samedi 30 mai 2020

Dans quel pays vivons-nous ?

Lors de leur intervention télévisée du 28 mai Edouard Philippe et Olivier Véran ont utilisé à plusieurs reprises le mot cluster pour désigner les foyers épidémiques.

L’anglais « cluster » se traduit par bouquet, grappe, amas, groupe, rassemblement, etc. : il évoque donc un lieu où se trouvent plusieurs personnes contaminées tandis que « foyer » évoque un feu, un incendie qui risque de se propager. Les connotations de ces deux mots ne sont donc pas les mêmes mais ils pointent vers un même fait, une même réalité.

Le président de la République, ayant pris à tort ou à raison l'écologie pour priorité, a parlé d'un "green deal".

Ces hommes politiques ont donc choisi de se conformer à la mode qui veut que l’on parle anglais (ou plutôt américain).

Que peut signifier alors l'expression « réindustrialiser la France » ? Celui qui abandonne sa langue maternelle ne peut plus penser avec tout son corps, avec sa chair insérée dans la situation historique du monde réel : ne sachant plus où il habite, il sera dupe des suggestions d'un monde imaginaire.

Ce matin sur France Culture une dame qui parlait du riz gluant de Thaïlande s’est senti obligée de dire « sticky rice »... sur « France Culture » !

*     *

Beaucoup de personnes se comportent comme si elles pensaient que la France n’a plus de raison d’être, que la langue française est appelée à disparaître et qu’il faut se « mettre à l’anglais » parce que c’est la langue des affaires comme le dit Ernest-Antoine Seillère, la langue de la finance comme le dit la BNP, la langue de la science comme le dit l’École polytechnique.

Je ne sais que penser de ces personnes qui jettent à la poubelle une langue qui est depuis des siècles un instrument des plus précieux pour la littérature, la philosophie et la science.

Ont-elles honte d’être françaises ? Pensent-elles que nous devons devenir mentalement des Américains, nous conformer en tout à l’American way of life ? Estiment-elles que notre République n’a plus rien à apporter au monde, à la civilisation ?

Si c’est le cas les étrangers leur en feront le reproche car ils ont besoin, eux, d’une France dont le concert des nations puisse entendre la voix.

Trahir notre langue, ce n'est pas seulement dégrader notre pensée et notre action : c’est affadir et appauvrir le monde.

jeudi 21 mai 2020

Pourquoi il ne faut pas restaurer l’ISF

Comme j’estime que l’ISF n’est pas un bon impôt (je m’en explique ci-dessous), j’ai commenté le tweet suivant :
@philippechopin : « Bruno Le Maire rejette l'idée d'un retour de l'ISF pour faire face à la crise ».
@michelvolle : « Oui, car l’impôt doit porter sur le revenu et non sur le patrimoine, qui ne doit être taxé (de façon très progressive) qu’à l’occasion d’un héritage ».

J’ai reçu en réponse plusieurs notifications :
@CitoyenSoucieux : « Comment faire pour égaliser les patrimoines dans ce cas ? »
@g_allegre : « C'est une nouvelle règle ? L'impôt ne doit pas toucher le patrimoine ? Pourtant un patrimoine élevé augmente la capacité contributive et certains hauts patrimoines peuvent contourner l'impôt sur le revenu en ne déclarant aucun revenu... »
@BasileM_L : « Mais alors pour vous le patrimoine ce n'est pas du travail cristallisé ? Qu'est-ce / qui est-ce qui a produit ce patrimoine (ou capital) ? »
@Lude_F : « Et vous justifiez ça comment ? Parce que moi je peux vous argumenter en titane que ça n'aurait aucun sens ni économique ni moral. »

Voici la suite du dialogue :
@michelvolle : « C’est une modeste opinion... »
@g_allegre : « Pour éclairer cette opinion : https://ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/12-1 »
@michelvolle : « J’ai lu. Je commenterai sur mon blog. »
@BasileM_L : « J'ai hâte ! N'hésitez pas à le poster ici. »

Je développe ici ma réponse.

samedi 16 mai 2020

L’informatique comme science et la cybernétique comme idéologie ?

