vendredi 26 juillet 2019

Ce qu'est l'iconomie

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

L’iconomie est la représentation, ou « modèle », d’une société et d’une économie informatisées et par hypothèse efficaces. Il ne s’agit pas d’une prévision mais d’un repère posé à l’horizon du futur pour se proposer comme orientation aux décisions et aux stratégies.

Ce modèle s’appuie sur une analyse du phénomène de l’informatisation ou, comme on dit, du numérique. Celui-ci n’a pas supprimé la mécanique, la chimie et la production d’énergie sur lesquels s’appuyait le système technique antérieur, il les a informatisées – tout comme la mécanique n’a pas supprimé l’agriculture au XIXe siècle : elle l’a mécanisée.

Les techniques les plus fondamentales du système productif sont désormais la microélectronique, le logiciel et l’internet. Cela a des conséquences dans toutes les dimensions de l’anthropologie : mission des institutions, sociologie des organisations, psychologie des personnes, techniques de la pensée et jusqu’aux valeurs enfin qui confèrent un sens aux intentions et aux actions humaines.

Ces conséquences tombent sur des entreprises et des institutions dont la plupart se sont adaptées au système technique antérieur (mécanique, chimie, énergie). Il en résulte par exemple que la plupart des systèmes d’information, dont chacun concrétise l’informatisation d’une entreprise ou d’une institution, présentent des défauts qui sautent à l’œil de l’expert : données de mauvaise qualité, processus désordonnés, supervision déficiente, articulation défectueuse avec la stratégie.

Si l’informatisation offre de nouvelles possibilités elle présente aussi de nouveaux dangers : l’internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique et cela a encouragé la mondialisation, la puissance de calcul et l’ésotérisme de l’informatique ont favorisé les abus de la financiarisation, etc.

Le phénomène économique le plus riche en conséquences est la tendance à l’automatisation des tâches répétitives, qui entraîne une redéfinition de l’emploi et des compétences. La main-d’œuvre de naguère tend à être remplacée par un cerveau-d’œuvre, alliage du cerveau humain et de l’ordinateur à qui l’entreprise demande de faire ce que l’informatique ne peut pas faire seule : comprendre ce qu’a voulu dire une personne, réagir devant un incident imprévisible, imaginer des produits et procédés nouveaux, etc.

Quand les tâches répétitives sont automatisées l’essentiel du coût d’un produit est dépensé lors de la phase initiale d’investissement (ingénierie, programmation, organisation, etc.). Le coût marginal est alors nul ou négligeable : c’est évident pour les logiciels et la microélectronique, c’est le cas des autres produits dans la mesure où ils sont informatisés.

Le rendement d’échelle étant croissant les marchés ne peuvent plus s’équilibrer selon le régime de la concurrence parfaite. L’expérience montre que la plupart d’entre eux obéissent à celui de la concurrence monopolistique, sous lequel les produits se différencient en variétés qualitativement différentes afin de répondre finement à la diversité des besoins : il en résulte que la part des services est prépondérante dans la définition des produits comme dans l’emploi.

Le modèle de l’iconomie met en évidence les conditions nécessaires de l’efficacité dans une économie informatisée : cela fournit une pierre de touche pour évaluer l’efficacité de l’économie actuelle. Sont notamment contraires à cette efficacité la négligence des entreprises envers la qualité de leur système d’information, et aussi le fait que les administrations économiques persistent à promouvoir dans tous les marchés le régime de la concurrence parfaite.

Penser le monde

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

L’informatisation (ou, comme on dit, le « numérique ») est un phénomène dont la complexité défie l’entendement. Il est donc utile de l’aborder à partir d’exemples tirés de la vie quotidienne et qui peuvent donc sembler banals, mais qui sont pourtant éclairants.

Considérons par exemple ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous conduisons notre voiture. Notre regard sélectionne, dans l’image qui s’imprime sur notre rétine, les seuls éléments nécessaires à la conduite : tracé et bordures de la voie, signalisation, autres véhicules et obstacles divers. Nous n’accordons en règle générale aucune attention aux détails de l’architecture, de la physionomie des passants, du paysage, etc.

Ainsi nous filtrons la richesse du monde réel, que nous percevons à travers une « grille conceptuelle » pour n’en retenir que ce qui est nécessaire à notre action du moment : « Consider what effects, that might conceivably have practical bearings, we conceive the object of our conception to have. Then, our conception of these effects is the whole of our conception of the object. » (Charles Sanders Pierce, « How to Make Our Ideas Clear », 1878).

