situation à laquelle elle était moins préparée à faire face.

Le Kremlin a choisi selon le général Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien, la « plus stupide » de toutes les options militaires possibles en se précipitant pour tenter de prendre le contrôle de l'Ukraine.

La Russie n'avait pas entraîné ses forces d'infanterie, d'aviation et d'artillerie à travailler de concert, à se déplacer rapidement et à se redéployer à partir d'un nouvel emplacement. Elle n'avait pas de plan B après l'échec de la marche sur Kiev et ses officiers ont longtemps eu peur d’apporter de mauvaises nouvelles à leurs chefs. Comme l’a écrit en juin sur Telegram le commandant de la milice pro-russe Aleksandr Khodakovsky « le système collectif d'auto-tromperie circulaire et mutuelle est l'herpès de l'armée russe ».

Les échecs croissants ont poussé un groupe de blogueurs militaires pro-russes au point d'ébullition. Alors qu'ils étaient toujours des partisans de la guerre, ils ont commencé à critiquer ouvertement la performance de la Russie. « Je me tais depuis longtemps, a dit le blogueur Yuri Podolyaka en mai après la mort de centaines de soldats lors d'une traversée de rivière. En raison de la stupidité – je souligne, à cause de la stupidité du commandement russe – au moins un groupe tactique a été exterminé, peut-être deux. »

Cette colère a finalement visé Poutine lui-même. En marge de sa grande conférence économique annuelle à Saint-Pétersbourg en juin il a tenu une réunion devenue une tradition : la rencontre avec les chefs des médias. Cette fois, cependant, les blogueurs étaient les principaux invités.

Poutine était assis seul à une extrémité dans une salle immense. Certains des blogueurs ont pris la parole et bombardé Poutine de messages et de plaintes des soldats du front. « C'est devenu très concret et très surprenant, dit un des participants. Nous n'avions jamais eu de telles conversations. »

Les agences de renseignement russes ont utilisé les blogueurs pour rejeter la responsabilité des échecs de la guerre sur le ministère de la Défense. Zatuline, l'allié de Poutine au Parlement, a insisté sur le fait qu'il soutenait la guerre mais qu'une bataille pour répartir le blâme était en cours et qu’il avait lui-même pris parti. « Tout le monde veut bien sûr rejeter la responsabilité sur quelqu'un d'autre, a-t-il dit, mais je pense que les principales erreurs de calcul ont été commises par le ministère de la Défense et par l'état-major général ».

Personne ne s’en sortira vivant

Ruslan avait 54 ans. Il participait à la guerre en Ukraine et apprenait à se servir de son fusil. Il avait dans son sac des extraits de Wikipédia qui décrivaient son fusil et la façon de s’en servir pour bien tirer.

Il avait aussi des photographies des chefs militaires ukrainiens marquées du mot « recherché ».

La photocopie d’une lettre contenait des encouragement : « Soldats, prenez soin de vous et revenez bien vite à vos familles vivants et en bonne santé. Au revoir ».

Sa mission semblait claire. Avec son fusil de tireur d'élite, une liasse de papiers et des copies de son passeport russe dans son sac, Ruslan était l'un des milliers d'hommes mal entraînés et sous-équipés à qui il était demandé de défendre la vaste bande de territoire dont la Russie s'était emparée du nord-est de l'Ukraine.

À la fin de l'été, les dirigeants russes avaient envoyé leurs meilleures troupes loin au sud en laissant derrière elles des effectifs réduits. Lorsque les Ukrainiens ont envahi et attaqué le nord-est dans l'espoir de reprendre les terres occupées des soldats comme Ruslan ont été abattus ou se sont éparpillés dans une retraite chaotique.

Des analystes militaires avaient mis en garde contre ce risque avant l'invasion. Alors que des dizaines de milliers de soldats russes se massaient de manière inquiétante le long des frontières de l'Ukraine, ont-ils dit, le Kremlin n'en avait pas envoyé suffisamment pour occuper tout le pays. Les plans de guerre pour le 26e régiment de chars signalaient ce même problème : « n'attendez aucun renfort ».

