lundi 29 avril 2019

Entrave à la circulation

La loi sanctionne l’entrave à la circulation (article L412-1 du code de la route) :

« Le fait, en vue d'entraver ou de gêner la circulation, de placer ou de tenter de placer, sur une voie ouverte à la circulation publique, un objet faisant obstacle au passage des véhicules ou d'employer, ou de tenter d'employer un moyen quelconque pour y mettre obstacle, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende.

« Toute personne coupable de l'une des infractions prévues au présent article encourt également la peine complémentaire de suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de conduire, cette suspension pouvant être limitée à la conduite en dehors de l'activité professionnelle.

« Lorsqu'un délit prévu au présent article est commis à l'aide d'un véhicule, l'immobilisation et la mise en fourrière peuvent être prescrites dans les conditions prévues aux articles L. 325-1 à L. 325-3.

« Les délits prévus au présent article donnent lieu de plein droit à la réduction de la moitié du nombre maximal de points du permis de conduire. »

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Les gilets jaunes qui se sont attroupés aux ronds-points ont manifestement commis le délit d’entrave à la circulation. Ils n’ont pas été sanctionnés, tout comme ne l’ont jamais été les chauffeurs de poids lourds ou de taxis qui organisent une « opération escargot », car la jurisprudence admet que la liberté de circuler soit limitée lorsque s’exerce la liberté de manifester.

Les autorités hésitent d’ailleurs à intervenir, même quand la manifestation n’est pas déclarée, car elles craignent de provoquer une radicalisation du mouvement. L’opinion a la même complaisance : nombreux sont ceux qui se rangent du côté des « manifestants » en pensant à leurs propres revendications.

Nous autres Français avons hérité de la noblesse de l’ancien régime un individualisme frondeur. Nous rêvons volontiers d’un monde sans institutions, sans organisations, dans lequel notre Moi chéri pourrait « jouir sans entraves », comme on disait en Mai 68.

Il en est résulté des divagations intellectuelles dont L’insurrection qui vient est l’exemple type. Elles sont aussi incohérentes que les revendications des gilets jaunes.

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Bloquer la circulation a des conséquences. La plus visible, ce sont les accidents mortels (onze à ce jour sur les ronds points) mais il y en a d’autres : des infirmiers et médecins ne peuvent pas soigner les malades, des familles ne peuvent pas conduire les enfants à l’école, des entreprises, commerces et chantiers sont à mis à l’arrêt.

Lorsque l’entrave est organisée de façon systématique, jour après jour et sur l’ensemble du territoire, l’ampleur du délit est telle que la complaisance devient lâcheté.

Il a fallu que les gilets jaunes profanent l’arc de triomphe de l’Étoile, se comportent en pillards et en incendiaires, enfin qu’ils crient « suicidez vous ! » à des policiers, pour que l’opinion s’éloigne décidément d’eux. Ceux qui les approuvent encore attribueront sans doute ces excès à des provocateurs : quand on aime un enfant gâté, on lui trouve toujours des excuses…

Il faut pourtant savoir reconnaître la figure du Mal lorsqu’elle se dessine dans les comportements. L’interprétation psychosociologique n’y suffit pas.

Valeur et prix : un diagnostic

Sur un marché, des choses (biens, services, assemblages de biens et de services) sont échangées contre de la monnaie.

Pour que l’échange puisse avoir lieu il faut que l’acheteur et le vendeur soient dans des positions différentes : le vendeur préfère se séparer d’une chose qu’il possède pour recevoir de la monnaie en échange, l’acheteur préfère se séparer de sa monnaie pour acquérir une chose qu’il ne possédait ou n’utilisait pas. Le vendeur a « besoin de liquidité », l’acheteur « besoin de la chose », et la transaction satisfait simultanément ces deux besoins.

Chacun des deux acteurs a cependant un « prix de réservation » : celui du vendeur est un minimum au dessous duquel il refuserait de se séparer de la chose, celui de l’acheteur est un maximum. La transaction ne peut avoir lieu qu’à un prix situé entre ces deux prix de réservation. Ce prix est censé exprimer la valeur subjective de la chose, telle que ces deux acteurs l’évaluent.

Si les vendeurs et acheteurs sont nombreux, un « marché » se forme sur lequel s’expriment une « offre » et une « demande » résultant chacune de la distribution statistique des prix de réservation dans leurs deux populations.

La science économique a tenté de conférer l’objectivité à la valeur en l’assimilant au « prix de marché » qui résulte de la rencontre d’une offre et d’une demande. Ce concept a mis du temps à émerger et sa portée a des limites.

mercredi 10 avril 2019

Pensée, action, carrière

Trois façons d’être, trois styles, se manifestent dans les personnes à l’état pur ou, comme les couleurs, se combinent en une diversité de nuances. Nous les distinguerons selon ce qui accapare l’attention : l’action, la pensée, la carrière. Nous considérons d’abord ces styles dans leur forme pure, puis nous évoquerons la complexité des nuances qui se rencontrent dans la vie.

La carrière

L’attention de nombre de personnes se focalise sur la sociologie des pouvoirs, des légitimités, du prestige, du droit à la parole, du commandement. Cela dessine trois personnages : le soumis accepte cette sociologie et obéit à des ordres, le révolté la refuse et combat « le pouvoir », le but du carriériste est de grimper l’échelle hiérarchique.

Certains passent alternativement de la soumission à la révolte : on peut interpréter le phénomène des Gilets Jaunes comme une révolte des soumis, catalysée par les réseaux sociaux.

Dans certaines institutions le souci de la carrière semble exclusif de toute autre préoccupation : personne n’y songe à prendre le risque de « compromettre sa carrière ».

Pierre Musso est un philosophe passé par l’ENA. Deux poussins sortant de cette école, et dont les plumes commençaient à percer le duvet, demandèrent un entretien afin de lui poser la question qui les tourmentait : « comment faire carrière ? ».

Musso, amusé, leur conseilla d’adhérer simultanément à un parti de droite et à un syndicat de gauche ou, au choix, à un parti de gauche et à un syndicat de droite. « Ainsi, leur dit-il, vous serez parés à toute éventualité ».

Un éclair d’intelligence brilla dans l’œil des poussins : ils avaient pris la plaisanterie au sérieux. « Ils ont eu raison, me dit Musso par la suite, car quelques années plus tard ils ont été tous deux directeurs d’une administration centrale ».

Pour faire carrière il faut adhérer à un réseau qui vous soutiendra et dont la puissance supposée intimidera ceux qui pourraient nuire à votre avancement. Combiner deux réseaux, comme Musso l’a suggéré, c’est se rendre inexpugnable.

Il est opportun de se lier à un puissant par un serment d’allégeance, quitte à en changer à l’occasion. Il faudra aussi posséder un conformisme rassurant et du flair pour sentir les opportunités. Mieux vaut enfin ne pas être trop compétent, car la compétence nuit à la souplesse, mais il faut éviter de sembler stupide.

Si vous respectez ces conditions, et si votre attention se concentre sur l’échelle qu’il s’agit de grimper, les galons puis les étoiles tomberont sur vos épaules. Mais serez-vous un véritable stratège une fois parvenu au grade de général ? « Il n’est pas raisonnable de croire que quelqu’un qui s’est pendant vingt-cinq ans conformé aux attentes de l’institution puisse devenir soudain un stratège à l’approche de la cinquantaine1 ».