(Article écrit avec Pierre Musso et destiné au numéro 10 de la revue Etudes digitales)

Dans les années 1935-50, à la veille, pendant et au sortir de la deuxième Guerre mondiale sont nées à la fois l’informatique (Turing/von Neumann) qui crée un nouveau « système technique » au sens de Bertrand Gille1, et une vision du monde associée, à savoir la cybernétique (Norbert Wiener). Comme l’a bien montré Jean-Pierre Dupuy, le point de départ commun à l’informatique et à la cybernétique avait été la révolution de la logique des années 1930-36 avec l’arithmétisation de la logique de Kurt Gödel et l’émergence de la notion abstraite de machine qu’Alan Turing proposa de formaliser en défendant que toute fonction calculable mathématiquement l’est aussi par une calculatrice arithmétique (« machine de Turing »). Ainsi, résume Jean-Pierre Dupuy, « machine artificielle ou matérielle, d’un côté, logique comme machine, de l’autre, sont liées par un rapport d’identité2 ». De leur origine conceptuelle commune, cybernétique et informatique partagent certains concepts : l’information, la communication, la rétroaction, les algorithmes, la programmation, etc. et Turing comme von Neumann ont participé aux fameuses conférences de la fondation Macy (de 1942 à 1953) d’où est issue la cybernétique.

Nous sommes les héritiers de ces deux mutations majeures : d’une part, celle de l’informatisation qui est un nouveau système technique toujours en développement notamment par sa fusion avec les télécommunications, et d’autre part, celle de l’idéologie3 cybernétique qui à l’origine fut une utopie chez Wiener avant de devenir un cadre de pensée.

En amont de ces deux disciplines et de la révolution de la logique des années 30, il y a une même vision du monde occidental qui traite - depuis qu’Aristote introduisit un modèle technologique pour expliquer le vivant - des rapports de l’homme et de la machine. Le rêve d’une « machine intelligente » ou autonome et le mythe d’un mode de fonctionnement similaire chez le vivant et la machine hantent la pensée occidentale depuis l’Antiquité. Avec la seconde guerre mondiale s’est opérée la cristallisation foudroyante de ces utopies dans le couple informatique/cybernétique.

Si aujourd’hui l’informatique et la cybernétique sont dissociées, et même perçues par certains comme des phénomènes du passé, en fait elles demeurent très actives mais sous des formes différentes : la première sous la forme de l’informatisation de la société et de l’économie, qualifiées de « numériques », et la seconde considérée comme paradigme de la pensée rationnelle et calculatrice.

Le philosophe et historien des sciences Georges Canguilhem a proposé pour analyser l’histoire de la biologie, quelques concepts que nous reprenons pour éclairer l’articulation de l’informatique et de la cybernétique. Il distingue « l’idéologie scientifique » qui a une histoire et une fin car elle va être « investie par une discipline qui fait la preuve opérativement, de la validité de ses normes de scientificité » de « l’idéologie de scientifiques, c’est-à-dire que les savants engendrent par les discours qu’ils tiennent (….) sur la place qu’elle occupe dans la culture4 ». On peut ainsi distinguer trois notions : d’abord, « l’idéologie scientifique » qui est une protoscience ou une pensée préscientifique, ensuite, la rupture épistémologique que marque la naissance d’une science informatique et enfin, « l’idéologie de scientifiques », en l’occurrence la cybernétique, qui vient se greffer sur la science informatique en gestation pour produire un paradigme post-scientifique. Tout se passe comme si « l’idéologie scientifique » se dissociait en deux « branches » : d’un coté son versant scientifique, ici l’informatique, et de l’autre, son versant philosophico-idéologique, ici la cybernétique. Par la suite, au-delà des années 1965, ces deux blocs issus de la même racine dérivent tels des « icebergs » en suivant deux trajectoires séparées : l’une dynamique, l’informatique devient informatisation généralisée et l’autre ossifiée, la cybernétique se fige en un « modèle » ou un paradigme.