La Russie avait réussi à prendre du territoire, souvent à un coût énorme. Mais elle n’avait pas prévu comment le garder. « L'armée, les généraux, les soldats n'étaient pas prêts », dit Oleg Tsaryov, dirigeant fantoche que le Kremlin pensait installer en Ukraine. Il dit que l'armée russe s'était tellement dispersée en Ukraine après son invasion qu'elle « traversait les villes et ne laissait même pas derrière elle une petite garnison pour brandir le drapeau russe et se défendre ».

Dans la région au nord-est de Kharkiv les commandants russes ont placé des hommes comme Ruslan à des barrages routiers puis sont partis. Ruslan n'avait rien d'autre dans son sac que les imprimés que les soldats ukrainiens ont récupérés en septembre avec ce qu'ils croient être son corps. Le fusil à côté de lui indiquait qu'il était un tireur d'élite. Mais alors que les tireurs d'élite des armées modernes suivent souvent des semaines d'entraînement spécial le seul moniteur de Ruslan semble avoir été l’Internet.

« Bonjour cher soldat ! », dit une lettre non signée trouvée dans son sac. « Vous devez risquer votre vie pour que nous puissions vivre en paix. Grâce à vous et à vos camarades, notre armée est si forte, si puissante qu’elle peut nous protéger de tous les ennemis. »

Plus de 50 pages de documents russes, collectés dans trois villes de la région de Kharkiv et examinés par le Times, montrent une vérité de tous les temps : ce sont principalement les fantassins qui portent le fardeau du combat.

Les documents – que trois experts militaires indépendants jugent crédibles – montrent comment la Russie s'est appuyée pour conserver le territoire sur des forces de renfort dont beaucoup étaient des combattants séparatistes alors que l'armée régulière se battait à des centaines de kilomètres. Le 202e régiment de fusiliers de la République populaire de Louhansk en faisait partie. Il comptait près de 2 000 hommes, presque tous des fantassins. Plus d'une douzaine de pages détaillent les souffrances de cette unité, évoquant jusqu'au manque de vêtements chauds et de bottes.

Plusieurs de ses soldats étaient dans la cinquantaine. L’un d’eux souffrait d'insuffisance cardiaque, une des plus jeunes victimes, un homme de 20 ans nommé Vladimir, souffrait d'engelures des membres inférieurs. Un autre encore s'est plaint lors d'un appel téléphonique intercepté par les Ukrainiens : il n'avait pas de gilet pare-balles et son casque datait des années 1940. « Notre bataillon a déjà passé plus de trois semaines sans recevoir de munitions » a dit Khodakovsky, le chef de cette milice pro-russe.

Dans une interview un autre soldat a dit n'avoir qu'une vague idée de la façon d'utiliser son arme. Il a raconté qu'on lui avait conseillé de tirer coup par coup plutôt qu’en rafale, mais il n'était pas sûr de savoir le faire. Peu de temps avant d'aller au combat il s'est tourné vers un officier pour lui demander comment s'y prendre.

La Russie en est venue à s'appuyer sur ces troupes inexpérimentées après des mois de manœuvres tactiques qui ressemblaient plus à 1917 qu'à 2022. Les commandants ont envoyé des vagues de soldats sous le feu de l'artillerie lourde, avançant de quelques mètres au prix de lourdes pertes.

Une unité russe arrivée dans l'est de l'Ukraine s'est rapidement réduite à quelques hommes effarés, a dit un de ses soldats. Au cours des combats du printemps les officiers ont demandé à l’artillerie de soutenir l'attaque mais ce soutien n'est jamais venu et son unité a été dévastée. Les officiers les ont tout de même renvoyés dans la mêlée. « Ça dure depuis combien de temps ? Neuf mois, je pense ? Mais rien n'a changé. Ils n'ont rien appris et ils n'ont tiré aucune conclusion de leurs erreurs. »

Ce soldat a décrit une bataille lors de laquelle les officiers ont envoyé encore et encore des soldats vers le front sur un même chemin. À chaque aller des corps tombaient autour de lui. Finalement, après avoir reçu le même ordre une cinquième fois, lui et son unité ont refusé d'y aller. Au total son unité a perdu environ 70 % de ses soldats morts et blessés, ruinant toute confiance en ses officiers. « Personne ne restera en vie. D'une manière ou d'une autre, une arme ou une autre va vous tuer. »