La leçon que nous pouvons tirer de cet exemple a une portée générale. Le fait est en effet que tout objet concret, même très modeste, nous confronte à une complexité sans limite. Ma tasse de café a une composition moléculaire, une histoire, un destin énigmatiques : qui l’a fabriquée, et comment ? Qui l’a vendue, et quand ? Quand sera-t-elle cassée, et par qui ? Mais je n’ai que faire de ces interrogations : il me suffit de savoir prendre la tasse par son anse pour pouvoir boire mon café.

Ainsi tout objet réel, concret, est représenté dans notre cerveau par une image qui n’en retient que quelques attributs : nous le percevons à travers une « grille conceptuelle » qui sélectionne les concepts pertinents en regard de notre action, et ignore les autres.

À chacune de nos occupations, de nos actions, correspond une grille conceptuelle différente : notre regard n’est pas le même lorsque nous conduisons, lorsque nous nous promenons, lorsque nous faisons la cuisine, lorsque nous lisons un livre, etc. Chaque situation impose à notre action des exigences particulières dont résultent les concepts qui délimitent notre perception.

Cette même expérience individuelle se retrouve dans les entreprises : l’image qu’elles se font de leurs clients, de leurs produits, des entités de leur organisation, de leurs techniques, de leurs agents, etc. est soumise à la même exigence de pertinence, d’adéquation aux besoins de l’action. L’entreprise notera ceux des attributs d’un client dont la connaissance est nécessaire à sa relation avec lui et elle ignorera les autres, qui existent cependant : seul un policier note la couleur des yeux d’un de ses « clients », personne ne se soucie de noter le nombre de ses cheveux (nombre qui existe cependant même s’il change d’un instant à l’autre).

À propos de l’« information »

Je viens de publier une vidéo consacrée au mot "information" (et à sa descendance).

Voici le texte de mon exposé :

J’inaugure aujourd’hui ma chaîne YouTube en vous invitant à partager une réflexion sur le mot « information ».

Dans l’usage courant, ce mot désigne ce qu’apporte la connaissance d’un fait, et nous disons « les informations » pour nommer le journal télévisé de vingt heures, censé nous apporter la connaissance du monde.

Claude Shannon a construit une « théorie de l'information » mais elle ne considère que la qualité de la transmission des messages et ignore donc leur signification : cette théorie répond aux besoins des télécommunications. Lisons Shannon, qui a d’ailleurs parlé d’une théorie de la communication et non de l’information :

« Souvent les messages ont une signification (meaning), c’est-à-dire se réfèrent à des entités conceptuelles ou physiques. Ces aspects sémantiques de la communication sont sans importance pour l’ingénierie ».

« Frequently the messages have meaning; that is they refer to or are correlated according to some system with certain physical or conceptual entities. These semantic aspects of communication are irrelevant to the engineering problem » (Claude Shannon, A Mathematical Theory of Communication, The Bell System Technical Journal, octobre 1948).

Le philosophe Gilbert Simondon a proposé une autre théorie : l'information est selon lui la forme intérieure que la rencontre d'un document procure à un cerveau humain à condition qu’il sache l'interpréter. Lisons-le :

« L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception » (Gilbert Simondon, Communication et information, Éditions de la transparence, 2010, p. 159).

Prenons le mot « information » selon le sens que lui donne Simondon : il est conforme à l’étymologie selon laquelle « informer » quelqu’un, c’est lui donner une forme intérieure et donc une capacité d’action.

Cette définition de l’information nous permet d’approfondir le sens du mot « informatique », inventé en 1962 par Philippe Dreyfus pour traduire l’anglais « computer science ». Ce mot fusionne « information » et « automate » et désigne donc à la fois ce qui se passe dans le cerveau humain qui s’informe (et se transforme) pour agir, et l’action de l’automate programmable que l’on nomme « ordinateur ».

Ma chaîne YouTube

Je viens de créer ma chaîne YouTube.

Voici le texte de ma vidéo de présentation :

J’inaugure aujourd’hui ma chaîne YouTube.

Les conseils pratiques de mon ami Jean-Philippe Déranlot m’ont permis de démarrer : comme toujours avec les outils informatiques, il faut que quelqu’un ouvre la porte en indiquant où l’on doit cliquer, quel logiciel télécharger, etc.

