dimanche 28 juin 2020

La France bientôt condamnée au silence ?

Nicholas Carr a prétendu que « IT doesn’t matter1 » : il a prédit que l’informatique deviendrait un produit banal qui s’achète sur étagère, une « commodité » sans importance : « companies will fulfill their IT requirements simply by purchasing fee-based “Web services” from third parties ».

La puissance qu’ont acquise les GAFAM suffit pour le contredire, à tel point que l'on peut même prédire que les entreprises qui n’auront pas su s’informatiser raisonnablement finiront par disparaître. Plus généralement, les pays qui n’auront pas su s’informatiser n’auront plus aucune influence dans les affaires du monde.

Les techniques fondamentales pour l'économie sont en effet aujourd’hui celles de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet : la mécanique, la chimie, l’agriculture et l’énergie, qui ont été les techniques fondamentales jusque dans les années 1970, évoluent désormais en s’informatisant2.

Rappelons-nous ce qui s’est passé au XIXe siècle. En quelques décennies la Grande-Bretagne est devenue la puissance dominante parce qu’elle avait su la première maîtriser la mécanique et la chimie : les armes qu’elles permettaient de concevoir lui ont permis, lors des guerres de l’opium, de vaincre facilement la Chine qui avait été jusqu’alors la première puissance mondiale.

La nation qui maîtrisera le mieux les techniques de l’informatique et saura les utiliser efficacement dominera le monde. C’est l’ambition de la Chine, c’est pourquoi elle investit massivement dans ces techniques comme dans l’art de leur utilisation : toutes ses grandes entreprises ont misé sur l’informatique3.

Aucun projet de crypto-monnaie souveraine, par exemple, ne pourra réussir sans la maîtrise des techniques les plus avancées (processeurs multi-cœurs, programmation parallèle, etc.) et sans l’intelligence de leur mise en œuvre.

*     *

En France la classe sociale qui dirige la politique et les grandes entreprises, ayant été formée à l’expertise dans l’art de la communication, méprise ce qu’elle juge « technique4 » et ignore l’informatique : elle parle ainsi abondamment du « numérique », mot-valise vide de sens, et se laisse fasciner par les chimères qu’évoque l’expression « intelligence artificielle ». L’inexactitude de son vocabulaire révèle son refus de percevoir, de comprendre la situation historique à laquelle notre pays est confronté.

Il ne pourra cependant conserver à la longue un droit à la parole dans le concert des nations que s’il prend conscience de la transformation que l’informatisation a apportée à la définition des produits et des compétences, à l’ingénierie de la production, à la forme de la concurrence et du travail humain, et s’il fait le nécessaire pour en maîtriser les techniques fondamentales car c’est une condition nécessaire de l’habileté de leur utilisation.

À défaut d’être un informaticien tout dirigeant doit donc acquérir une intuition exacte de l’informatique et une culture de l’informatisation (c’est pour tenter de les lui procurer que j’ai publié De l’informatique). Sinon la France sera colonisée par les nations qui, ayant pris de l’avance dans les techniques de l’informatique, auront su s’informatiser efficacement.

Le monde deviendra alors plus pauvre et plus terne car la France ne pourra plus y faire rayonner les valeurs de notre République.
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1 Nicholas G. Carr, « IT doesn’t matter », Harvard Business Review, mai 2003.
2 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978.
3 Pascal Ordonneau, Crypto-Yuan, La route de la soie, 2020.
4 « La technique, moi, je n'en ai rien à foutre » (Michel Bon, président de France Télécom, lors d'une conférence à Dauphine).

lundi 8 juin 2020

Le pays des enfants gâtés

Les enfants les plus gâtés ne sont pas les plus heureux, et ils ne sont pas les plus aimables car ils n’éprouvent aucune reconnaissance envers ceux qui les gâtent.

Nous autres Français sommes des enfants gâtés et grognons.

Nos frais médicaux sont largement remboursés par la sécurité sociale. Nous percevons des indemnités lorsque nous sommes au chômage. Nos retraites sont confortables. L’éducation nationale est gratuite.

Mais nous croyons que cela nous est dû et jugeons légitime d’en abuser à l’occasion, tout en pestant contre « les charges » qui sont la contrepartie des assurances sociales.

Nous sommes à l’aise mais nous aimons nous croire pauvres, insulte envers les pays vraiment pauvres. Il se trouve, certes, des pauvres parmi nous mais ils sont très discrets : seuls les enfants gâtés grognent.

C’est que nous sommes des bourgeois qui haïssent la bourgeoisie : cette duplicité a contaminé notre littérature, notre culture, notre philosophie et jusqu'à la vie de tous les jours, car haïr ce que l'on est n'est pas sans conséquences.