Les Américains ont compris très vite qu'ils avaient largement surestimé l'armée russe. Le moral des soldats de base était si bas que la Russie a commencé à envoyer ses généraux au front pour le renforcer. Mais ces généraux ont commis une erreur mortelle : ils se sont placés tout près des antennes des réseaux de communication et cela a rendu facile de les trouver. L'Ukraine a donc commencé à tuer des généraux russes mais ces visites sur le front se sont pourtant poursuivies. Fin avril le chef d'état-major russe, le général Valeri Gerasimov, a fait un plan secret pour y aller lui-même.

Les responsables américains l’ont découvert mais ils ont caché l'information aux Ukrainiens, craignant qu'ils ne tuent le général Gerasimov car cela pourrait aggraver le conflit : bien que les Américains se soient engagés à aider l'Ukraine, ils ne voulaient pas déclencher une guerre entre les États-Unis et la Russie.

Les Ukrainiens ont quand même appris les plans de ce général. De hauts responsables américains leur ont demandé d’annuler l'attaque mais ce message est arrivé trop tard : les Ukrainiens avaient déjà lancé leur attaque contre la position du général. Des dizaines de Russes ont été tués dans la frappe mais le général Gerasimov n'était pas parmi eux.

Les chefs militaires russes ont ensuite réduit leurs visites au front.

Wagner se bat presque toujours tout seul

Ils ont déployé des chars, de l’artillerie lourde et des avions. Ils ont diffusé leur propagande et ouvert des centres de recrutement. Et ils se sont battus sur le front en Ukraine.

Mais ils ne faisaient pas partie de l’armée russe. Ils appartenaient à un groupe de mercenaires nommé Wagner. Et ils sont devenus l’une des armées fantômes de Poutine, qui agit souvent comme une rivale de l’armée russe.

Le chef de Wagner, Evgueni Prigogine, est depuis longtemps un familier de Poutine. Pour pouvoir participer à la guerre de Poutine, il a recruté des prisonniers et il rivalise avec l’armée russe pour se fournir en armements.

Plus de 20 ans après avoir été condamné pour meurtre, Yevgeny Nuzhin a vu une chance de salut arriver par hélicoptère.

Prigojine – proche confident de Poutine qui s'est fait connaître comme traiteur des repas officiels au Kremlin et qui a fait des dégâts au Moyen-Orient et en Afrique avec son armée de mercenaires, Wagner – est venu en août à la recherche de recrues à la prison de Nuzhin au sud de Moscou.

Manifestant une ferveur patriotique, il a prononcé le même discours que dans d'autres prisons, certains partagés en ligne. Vêtu d'un uniforme beige, il a promis le pardon aux détenus qui reviendraient vivants d'Ukraine. Ceux qui ne le feraient pas, a-t-il dit, seraient « enterrés dans les allées des héros ».

Il a également lancé un avertissement : toute personne qui envisagerait de déserter une fois en Ukraine serait abattue. Nuzhin a accepté l'offre de Prigojine mais il a ignoré l'avertissement. Après deux jours au front où il a passé son temps à ramasser les corps de soldats de Wagner tués, il a profité de l'obscurité pour s'éclipser et se rendre aux Ukrainiens.

« Quel bien a fait Poutine depuis qu'il est au pouvoir ? A-t-il fait quelque chose de bien ? a dit Nuzhin au Times après avoir été placé en garde à vue en Ukraine. Je pense que cette guerre est le tombeau de Poutine. »

La dépendance de Poutine à l'égard des mercenaires et des anciens prisonniers est l'une des caractéristiques les plus étranges de sa guerre en Ukraine. Prigojine n'est que l'un des hommes forts actifs dans la guerre, tous dirigés par Poutine qui a divisé l'administration d'une grande partie de la Russie en fiefs concurrents appartenant à des personnes qui lui sont avant tout fidèles.

Outre les mercenaires contrôlés par Prigojine il y a aussi la garde nationale russe supervisée par l'ancien garde du corps de Poutine et l'unité commandée par le chef tchétchène, Kadyrov dont les combattants ont été localisés et attaqués à cause de leurs mésaventures sur TikTok.