Cette chaîne YouTube va me permettre de présenter oralement des réflexions qui se trouvent disséminées dans mes écrits. J’espère qu’elles vous seront utiles.

Je pense pouvoir diffuser chaque semaine une vidéo de cinq minutes consacrée à un sujet précis, en faisant en sorte que la série de vidéos puisse vous offrir un parcours éclairant et vous ouvrir la porte de l’iconomie.

À bientôt !

lundi 15 juillet 2019

Quelques témoignages sur la vie dans les hautes Cévennes

Lorsque j'étais conseiller municipal de Sénéchas j'ai été chargé du Bulletin municipal. Il publiait un numéro par an contenant les nouvelles de la commune et, chaque fois, un entretien avec un "ancien".

J'ai pris des notes en écoutant, puis les ai classées dans un ordre à peu près chronologique tout en respectant de mon mieux le langage et le ton de chacun.

Vous trouverez ci-dessous des liens vers ces entretiens. En les lisant, vous pourrez entrevoir ce qu'est ou plutôt a été la vie dans notre commune.

Charnavas
Sénéchas est située tout au nord du Gard, dans la partie du département qui s'insère entre la Lozère et l'Ardèche. Sa population est aujourd'hui de 249 habitants (elle est passée en 1975 par un minimum de 113 personnes), éparpillés sur une quinzaine de kilomètres carrés en un village et dix-sept hameaux aux noms chantants : L'Amalet, Les Brugèdes, Le Castanier, Chalap, Charnavas, L'Esfiel, Fontanille, Mallenches, Martinenches, Le Péras, Le Régal, Rouis, Rousse, Mazet des Souillats, La Miche, Les Salles, Martinet de l'Elze.

Mallenches
Les maisons anciennes de Sénéchas sont, comme le montrent les images de cette page, bâties en schiste avec parfois des insertions de grès ou de quartz.

Voici la liste des entretiens :

Août 2008 : Hélène Gilles, dame très active qui a créé notre bibliothèque municipale. Elle est toujours parmi nous.

Mai 2009 : Louis Nicolas, paysan devenu un commerçant prospère, décédé depuis.

Juin 2010 : Paul Polge, érudit qui connaissait la généalogie de toutes les familles de la commune et plus encore, lui aussi décédé depuis.

Juin 2011 : Berthe Perrier, trésor d'expérience et de joie de vivre, décédée à l'âge de cent ans.

Juillet 2013 : René Agulhon, qui a longtemps travaillé pour la commune.

Juillet 2013 : Marcelle Viale, qui fut notre excellente voisine et vit désormais avec ses enfants.

La vie dans les Cévennes n° 6

Entretien avec M. René Agulhon

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juillet 2012)

Je suis né à Rouis en 1952. Mon père était du Mazel à Sainte-Croix-de-Caderle. La propriété de Rouis appartenait à la famille de ma mère, les Maurin. Dans ma famille nous étions sept, cinq garçons et deux filles. Nous sommes de vrais Cévenols ! Certains d’entre nous sont partis pour travailler ailleurs puis ils sont revenus à l’âge de la retraite. Pour ma part je suis toujours resté dans le coin.

J’ai été à l’école à Martinenches et à Sénéchas. Ces écoles manquaient déjà d’élèves, il fallait les tenir ouvertes. L’école de Sénéchas se trouvait dans le local qui est consacré aujourd’hui à la salle polyvalente. Nous montions à pied depuis Rouis avec le cartable et nous n’y allions pas tous les jours de bon cœur : il y avait de la discipline, il fallait se mettre en rang, nous portions des blouses… on s’amusait bien aussi. Nous avons eu comme institutrice Mme Faudin, il y en a eu d’autres dont je ne me rappelle pas les noms.

Après le certificat d’études j’ai travaillé quelque temps sur notre exploitation de Rouis en tant qu’aide familial. Puis j’ai travaillé pour les Eaux et Forêts à des plantations d’arbres, enfin j’ai été facteur auxiliaire à Génolhac : je desservais le secteur de Concoules.

J’ai fait mon service militaire dans l’infanterie à Nîmes en 1972. J’ai passé le permis poids-lourd, j’étais chauffeur de camion. Après l’armée j’ai travaillé au Bleymard dans l’entreprise de BTP Dalle : je conduisais les camions, les engins, je faisais des livraisons, etc. Dans l’intervalle entre les chantiers je travaillais à Rouis dans l’exploitation familiale.