Nous nous proposons d’examiner d’abord, la vision du monde longuement élaborée en Europe qui se cristallise dans les années 1935-50, dans l’informatique et la cybernétique aux États-Unis, soit une « idéologie scientifique » (1), ensuite de distinguer la rationalité informatique (2) de l’idéologie cybernétique (3) ; enfin, nous verrons leur devenir, avec d’un côté l’informatisation généralisée constituant le système technique contemporain et de l’autre, la formation d’un paradigme culturel, soit une « idéologie de scientifiques » (4).

mercredi 13 mai 2020

L'élite et la masse

Rien n’est plus certain que ceci : nous sommes tous des êtres humains et sous ce rapport nous sommes identiques et égaux car nous partageons le même destin, le même voyage qui nous transporte de la naissance à la mort à travers la diversité des âges de la vie, et sommes a priori dotés du même potentiel, celui de l’humanité.

Mais rien n’est aussi plus certain que ceci : nous sommes tous extrêmement différents et inégaux sous le rapport du savoir et de la compétence pratique, inégaux par la maîtrise de la pensée, du langage, par la dextérité de nos gestes et mouvements.

Constater ces inégalités, ce n’est pas nier l’égalité fondamentale des êtres humains : c’est reconnaître la diversité de notre espèce, l’éventail des potentialités offertes à chacun et que chacun réalise plus ou moins profondément.

Nier ces inégalités, c’est couper la racine de l’effort individuel : pourquoi se soucier de maîtriser sa langue si l’on estime que toutes les façons de parler se valent ? Pourquoi se donner la peine d’apprendre une science si l’on estime que l’ignorant en sait autant que le maître ?

Il n’est pas vrai que l’inculte, l’ignorant, le paresseux, soient au même niveau que celui qui a fait effort sur soi-même pour affiner son discernement, interpréter les situations, orienter son action : il existe entre les personnes un relief qu’il faut savoir percevoir.

Quand on est sensible à ce relief on voit certaines personnes se détacher nettement sur la toile de fond moyenne car elles donnent l’exemple d’une humanité accomplie : dans les entreprises, dans la société, ces personnes sont des animateurs (voir « Le secret des animateurs »).

Il s’en trouve dans toutes les institutions, dans toutes les entreprises, et elles ne pourraient pas fonctionner sans eux. Il s’en trouve aussi dans toutes les professions : j’ai connu des animateurs parmi mes professeurs, patrons et collègues, et autour de mon village je vois briller d’un vif éclat le caractère d’un maire, d’un menuisier, d’un électricien, d’un maraîcher, d’une épicière, d’un boulanger, d’une secrétaire de mairie, etc.

Beaucoup de gens semblent cependant ne pas sentir ce relief. J’ai suivi les cours d’allemand de l’excellent M. Guinaudeau qui, chaque année, prenait à bras le corps une classe de seconde pour lui enseigner ce qu’elle était censée avoir appris les années précédentes, et qu’elle ignorait évidemment, mais mes camarades semblaient ne voir en lui qu’un prof autoritaire comme les autres, ni plus ni moins.

De même, notre excellente épicière connaît ses produits, ses clients, ses fournisseurs et sait indiquer discrètement à chacun ce qui lui convient : les gens sont assidus dans son magasin, ils s’y sentent bien, mais cela leur paraît tout naturel et ils ne voient en elle qu’une épicière comme les autres et qui veut « gagner de l'argent », ni plus ni moins.

Les animateurs sont une élite, la seule véritable élite, mais elle est discrète. Ils « créent une bonne ambiance », on a plaisir à travailler ou converser avec eux car tout semble alors simple, clair et naturel. J’ai tenté, dans « Le rationnel et le raisonnable », d’élucider leur façon de voir et de penser.

mardi 12 mai 2020

Publication des archives de volle.com

J'ai mis en forme avec LaTeX l'ensemble des documents qui ont été publiés de 1998 à 2009 sur volle.com, puis à partir de 2009 sur michelvolle.blogspot.com.

Cette publication a pour but de placer mon travail entre les mains des lecteurs (et de le soumettre à leur critique) sous une forme plus commode et plus durable que celle d'un site Web.

J'ai publié tous mes travaux sur ces sites pendant une vingtaine d'années, à la seule exception de mes ouvrages et des rapports destinés à mes clients. Certains de ces textes répondent à une situation qui a évolué par la suite (c'est par exemple le cas de ceux qui concernent les télécoms) et témoignent ainsi d'un moment de l'histoire. D'autres me semblent avoir conservé une pertinence à travers le temps.