Nous détestons les institutions, les entreprises, dont l'organisation contrarie notre individualisme. Notre exaspération se manifeste au Café du commerce : « il faut tout foutre en l’air », disons-nous alors – mais nous ne tolérerions pas que l’électricité soit coupée, que les trains cessent de rouler, que les aliments ne soient plus distribués.

Nous revêtons notre révolutionnarisme de nobles intentions qui sont autant de prétextes : « écologie », « social ». Mais pour que le social puisse redistribuer une richesse il faut qu’elle ait été d’abord produite, pour que l’écologie puisse s’épanouir il faut en avoir les moyens. Cette richesse, ces moyens, sont produits par les entreprises et par les personnes dont elles organisent le travail.

Si nous vivons si bien en France, c’est parce que les Français ne sont pas tous des enfants gâtés : il se trouve aussi parmi eux des entrepreneurs, des animateurs qui savent donner un sens à une action collective, soumettre son organisation à une mission.

Mais les entrepreneurs, les animateurs sont aussi discrets que les pauvres : seuls les enfants gâtés se font entendre dans les médias et dans la rue.

La vraie nature de la crise

Quelle sera la durée de la crise que provoque le coronavirus ?

Christian Saint-Étienne a publié son pronostic sur Twitter :

« Avec PIB = 100 en 2019, PIB 2020 = 91, PIB 2021 = 95, PIB 2022 = 99 au mieux. Dette 2019 = 98 % du PIB, dette 2020 = 116 % du PIB, dette 2021 = 117 ou 118 % du PIB. Chômage catégorie A = 5 millions fin 2020. »

Il faudrait donc selon lui attendre 2022 pour que le PIB retrouve à peu près le niveau de 2019 et cela se ferait au prix d’une très forte augmentation de la dette de l’État.

Je trouve ce pronostic pessimiste (je m’en explique ci-dessous) et l’ai dit sur Twitter, mais d’autres personnes ont estimé au contraire que Saint-Étienne était trop optimiste.

« Trois ans pour revenir au régime antérieur ? », a ainsi écrit @HugoMe. « En 2008 ça a mis huit ans. »

Un dialogue s’est amorcé :

@michelvolle – « Une crise sanitaire n’est pas une crise économique, dont l’origine se trouve dans l’économie elle-même. »

@HugoMe – « Je ne comprends pas cette remarque. L’économie est durement touchée, des entreprises font faillite, des secteurs sont totalement ralentis. On ne sait même pas si ça va pas recommencer l’année prochaine. »

@michelvolle – « La crise est accidentelle, son ressort est extérieur à l’économie. On guérit plus vite d’une fracture que d’un cancer. »

@HugoMe – « On va dire aux chômeurs qu’ils sont pas vraiment au chômage. Que c’est une erreur. »

@michelvolle – « Une fracture, ça peut faire très mal. Mais il ne faut pas se tromper sur le diagnostic. »

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La crise de 2008 était l’expression d’un mal qui rongeait l’économie : le risque excessif que portaient les prêts « subprimes », masqué par des produits financiers frauduleux que personne ne savait évaluer, avait contaminé tout le système financier. L’économie s’est alors effondrée comme le fait la santé d’une personne dont un cancer généralisé détruit le corps.

L’épidémie du coronavirus est par contre analogue à un accident dont on sort avec une fracture invalidante. Une fracture peut révéler des points faibles de notre vie : celui qui a besoin d’aide voit parfois s’éloigner des personnes qu’il avait cru amicales. De même, le coronavirus révèle des points faibles de notre société, de notre économie.

Mais il faut faire la différence entre une maladie intime, interne à l’économie qu’elle ronge, et les effets d’un choc extérieur. Le diagnostic n’étant pas le même, la prescription doit être différente.

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Voici le scénario qui me semble le plus vraisemblable : une fois l’épidémie maîtrisée, la reprise surprendra les pessimistes mais elle sera inégale : le tourisme sera sans doute durablement déprimé ainsi que les activités qui en dépendent (luxe, hôtellerie, restauration).

Ce scénario peut être cependant contredit par les faits car notre économie est vulnérable aux errements de l’opinion : alors que nous aurions besoin d’une orientation constructive, des forces non négligeables se rassemblent pour se livrer un travail de démolition.

Une minorité remuante de la population, prenant l’écologie ou le social pour prétexte, s’est laissé séduire par l’esthétique du chaos, l’hostilité envers les institutions et les entreprises, le désir de « décroissance », l'opposition irréfléchie à tout « pouvoir » quel qu’il soit, et la plupart de nos « intellectuels » médiatiques lui emboîtent le pas.

C’est cela, le cancer dont souffre notre société, et il est beaucoup plus dangereux que le coronavirus.