En 1981 je suis entré à la mairie de Sénéchas comme agent d’entretien : je devais m’occuper de la voirie, du réseau d’eau, etc. J’ai connu trois maires : MM. Balmes, Girard et Legros. Tout s’est toujours très bien passé. Je n’ai jamais eu de problème avec les gens et je me suis très bien entendu avec les maires, avec mes collègues et avec tous les habitants.

Les plus gros chantiers ont été les travaux de maçonnerie dans l’atelier de la mairie et dans l’ancienne mairie, ainsi que la reconstruction du parking sur la place de Mallenches. Pour la réfection du réseau d’eau nous avons travaillé avec une entreprise aux Fontanilles. Le tracto-pelle nous a beaucoup servi, notamment pour la place de la mairie et pour les terrassements à Mallenches.

Un des événements marquants a été le grand incendie de 1985-1986 mais je n’ai pas eu à m’en occuper : ce sont les pompiers qui ont fait tout le travail.

Je me suis marié à 30 ans. Ma femme était du Mas Nouveau à Génolhac. Nous avons eu un garçon (Ludovic, 31 ans) et une fille (Nancy, 28 ans). Ludovic est mécanicien agricole à Narbonne, Nancy est ergothérapeute en Ardèche dans une maison de retraite médicalisée à Villeneuve-de-Berg. Je ne suis pas encore grand-père !

Ma femme et moi habitons à Chastel-Mouissou. Ma femme travaille pour la mairie de Génolhac comme gardienne du village-vacances.

Je viens de prendre ma retraite. Fabien me remplace, Jérôme vient d’arriver. Tout s’est très bien passé, la relève est assurée. La retraite se passe bien, pas de souci. Ma femme pourra prendre sa retraite dans dix ans : je suis donc maintenant l’homme au foyer. J’ai des châtaigniers et un jardin potager, je loue de la terre à côté de la maison. Les tomates viennent tard cette année : elles sont grosses mais elles restent vertes. C’est peut-être à cause du temps, des nuits trop fraîches…

Je fais un peu de tout : je ramasse les champignons quand il y en a, ce matin je ramassais des pommes de terre. Je m’occupe du potager, de l’entretien de la maison, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Nous ne sommes pas isolés : chaque jour je vois quelqu’un. Nous avons de la chance ici, ce n’est pas comme si nous vivions enfermés dans un appartement. Certains préfèrent la ville, ce n’est pas mon cas.

Le drame de ma vie, c’est l’accident de ma sœur Denise qui est tombée d’un cerisier et s’est cassée la colonne vertébrale. Elle est dans un fauteuil roulant. Elle a bon moral, elle plaisante, mais elle me conseille de ne pas monter dans les arbres...

La vie dans les Cévennes n° 5

Entretien avec Mlle Hélène Gilles

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, août 2008)

Mlle Gilles, née en 1928, a fait sa carrière comme infirmière à la cité scolaire d'Alès. Depuis sa retraite elle réside aux Brugèdes dans la maison où ses ancêtres s'étaient installés en 1828 et où, dit-elle, elle se ressource. Elle a remis la propriété en état en redécouvrant les murets, chemins et terrasses.

Passionnée de lecture et de partage, elle est à l'origine de la création en 1991 de la bibliothèque municipale de Sénéchas qu'animent aujourd'hui Mmes Catherine Toutin et Marie-JoséTudela.

Le 22 juin dernier elle a fait sceller dans le mur de sa maison une pierre sculptée par Louis Régnier dans un calcaire très fin (photo ci-contre).
On y reconnaît (il faut être attentif aux détails) l'église et la mairie de Sénéchas ainsi que les lieux, métiers et circonstances de la vie des ancêtres cévenols de Mlle Gilles : l'atelier du tailleur, la forge du maréchal-ferrant, la maison des Brugèdes entourée de mûriers, la source, le feu de la Saint-Jean,le baquet où l'on foule le raisin, les gerbes de blé que l'on lie, les escaliers et les terrasses, les sangliers et les chèvres...

Mlle Gilles a de nombreux neveux et nièces qu'elle a reçus dans sa maison et à qui elle a pu faire connaître les Cévennes. Ils se baignaient au barrage, cueillaient des jonquilles, exploraient le pays... dans l'ancienne magnanerie aménagée en grenier, elle leur contait des histoires ou leur lisait la Bible.