Leur coordination avec l'armée russe est limitée. « Il n'y a pas de commandement unifié, de quartier général unique, de concept unique, de planification unifiée des actions et du commandement, dit le général Ivashov, officier russe à la retraite qui a prévu que la guerre irait mal. La défaite est prévisible. »

Après le retrait des forces russes du nord-est de l'Ukraine à la fin de l'été, Kadyrov a demandé que le commandant russe responsable soit rétrogradé au rang de soldat et envoyé au front « pour laver sa honte avec du sang ». Prigojine a insisté lui aussi : « Tous ces salauds devraient aller pieds nus au front avec des pistolets mitrailleurs. »

Ces accusations ont aggravé le désarroi dans l'effort de guerre russe. Poutine a remplacé plusieurs hauts commandants militaires mais il est resté fidèle à Choïgou, son ministre de la Défense, et au général Gerasimov : les renvoyer reviendrait à reconnaître publiquement que la guerre va mal, aveu qu’il répugne à faire. « Ils essaient toujours de maintenir l'illusion que tout va bien », dit le général Budanov, chef du renseignement militaire ukrainien..

La friction a parfois atteint les troupes dans la zone de combat. Fidar Khubaev, opérateur de drone russe qui a été témoin de l'épisode, dit qu’après une dispute sur le champ de bataille dans la région de Zaporizhzhia au cours de l'été un commandant de char russe a dirigé son T-90 non vers l'ennemi mais vers un groupe de soldats de la garde nationale russe puis tiré sur leur point de contrôle, le faisant exploser. « C’est le genre de choses qui se produit là-bas », a dit Khubaev, ajoutant qu'il avait fui la Russie à l'automne.

Le groupe Wagner est devenu la principale des armées supplétives en Ukraine. Ses troupes ont reçu une couverture élogieuse à la télévision d'État russe. En novembre elles ont été présentées dans un film documentaire intitulé « Wagner : contrat avec la patrie » et produit par RT, l'un des principaux organes de propagande du Kremlin. « Jusqu'à récemment, Wagner était l'une des organisations les plus fermées et les plus secrètes mais pour nous ils ont fait une énorme exception », dit Andrey Yashchenko, le présentateur du film, dans la bande-annonce qui montre des chars traversant des villages jonchés de décombres.

Au cours des cinq premiers mois de la guerre il n'y a eu presque aucune mention publique de l'implication de Wagner ou de Prigojine en Ukraine. À la fin de l'été, alors que l'armée russe commençait à s'effondrer dans le nord-est et le sud, il s'est mis à l'honneur. Après des années à nier tout lien avec Wagner – et parfois son existence même – Prigojine est soudain devenu public, faisant semblant de rendre visite à ses troupes en Ukraine, distribuant des médailles, assistant à des funérailles et claironnant son indépendance sur le champ de bataille. Il a le 14 octobre écrit dans la page de son entreprise de restauration « Wagner se bat presque toujours seul » sur le site de médias sociaux russe VK.

Une analyse de vidéos prises en Ukraine a révélé que les troupes de Wagner possèdent certaines des armes les plus avancées de la Russie : des chars, des avions de combat et des lance-roquettes thermobariques. Et en raison de ses liens avec le président le groupe Wagner a la priorité sur les autres unités militaires pour les armes et l'équipement.

Peskov, le porte-parole du Kremlin, a nié que la diversité des forces de combat puisse causer de la confusion et dit qu'elles relevaient toutes des hauts gradés de l'armée russe. La notoriété de Prigojine et de Kadyrov serait simplement le résultat de leurs efforts en relations publiques : « certains sont très actifs dans l'espace de l'information, certains le sont moins, mais cela ne signifie pas, disons, une indépendance. »

Malgré son armement et sa bravoure Wagner a souffert sur le champ de bataille. Les soldats ukrainiens disent que c'est un ennemi redoutable, mais les troupes de Wagner qui tentent depuis près de six mois de s'emparer de la petite ville industrielle de Bakhmut ont été tenues à distance avec de lourdes pertes pour les deux parties. Cela a provoqué, fait rare, un éloge public des prouesses de l’armée ukrainienne :