Les documents sont présentés dans l'ordre chronologique de leur publication, de sorte que le texte sautille d'un thème à l'autre : économie, informatisation, histoire, sociologie, philosophie, politique, etc.

Je me suis souvent répété, les mêmes thèmes revenant sous une forme et avec un vocabulaire qui ont évolué. On pourra penser que la répétition est ici trop poussée, cependant une telle compilation n'est pas faite pour être lue à la file, mais plutôt en picorant selon la fantaisie du lecteur.

Chaque volume comporte un index thématique qui propose un classement selon diverses rubriques.

Ces volumes seront tous publiés sur Amazon et ainsi disponibles sur papier.

On peut télécharger les versions actuelles au format pdf :

jeudi 7 mai 2020

L'erreur à ne pas commettre

La presse, toujours à l'affût des ragots, répète aujourd'hui qu'il existe un conflit entre l’Élysée et Matignon, que les jours du Premier ministre sont comptés, qu'Emmanuel Macron souhaite se débarrasser de lui, etc.

Il est difficile de savoir ce qui est vrai ou non dans ces ragots.

Ils sont bien sûr alimentés par la rivalité traditionnelle, et peut-être inévitable, entre les équipes des deux cabinets.

Ceux de Matignon sont fiers de préparer les décisions du gouvernement, les arbitrages entre les ministères (qui rêvent de "mesures" nouvelles, mais coûteuses) et le budget (systématiquement opposé à tout ce qui coûte).

Ceux de l’Élysée sont fiers d'être près du chef de l’État, dont le prestige rayonne jusqu'à leurs personnes, et de contribuer à sa réflexion, aux orientations qu'il indique à la nation. Mais ils aimeraient bien, aussi, pouvoir participer aux décisions du gouvernement... et là ils rencontrent l'hostilité des gens de Matignon.

La rivalité entre les équipes a tôt fait de remonter jusqu'au Président et au Premier ministre car les gens se plaignent, se disent incompris, méprisés, maltraités, décrivent par le menu les avanies qu'ils estiment avoir subies. "Matignon nous bloque, ils sont stupides", dit-on à l’Élysée ; "L’Élysée veut se mêler de tout, il nous piétine", dit-on à Matignon.

Ce conflit est de toutes les époques et, je le répète, il est peut-être inévitable. Il faut que le Président et le Premier ministre sachent, chacun de son côté, le gérer en pansant les amours-propres et en apaisant les conflits.

Mais le pire est possible s'ils se laissent influencer par leurs équipes, se laissent contaminer par leurs jalousies. C'est là une pente d'autant plus tentante que les missions du Président et du Premier ministre se chevauchent. Le Président préside, c'est certain ; mais d'une certaine façon, il gouverne aussi.

Certes, d'après la constitution le Premier ministre "dirige l'action du Gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation", tandis que le Président de la République "veille au respect de la Constitution et assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État" : en principe donc, l'un gouverne tandis que l'autre oriente et arbitre.

Mais quelle est, en cas d'urgence, la différence entre orienter et gouverner ? Comment se partage le pouvoir de nomination, qui seul permet de tenir la bride aux réseaux d'influence ? Comment se partage aussi le droit à la parole, à la présence médiatique ? Et puis, disons-le très simplement, quel est en définitive celui des deux qui domine l'autre, qui "commande" ?

Le tandem formé par Édouard Philippe et Emmanuel Macron rassemble deux personnes aux talents complémentaires et qui ont su, jusqu'à présent, agir loyalement l'une envers l'autre - art difficile, qui suppose de supporter des froissures d'amour-propre dans les moments où l'autre semble avoir le dessus.

Il n'est pas sûr qu'Emmanuel Macron puisse trouver un Premier ministre plus travailleur, plus habile, plus loyal - et de toutes façons la victoire de l'équipe de l’Élysée ne durera qu'un temps, car les mêmes tensions renaîtront bien vite avec les nouveaux conseillers de Matignon. Alors pourquoi changer de Premier ministre ? C'est une erreur à ne pas commettre.