L'enracinement familial de Mlle Gilles, loin de limiter son horizon, l'a élargi au monde entier. Sa grand-mère, dont les ancêtres avaient quitté la France après la révocation de l'édit de Nantes pour s'installer à Guernesey et enfin en Suisse, lui a transmis l'amour de ce dernier pays ; les lettres de ses tantes, institutrices dans une famille de Saint-Petersbourg au début du XXe siècle, lui ont fait connaître la Russie ; une branche de sa famille s'est installée à Winnipeg, au Canada ; son grand-père, qui travaillait pour les Messageries Maritimes, avait été en Australie, en Chine et au Japon. Plusieurs grands voyages lui ont fait découvrir des lieux dont l'évocation la faisait rêver quand elle était enfant.

La vie dans les Cévennes, n° 4

Entretien avec M. Louis Nicolas

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, mai 2009)

Je suis né à Chalap en 1919, le 25 avril. De tous ceux qui sont nés alors dans le hameau, je suis le seul qui y soit resté. J'ai été à l'école à Martinenches. De 5 à 13-14 ans, il n'y avait qu'une classe. L'institutrice était Mlle Dussart. Il fallait vingt minutes pour descendre le chemin et les six ou sept autres enfants, qui étaient de l'assistance publique, étaient privilégiés par rapport à moi : ils portaient les galoches de l'AP alors que je ne pouvais pas courir avec mes sabots. Et les sabots se cassaient souvent…


Mes sœurs ont fait des études mais mon père voulait que je sois paysan. Il a commencé à me former alors que j'avais huit ans. Je le suivais dans les champs, il travaillait à l'ancienne : il préférait bêcher plutôt que de labourer car il trouvait qu'ainsi c'était mieux fait.

Je suis sorti de l'école à 13 ans, tout heureux de pouvoir enfin piocher et porter le fardeau. En 1939 j'aurais dû partir à l'armée, une pleurésie m'a sauvé. J'ai été réformé mais j'en ai gardé des séquelles : pendant quatre ou cinq ans je n'ai pu rien faire d'autre que m'occuper du jardin. Puis progressivement ma santé est revenue et je me suis remis à travailler.

J'ai perdu mon père alors que j'avais 25 ans. Je me suis retrouvé alors chef d'exploitation. Mais c'était dur de gagner sa croûte ! Dans les années 1950 j'ai passé le permis de conduire, j'ai acheté une camionnette B14 décapotable et je me suis mis au commerce : acheter et revendre rapportait plus que de produire.

Je me suis marié tard, à 50 ans. Nous avons eu Marie-Jo qui est née à Alès en 1971. C'était la relève ! Elle est maintenant professeur d'économie à Bagnols-sur-Cèze.

*     *

J'ai été courtier en châtaignes : je les ramassais dans les villages et j'allais les vendre en Ardèche à des expéditeurs qui les envoyaient à Paris, en Allemagne, en Angleterre. J'achetais des pommes jusqu'en Lozère : il n'y avait alors que les variétés d'ici, des pommes rouges non traitées que je vendais jusqu'en avril. L'arrivée de la Golden m'a fait du tort… Je vendais des fruits et des légumes sur les marchés à Génolhac, Vialas etc. J'achetais à Tarabias, Dieusses, Sénéchas, Aujac etc. Je ramassais de tout : le houx, le gui, mais pas les champignons.

samedi 13 juillet 2019

La vie dans les Cévennes n° 3

Entretien avec Mme Marcelle Viale

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juillet 2013)

Ma famille, les Borne, vit à Charnavas depuis le Moyen Âge. Mon grand-père y vivait avec ma grand-mère et Emma, la jeune sœur de mon père qui a ensuite épousé Fortuné Polge. Mon père, qui avait fait la guerre de 14, allait chaque année aider la vendange à Nîmes (c'est sans doute là que mes parents se sont rencontrés, mais dans leur génération on ne parlait pas de ces choses-là).


Ma mère était de Mercoire : c'était une fille de mineur, elle voulait être indépendante. Mes parents sont donc restés trois ans au Brouzet, où je suis née en 1932. Mon père devait faire chaque jour le chemin pour travailler à Charnavas, finalement mes parents s'y sont installés alors que j'avais neuf mois.