« La situation est difficile mais stable, a dit Prigojine dans son post du 14 octobre. Les Ukrainiens offrent une résistance honorable. La légende selon laquelle ils seraient en fuite n'est qu’une légende. Les Ukrainiens sont comme nous des gars avec des couilles d'acier. Ce n'est pas une mauvaise chose. En tant que Slaves nous devrions en être fiers. »

8 000 soldats de Wagner combattent en Ukraine. Des centaines d’entre eux ont été tués, plusieurs de ses avions de chasse ont été abattus. Les prisonniers que Prigojine a recrutés semblent n'être que de la chair à canon et sont la grande majorité des tués.

Un ancien détenu russe recruté par Prigojine a dit qu'il avait été laissé pendant quatre jours dans une tranchée peu profonde sur les lignes de front près de Bakhmut sans nourriture ni eau et avec peu d’information sur ce qu'il était censé faire, à part traîner les nombreux corps de ses camarades morts. Il n’est pas étonnant, a-t-il dit, que certaines des recrues de Wagner aient décidé de fuir.

Pour garder le contrôle Prigojine a recours à des sanctions extrêmes qui montrent que la guerre a réduit les vestiges de l'État de droit en Russie. Comme Poutine, dont les espions ont été accusés d'empoisonner et d'assassiner des traîtres présumés partout dans le monde, Prigojine dit que la trahison est le pire péché qu'un Russe puisse commettre. Il a proposé de créer sa propre police de type Gestapo pour traquer les traîtres, y compris les hommes d'affaires russes « qui quittent notre pays dans leurs avions d'affaires. »

Le sort de Nuzhin est un avertissement macabre.

Conscient des pressions exercées sur les prisonniers de guerre et des risques auxquels ils sont confrontés, le Times a choisi de ne pas divulguer leurs noms. Comme pour toutes les personnes que nous avons interrogées, nous utilisons des documents et d'autres preuves pour vérifier leurs affirmations.

Nous n'avons pas publié notre entretien avec Nuzhin mais il a parlé aux médias ukrainiens qui ont diffusé des parties de son récit. Peu de temps après il a été libéré lors d'un échange de prisonniers et s'est retrouvé entre les mains de Wagner.

Il est ensuite apparu dans une vidéo sur un compte Telegram pro-russe. La tête de Nuzhin était collée à un bloc de pierre. Au-dessus de lui se dressait un homme en tenue de camouflage qui tenait une masse. « Je me suis réveillé dans ce sous-sol où on m'a dit que je serais jugé », dit Nuzhin d’une voix rocailleuse. La masse se balance alors et écrase son crâne.

Peu de temps après, Prigojine a publié une déclaration approuvant ce meurtre de Nuzhin. « Nuzhin a trahi son peuple, trahi ses camarades consciemment, indique ce communiqué. Il a planifié son évasion. Nuzhin est un traître. » Interrogé un jour après sur cette vidéo lors d'une conférence téléphonique avec des journalistes Peskov a dit « ce n'est pas notre affaire. »

Ils vous donneront un verre de vodka

Pendant la plus grande partie de la guerre les forces russes ont tenu Kherson, la seule capitale de région qu’ils aient conquise depuis le début de l’invasion.

Mais elles s’en sont retirés en novembre. L’écoute téléphonique des soldats russes montre leur colère : ils reprochent à leurs chefs de les avoir exposés au feu.

« – Vadioulia, est-il vrai que vous abandonnez tout le temps vos positions ?
– Oui.
– Qu’est-ce qui se passe ?
– Chérie je n’en sais rien. Tout le monde se demande comme toi pourquoi nous battons en retraite. Où elle est cette putain d’armée russe ? »

La défaite est d’autant plus amère que la Russie s’était efforcée d’assimiler la population de Kherson et d’effacer son identité ukrainienne. « Mais qu’est-ce qu’il fout l’autre con là-bas ? Qu’est-ce qu’il raconte ce putain de bâtard de Poutine ? »

Certains soldats se sentent sacrifiés par des chefs qui cherchent à se sauver eux-mêmes. « Un des chefs de l’armée est venu ici. Le salaud. Il a vu toute cette merde et il a dit « vous serez condamnés si vous quittez votre position, si vous fuyez ». Putain si tu avais vu comme il a décampé lorsque les obus ont commencé à tomber. Les roues de sa voiture ne sont pas restées collées dans la boue ».