Mon grand-père était sourd et pas commode, il parlait fort, mais mon père et lui s'entendaient bien. Ma grand-mère était des Bouchets, elle s'était mariée à 18 ans. Ma mère s'est adaptée au hameau, elle a fait faire des transformations dans la maison.

Je suis allée à l'école à La Felgère jusqu'au certificat d'études, à l'âge de 12 ans. J'étais la petite fille gâtée : tout le monde était gentil, ma grand-mère achetait pour moi des croissants à Génolhac, j'adorais la vie à Charnavas. Une de mes cousines, dont la mère était décédée et le père travaillait à la mine, est venue vivre avec nous.

M. Deleuze aurait voulu que j'aille au collège à Génolhac mais c'était trop loin pour que j'y aille à pied. Je suis allée chez ma tante à Bessèges pour suivre les cours au lycée mais je me languissais de remonter et au bout de deux ans je suis revenue à Charnavas où j'ai vécu la plus heureuse des enfances en vraie paysanne : je participais à tous les travaux. Nous faisions du blé, des vers à soie, nous ramassions les châtaignes et le foin pour les moutons, nous avions des cochons et un mulet que je menais pour labourer, nous allions à pied à Vialas pour vendre les moutons, nous faisions notre pain dans le four : nous vivions un peu en autarcie.

Les Cévennes étaient alors bien différentes de ce que l'on voit aujourd'hui. Il n'y avait que des chemins muletiers, tout se faisait à pied, beaucoup des maisons du hameau tombaient en ruine, la route de Charnavas bas était ombragée par une treille.

Notre maison a beaucoup changé. Les écuries étaient là où nous avons fait les gîtes tandis que l'entrée, avec le coffre à grains et le recoin pour les seaux d'eau, était où se trouve la salle de bains. L'eau est arrivée en 1965, avant il fallait puiser à la source pour nous et pour les animaux. L'électricité est arrivée en 1932 mais il n'y avait qu'une ampoule à la maison. La route n'a été goudronnée qu'après mon mariage. Nous n'avions ni téléphone, ni machine à laver, ni réfrigérateur, ni télévision, ni bien sûr Internet !

Nous avions de bons voisins à Charnavas bas : d'un côté la Louisette avec son oncle Firmin, de l'autre Jean Baumès. À Charnavas haut habitaient Marcel Mercier, la Maria, leur fille Monique et les tantes d'Albert Mercier, Augustine et Eulalie. Le Fernand habitait tout en haut de Charnavas. Le Fortuné, ma tante et ses enfants nous ont rejoints après avoir quitté la Grand-Combe, puis les parents d'Albert Mercier sont eux aussi venus s'installer. 68 a apporté du changement, de nouvelles personnes se sont installées à Charnavas, à Chalap. Cela a rajeuni le pays.

La vie dans les Cévennes n° 2

Entretien avec M. Paul Polge

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juin 2010)

Je suis né au Pérals en 1923, le plus jeune d'une famille de quatre enfants. Le mas du Pérals était du côté de ma mère, une Trossevin dont la famille vient de Pourcharesses basses et s'était installée à Rouis.


Le mari d'une des sœurs de ma mère s'était installé au Pérals. Mon père, lui, était maréchal-ferrant. Il était frappeur à la forge de Bessèges : un frappeur doit donner un coup de marteau très précis, cela demande du savoir-faire et de l'entraînement. J'ai essayé de l'imiter quand il faisait des bêchards et j'ai vu que ce n'était pas facile. Mon frère Marius est né à Bessèges en 1911, suivi par ma sœur Marguerite.

Ma mère est montée au Pérals pour s'occuper de la propriété qui en avait grand besoin. Mon père montait de Bessèges à pied chaque dimanche pour la rejoindre. Il s'est un peu absenté de l'usine, il n'avait plus assez d'actes de présence, il a dû choisir. C'est ainsi que nous sommes tous venus au Pérals. Ma sœur Madeleine y est née en 1922, et moi un an et demi après.

Mon père avait monté une forge et il ferrait les chevaux des gendarmes : l'anneau est encore au mur.

J'ai commencé à six ans à suivre l'école à Martinenches. Les autres avaient un an d'avance sur moi parce qu'ils habitaient plus près de l'école mais je suis arrivé à les rattraper.

On y allait à pied avec ceux de La Miche, ceux de Rouis venaient à vélo. On emportait de quoi manger. Il fallait souvent qu'on s'excuse parce qu'on arrivait en retard, les instituteurs étaient compréhensifs.