Se préparant à la mort, certains soldats ont sombré dans le désespoir. « Ils nous préparent pour être de la chair à canon. Ils pensent à nous pendant cinq minutes, ils nous donnent un verre de vodka, puis ils nous oublient complètement, putain ! »

Ce désespoir se manifeste aussi à Moscou où l'opposition à la guerre est répandue mais rarement exprimée sinon par des chuchotements. « Nous nous regardons mais il est impossible de se parler », dit un ancien confident de Poutine à Moscou pour décrire l'atmosphère dans les couloirs du pouvoir.

Tinkov, l'ancien magnat qui a fondé une des plus grandes banques russes, a dit sur Instagram en avril que la guerre était « une folie » et a condamné Poutine dans une interview avec The Times, pensant préparer ainsi le terrain pour que d’autres magnats russes puissent lui emboîter le pas. Mais à son grand regret personne n’a suivi son exemple.

Une personnalité publique russe éminente a qualifié en privé cette guerre de « catastrophe » et expliqué son silence en citant le poète soviétique Yevgeny Yevtushenko. Au temps de Galilée, dit un de ses poèmes, un autre scientifique était lui aussi « bien conscient que la terre tournait autour du soleil, mais il avait une grande famille à nourrir ».

En gardant les frontières de la Russie ouvertes malgré l’appel des partisans de la ligne dure à les fermer, Poutine a permis aux Russes hostiles à la guerre – qui autrement auraient manifesté – de quitter le pays. Les sanctions de l'Occident n'ont pas retourné l'élite contre Poutine, du moins pas publiquement. « Dans les manuels, ils appellent cela du terrorisme politique, a dit Melnichenko, un milliardaire du charbon et des engrais. Lorsque vous êtes sous la menace d'une arme, même si vous avez envie de dire quelque chose il vaut mieux se taire. »

Melnichenko a été sanctionné par l’Occident — injustement, dit-il — suite à l'invasion russe. Les Italiens ont saisi son voilier de 150 mètres doté dans la quille d'une nacelle d'observation sous-marine, il a été forcé d’abandonner sa maison en Suisse. Il tient maintenant sa cour sur des canapés blancs dans le hall d'un hôtel de luxe à Dubaï.

Melnichenko a émis une critique voilée de l'invasion : « toute guerre est horrible, plus vite elle se termine, mieux c'est ». Mais il dit aussi qu'il est impuissant à faire quoi que ce soit et que toute nouvelle expression de son opinion « entraînerait des risques immédiats ».

Malgré les sanctions Poutine se perçoit lui-même dans une chronologie beaucoup plus longue que les cycles électoraux et les vents politiques qui font aller et venir les dirigeants occidentaux. En juin il s'est comparé à Pierre le Grand qui a « repris » et « renforcé » les terres russes.

Lorsque le tsar du XVIIIe siècle a fondé Saint-Pétersbourg, a dit Poutine, les Européens ne considéraient pas ce territoire comme russe. Cela suggère que Poutine s'attend à ce que l'Occident change d’avis et reconnaisse ses conquêtes.

Fin novembre il a rencontré dans sa résidence de la banlieue de Moscou des mères de soldats russes. C'était un écho lointain de l'un des moments les plus sombres de son mandat : sa rencontre avec les familles des marins d'un sous-marin coulé en 2000, lorsqu'une femme en pleurs lui a demandé : « Où est mon fils ? »

Vingt-deux ans plus tard le Kremlin prend soin d'empêcher de telles effusions de chagrin. Autour d'une longue table avec des théières individuelles pour des femmes triées sur le volet – dont certaines étaient des employées de l'État et des militantes pro-Kremlin – Poutine n'a montré aucun regret d'avoir envoyé des Russes à la mort.