J'ai eu un accident alors que j'avais huit ans. Comme il pleuvait ce jour-là je n'étais pas allé à l'école. Des ouvriers faisaient le chemin de Mallenches, l'explosif faisait monter le rocher qui se brisait en tombant. J'avais trouvé un de leurs détonateurs à mèche. Ils avaient serré le tube de cuivre avec les dents, j'ai voulu le couper avec un burin. J'ai tapé une fois, deux fois, et ma main gauche est devenue comme une tomate... ma pauvre mère, quand elle a vu ça... le Raoul Mercier m'a conduit chez le docteur Luca, puis à la clinique à Alès où on m'a soigné.

Mon frère était mécanicien automobile à Génolhac, j'aurais pu aller travailler avec lui mais ma main handicapée manquait de force. Alors j'ai continué l'école à Génolhac. MM. Dolatille et Deleuze tenaient le cours complémentaire derrière la mairie.

J'ai eu des histoires parce que j'étais trop bavard. Quand il fallait nous punir M. Deleuze nous envoyait faire des verbes dans la classe des maternelles. Un jour j'ai eu ainsi cinquante verbes à faire et j'ai décidé de ne pas aller avec les maternelles. J'ai pris mon vélo pour partir mais les autres élèves ont prévenu M. Deleuze qui m'a rappelé. Je lui ai dit « je ne suis pas ici pour faire des verbes, mais pour travailler ! » et je me suis barré...

Il a bien fallu pourtant que je m'incline ! Je suis revenu à l'école et j'ai fait mes verbes mais après ça M. Deleuze et moi étions presque copains.

La vie dans les Cévennes n°1

Entretien avec Mme Berthe Perrier

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juin 2011)

Je suis née en 1914. Notre maison était tout près de l'école de Martinenches, trop près même pour mon goût : j'aurais préféré pouvoir faire comme les autres écoliers un peu de chemin pour m'y rendre, et aussi me trouver un peu plus loin de mes parents pendant la classe  !

Il y avait deux classes, nous étions une trentaine d'élèves y compris les enfants de l'assistance publique qui étaient alors très nombreux. Cette école a été fermée le 30 juin 1970.

M. et Mme Boissier, les instituteurs, allaient parfois promener un moment l'après-midi, nous étions dans la cour de l'école. Un jour nous sommes montés dans l'escalier, il y avait un porte-manteau. J'ai mis le chapeau, le pardessus, et j'ai pris la canne pour me déguiser. Voilà qu'on me crie qu'ils reviennent  ! Je suis vite remontée pour tout remettre en place...

Mes parents tenaient un café à Martinenches. Le dimanche, les gens venaient pour jouer aux boules, aux quilles, à la manille, faire la conversation et passer un bon moment. Il en venait de Tarabias, Dieusses, Sénéchas, Peyremale. Tous les dimanches ils venaient souper, ils racontaient ce qu'ils avaient fait pendant la semaine, ils parlaient des foires. On jouait aux cartes, et à minuit passé ils ne partaient pas encore. C'était plus vivant que maintenant, c'était famille... On n'avait pas les moyens de distraction modernes, mais on avait le temps de se rendre visite.

Comme il n'y avait pas d'automobile on n'allait jamais bien loin : on allait à pied ou à vélo, on rencontrait les garçons du coin. J'allais parfois dormir chez ma tante à Saint-Ambroix, j'allais à Bordezac pour la Saint-Joseph avec la Marguerite Polge et le René.

Et les fêtes votives, mon Dieu  ! C'était le bal, il y avait du monde plein les prés, les musiciens de l'orchestre se mettaient sur un mur, on dansait. Il n'y avait pas de problème pour garer les voitures, il n'y en avait pas  ! Les gens couchaient dans les prés... La fête votive de Martinenches était renommée. Mais je parle là de 1930-35, tout ça s'est arrêté après la guerre.

Nous étions trois filles à la maison, ça attirait la jeunesse. Le café était un lieu de rassemblement, il y avait toujours du monde. À côté du café se trouvait l'épicerie que tenait mon frère Raoul qui était boulanger et faisait le pain. Il faisait aussi marcher sa propriété, élevait des vaches, rentrait le foin etc. Je me levais à cinq heures du matin pour traire les vaches.
Mon grand-père avait la licence pour le bureau de tabac et quand il est mort il l'a transmise à mon frère qui a repris tout le commerce : boulangerie, café, épicerie. Les deux maisons se tenaient.

mercredi 10 juillet 2019

Les ratés et leur bouc émissaire

Tout être humain porte le poids d'un échec, tant est grand l'écart entre les potentialités illimitées de notre espèce et les limites de ce qu'un individu peut faire durant sa vie. Il en résulte la souffrance intime que Leibniz a nommée "mal métaphysique".

Cet échec étant objectivement universel, chacun est libre de l'assumer ou de l'intérioriser. Il en est en effet de l'échec comme de la défaite : seul celui qui s'avoue vaincu est vraiment vaincu, seul celui qui intériorise un échec a vraiment échoué. Se considérer comme un raté, se comporter en raté, c'est donc le fait purement subjectif de personnes qui, incapables d'assumer la souffrance que provoque le mal métaphysique, intériorisent l'échec en se dévalorisant.

Certaines circonstances psychologiques et sociologiques peuvent inciter un individu à se considérer comme un raté : il lui est difficile d'assumer les limites de son destin si les contrariétés abondent dans sa vie affective ou sa vie professionnelle. Il n'en reste pas moins qu'assumer ou intérioriser l'échec est fondamentalement un choix métaphysique.

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La souffrance qu'éprouve un raté étant pénible, il cherchera parfois à s'en soulager en sacrifiant un bouc émissaire. Souvent, dans une entreprise où l'ambiance est malsaine, les ratés se liguent contre une personne qu'ils accusent de tous les maux : elle devient la cible d'un mépris collectif, de moqueries, reproches et autres mauvais traitements ; elle est bientôt reléguée dans un "placard", bureau exigu d'accès malcommode, il lui est demandé de faire un travail humiliant ou même rien du tout.

Or le bouc émissaire est fragile (c'est pour cela que les ratés l'ont choisi) : il ne lui reste plus que le choix entre la démission et la dépression et cette dernière aboutit parfois à un suicide. Le sacrifice physique ou symbolique du bouc émissaire est pour les ratés un moment de jubilation qui ne dure qu'un instant, après quoi ils devront trouver une autre personne à sacrifier.

Les ratés sont nombreux dans les institutions où le sens du travail s'est évaporé, comme cela se voit fréquemment, pour faire place à une bureaucratie formaliste. Ils abondent aussi dans une société désorientée où le sens de la vie humaine est oblitéré par le divertissement, panem et circenses.

samedi 6 juillet 2019

Boeing 737 Max : avion mal né, entreprise en crise

La direction de Boeing l’avait décidé : il fallait faire vite pour répondre à la concurrence de l’Airbus A320 Neo, il fallait faire aussi pour le moins cher possible.

Boeing a donc choisi d’adapter un modèle vieux de plus de 50 ans, le Boeing 737. Il ne serait pas nécessaire d’employer des ingénieurs expérimentés, ce serait autant d’économisé : les dirigeants estiment d’ailleurs que « Boeing doesn’t need senior engineers because its products are mature », ce qui a pu faire dire « engineering started becoming a commodity1 ».

Pour répondre à Airbus il fallait équiper cet avion d’un moteur puissant, le LEAP de Safran et GE. Mais le 737, dont le train d’atterrissage est court, manquait de place pour ce gros moteur : il a fallu déplacer la nacelle vers l’avant et vers le haut.

Ce changement ayant déséquilibré la cellule (fuselage, voilure, nacelles) l’avion aura tendance à se cabrer. Pour corriger ce défaut il aurait fallu déplacer dérives et moteurs, mais cela aurait demandé un délai de cinq à dix ans.

Qu’à cela ne tienne : « il n’y a qu’à » le corriger avec un logiciel. Certes c’est contraire aux règles d’ingénierie de l’aéronautique, dont la démarche normale consiste à concevoir d’abord une cellule physique robuste, équilibrée, aérodynamique, etc., puis à équiper ensuite cette cellule de logiciels qui permettront d’en tirer le meilleur parti2. Mais le comité de direction exigeait de faire vite et pour pas cher, il n’écoutait pas les ingénieurs et il était peu sensible aux règles d’ingénierie3.

Pour compenser la tendance de l’avion à se cabrer on va donc l’équiper d’un logiciel qui, dans certaines circonstances, le forcera à piquer.