Après tout, a-t-il dit à une femme dont fils a été tué en Ukraine, « des dizaines de milliers de Russes meurent chaque année à cause de leur alcoolisme ou d'accidents de voiture. Plutôt que de se saouler à mort votre fils est mort en remplissant sa mission. Certaines personnes vivent-elles ou ne vivent-elles pas ? C'est vague. Et comment elles meurent, de la vodka ou d’autre chose, ce n'est pas clair non plus. Mais ton fils a vécu, tu comprends ? Il a atteint son but. »

Il a dit à une autre mère que son fils combattait les « néo-nazis » en Ukraine et qu’il corrigeait aussi les erreurs commises lorsque après l'effondrement de l'Union soviétique, « la Russie s'est soumise avec enthousiasme au fait que l'Occident tentait de nous contrôler. Or l’Occident a un code culturel différent du nôtre : ils comptent là-bas les genres sexuels par dizaines. »

Des personnes qui le connaissent depuis des décennies nient qu’il soit devenu irrationnel. « Il n'est pas fou et il n'est pas malade. C'est un dictateur absolu et intelligent qui a pris une mauvaise décision. »

Quelques indices montrent que Poutine serait maintenant disposé à faire marche arrière. Le mois dernier Burns, le directeur de la CIA, a rencontré pour la première fois depuis l'invasion Sergueï Narichkine, directeur du Service de renseignement extérieur de la Russie. La réunion au siège des services de renseignement turcs à Ankara était destinée à rouvrir une ligne de communication directe et personnelle entre Washington et Moscou mais le ton n’a pas été celui de la réconciliation. Narichkine a dit que la Russie n'abandonnerait jamais, quel que soit le nombre de soldats qu'elle perdrait sur le champ de bataille.

Ce mois-ci les dirigeants ukrainiens ont averti que la Russie pourrait rassembler des troupes et des armes afin de lancer une nouvelle offensive au printemps. Le monde s’interroge sur la volonté de Poutine d'utiliser l’arme nucléaire en Ukraine. Les gens qui le connaissent n'écartent pas cette possibilité, mais ils croient aussi qu'il s'attend à vaincre l'Occident et l'Ukraine, de façon non nucléaire, par un conflit de volontés à long terme.

Selon un haut responsable du renseignement de l'OTAN « les généraux russes sont conscients de l'incompétence, du manque de coordination, du manque d'entraînement de leur armée. Ils reconnaissent tous ces problèmes mais ils semblent avoir confiance dans la victoire finale parce que Poutine pense que l'Occident flanchera le premier. »

« Poutine a déjà montré un talent pour le jeu de longue durée, dit Tinkov, ce magnat de la banque qui s'est retourné contre le Kremlin. Mettre au pas l'élite russe lui a pris des décennies. Il a lentement dominé tout le monde en faisant comme s'il disposait d’un temps illimité. Il se comporte dans cette guerre comme s'il prévoyait de vivre 200 ans. »

En Russie la pression sur Poutine est modérée. Malgré les pertes subies par son armée, il n'y a pas eu de soulèvement significatif parmi les troupes russes. Les nouvelles recrues continuent même de partir sans protester vraiment.

Aleksandr, le soldat enrôlé dans le 155e, est toujours furieux de la façon dont lui et ses camarades ont été largués en Ukraine avec quelques balles pour leurs vieux fusils, forcés de vivre dans une porcherie avec seulement quelques rations à partager. Ses officiers ont carrément menti en leur disant qu'ils allaient suivre une formation supplémentaire alors qu'en fait ils ont été envoyés sur le front où la plupart ont été tués ou grièvement blessés.

Après des mois de combats la Russie a annoncé le mois dernier qu'elle avait finalement pris Pavlivka mais les soldats disent que cela a coûté très cher. Aleksandr avait été recruté en septembre avec trois amis d'enfance proches. Lui et un autre ont subi des commotions cérébrales, le troisième a perdu ses deux jambes et le quatrième a disparu.

Mais lorsqu'il sortira de l'hôpital il s'attend à retourner en Ukraine et il le fera de son plein gré. « C'est comme ça que nous avons été élevés, dit-il. Nous avons grandi dans notre pays en comprenant que peu importe la façon dont il nous traite. Peut-être que c'est mal, peut-être que c'est bien. Il y a peut-être des choses que nous n'aimons pas dans notre gouvernement. Mais lorsqu'une situation comme celle-ci se présente, nous nous levons et nous y allons. »

5 commentaires:

  1. La lecture de ces deux articles, en effet complémentaires, suggère que le loyalisme, c'est-à-dire la loyauté aveugle ou résignée, poussée à l'extrême, est l'idiot utile de ce mélange de totalitarisme et d'incompétence qui caractérise l'actuel régime politique russe, au point que la principale ressource de Poutine semble être le temps, inépuisable quelle que soit l'ampleur des sacrifices humains, en misant sur l'usure d'un adversaire plus sensible aux sollicitations de la vie.

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  2. Merci Michel pour ces deux articles sur la guerre en Ukraine. Quelle folie, quelle bêtise, combien ont ou vont périr dans ce conflit ? le temps joue peut être pour Poutine mais pas sûr qu'il ne joue pas contre lui aussi (j'aime la comparaison avec l'arbre qui est dévoré de l'intérieur)...de toute façon à long terme il mourra comme tout le monde.

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  3. Toute guerre est extrêmement tragique, malheureusement ce sont elles qui font l’histoire. J’ignore s’il est permis de faire des hypothèses qui vont à l’encontre de la communication de guerre de notre gouvernement. Explorer toutes les hypothèses fait partie de la démarche scientifique. Quelle est la cause racine de l’action militaire russe en Ukraine ? Comment ont vécu les populations de l’est de l’Ukraine depuis 2014 ? Comment s’est installée la structure gouvernementale en Ukraine en 2014 ? Est-ce que la Russie dispose de ressources naturelles dont l’exploitation dans des conditions favorables seraient de première importance pour une puissance étrangère ? Est-ce que le libre échange entre la Russie et la Chine présente une menace pour la domination mondiale d’un autre pays ? Je pense que cette guerre n’est pas une guerre de conquête territoriale mais une guerre économique de l’occident sous domination américaine contre l’émergence de la domination économique chinoise. En effet les bénéfices de la position géographique des États-Unis d’Amérique au XXe siècle s’amenuisent naturellement au fil du temps et il est difficile de renoncer à une position très favorable. L’émotion ne devrait pas nous empêcher de prendre du recul et voir tout en blanc ou tout en noir. Les forces de dissuasion nucléaire stratégique russes sont vraisemblablement les plus dissuasives du monde à ce jour et je n’aime pas beaucoup voir mes gouvernants chatouiller l’ours au passé historique que nous connaissons tous.

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    1. Tout le monde est plus ou moins coupable dans cette guerre.
      La Russie était en position de force avant d'attaquer, elle n'en avait donc pas besoin. Son "opération militaire spéciale" l'a mise dans l'embarras. Vladimir Poutine a fait une erreur, il en fait payer le prix par les soldats qu'il sacrifie.
      Les discours extrémistes et les sentiments n'ont pas plus de justesse maintenant que dans les autres guerres mais on doit déplorer les morts, les destructions et les souffrances que celle-ci provoque.
      Il reviendra aux historiens futurs de démêler l'écheveau des responsabilités des uns et des autres, mais il était impossible que l'Europe ne réagisse pas en aidant l'Ukraine puisque celle-ci était attaquée.
      L'ambition impériale de la Russie s'affronte à celle des Etats-Unis. Il ne faut être dupe ni de l'une, ni de l'autre.

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    2. Ce sont des arguments moraux qui nous invite à apporter un soutien logistique à l’agressé Ukrainien. La décision militaire ne se soucie habituellement pas de la morale. Je vous laisse trouver les exemples qui illustre ce fait. Quel est l’objectif du soutien logistique occidental à l’Ukraine ? Empêcher l’adhésion à la fédération de Russie des territoires de l’est de l’Ukraine ? Lorsque l’argent publique est dilapidé dans une guerre aux enjeux déjà résolus, certains en profitent financièrement à l’encontre de toute morale et ce sont ceux que vous avez identifié comme prédateurs depuis longtemps.

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