mercredi 25 décembre 2019

Bertrand Gille et son Histoire des techniques

Bertrand Gille a publié l’Histoire des techniques en 1978 dans la collection de la Pléiade. Ce livre n’a pas été réimprimé depuis et il coûte cher chez les bouquinistes. C’est grand dommage car il mérite de nombreux lecteurs.

Bertrand Gille a proposé de voir l’histoire à travers une succession de systèmes techniques : à chaque époque la synergie de quelques techniques fondamentales suscite un édifice institutionnel qui, structurant l’ensemble de la vie sociale, favorise une économie spécifique. Quand apparaissent de nouvelles techniques permettant une nouvelle synergie, un autre système technique se met en place, appuyé sur un nouvel édifice institutionnel.

Bertrand Gille distingue ainsi diverses civilisations techniques : le néolithique ; les systèmes des premiers grands empires, Égypte et Mésopotamie ; celui des Grecs, puis des Romains ; celui du Moyen Âge ; le « système classique » qui se déploie à partir de la Renaissance ; le « système moderne » qu’apporte à la fin du XVIIIe siècle la première révolution industrielle ; le « système moderne développé » à partir de la fin du XIXe siècle ; enfin un « système technique contemporain » à partir des années 1970.

L’évolution économique de la société suit lors de chacune de ces époques une courbe en S : le nouveau système technique s’installe d’abord lentement, puis commence une phase de croissance pendant laquelle son potentiel est mis en exploitation, enfin la croissance ralentit lorsque ce potentiel s’épuise. La succession des époques se présente comme une suite de ces courbes en S.

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Le schéma de Bertrand Gille éclaire ce qui s’est passé après les trois révolutions industrielles que l’on peut dater approximativement de 1775, 1875 et 1975.

La première révolution industrielle est celle de la mécanisation, avec des machines en acier plus robustes et plus précises que les machines en bois, en synergie avec les progrès de la chimie. Elle fait naître l’industrie textile et la sidérurgie, transforme le transport avec les chemins de fer et les bateaux à vapeur.

Cette révolution technique est aussi une révolution sociale : le pouvoir de la bourgeoisie supplante celui de l’aristocratie, une classe ouvrière nombreuse se crée. De ce bouleversement résulte un désarroi qu’exprimera le romantisme.

La deuxième révolution industrielle ajoute à la mécanique et la chimie la maîtrise de l’énergie avec l’électricité et le pétrole, plus commodes que le charbon. Alors que la puissance de la machine à vapeur était transmise aux machines par un arbre de transmission collectif, le moteur électrique s’accouple à chaque machine. Cela transforme et l’organisation de l’usine, tandis que le moteur à combustion interne transforme la logistique. Les courants faibles se prêtent au transport de l’information (télégraphe, puis téléphone) et à son traitement (mécanographie).

Les entreprises, jusqu’alors été de taille modeste, deviennent immenses (Standard Oil, Carnegie Steel, etc.) et leur organisation exige des ingénieurs et des administrateurs : l’ascenseur social par les études s’amorce. Le bouleversement de la société provoque une épidémie de troubles psychologiques (hystérie, névrose) à laquelle répondra la psychanalyse : une pulsion suicidaire collective sera sans doute la cause la plus profonde des deux guerres mondiales. Il faudra attendre les « trente glorieuses » du deuxième après-guerre pour que l’économie connaisse une période continue de croissance.

La troisième révolution industrielle, celle de l’informatisation, met en exploitation la synergie du logiciel, de la microélectronique et de l’Internet. Cette synergie entièrement nouvelle apporte des phénomènes d’une ampleur comparable à ceux des révolutions industrielles précédentes, les travaux sur l’iconomie les ont décrits en détail : mise sous tension de la mission et de l’organisation des institutions, transformation des produits et de la façon de produire, mondialisation, prédation financière et, de nouveau, désarroi devant le bouleversement de la vie en société.

L'intelligence créative

La créativité est un mystère. Comme nous tendons spontanément à reproduire nos conditions d’existence nous sommes tous fondamentalement conservateurs, même ceux qui se qualifient de « révolutionnaires ». Comment se fait-il que nous puissions pourtant évoluer ?

Dans toute entreprise, dans toute institution, les forces conservatrices luttent pour assurer la pérennité de l’organisation et la plupart des dirigeants ne comprennent rien aux nouveautés. Le raisonnement économique ne suffit pas à expliquer qu’il se produise des innovations : pour que l’entreprise se lance dans un projet nouveau il ne suffit pas que l’innovation lui semble rentable, il faut aussi que cette rentabilité potentielle ait été comprise ou du moins entrevue. Comment des dirigeants « qui ne comprennent rien aux nouveautés » peuvent-ils pourtant, finalement, comprendre l'intérêt d'une invention ?

Ces deux mystères sont analogues à celui auquel nous confronte l’évolution des espèces. Si les parents transmettent leurs gènes à leurs enfants, comment se fait-il qu’une espèce puisse évoluer, que les formes que prend la vie puissent se diversifier ? La réponse, on le sait, réside dans les mutations aléatoires : les gènes ne sont pas toujours transmis à l’identique.

La plupart des mutations sont nocives et leurs porteurs disparaissent. Quelques-unes cependant sont tellement positives que leurs porteurs seront avantagés dans la concurrence pour la reproduction : d’où l’évolution.

Ne se produit-il pas dans notre esprit, dans nos institutions, un phénomène analogue à celui-ci, et qui expliquerait à la fois la créativité de la pensée chez l'individu, et l'innovation dans l'entreprise ?

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Nous croyons que la pensée réside tout entière dans les concepts et relations logiques entre concepts, et qu’elle est donc tout entière explicite. Le fait est que l’éducation, l’expérience, l’habitude, nous dont dotés de la grille conceptuelle à travers laquelle nous voyons le monde. Cette grille est nécessaire à l’action mais le « petit monde » qu’elle permet de voir est étroit en regard de la complexité sans limite du monde réel : nos connaissances sont comme un cercle lumineux, entouré par un plan infini et obscur.

« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », disait Boileau. C’est faux ou plutôt incomplet : nous concevons bien le visage de l’être aimé mais il n’est pas possible d’« énoncer » un visage. Avant que la pensée ne s’explicite en concepts, qu’elle ne se mette en forme, elle tâtonne dans l’obscurité pour prendre un contact intuitif avec le monde réel et tenter de sortir des limites du « petit monde ».

L’association d’idées, qu’il convient certes de bannir de la pensée explicite et rationnelle, est le moteur de cette phase préconceptuelle de la pensée : elle est comme l’engrais que nous ne mangeons pas mais qui nourrit les plantes qui nous alimentent.

Dans les moments de détente et de rêverie qui précèdent ou suivent le sommeil, lorsque nous nous laissons aller, des idées, images et impulsions se succèdent dans notre esprit : la glande cérébrale les produit spontanément tout comme les glandes endocrines sécrètent des hormones. Le cerveau humain est le lieu naturel de naissance des idées nouvelles.

L’association d’idées n’obéit pas à un ordre logique. Suscitée par l’assonance des mots, par la ressemblance des images, elle suit des chemins aléatoires en regard de l’ordre des choses : elle est comme la main qui bat un jeu de cartes.

Parmi les idées, les images qui défilent ainsi dans notre esprit, la plupart n’ont aucun intérêt : elles seraient aussi nocives que ne le sont la plupart des mutations génétiques. Quelques-unes, rares, sont potentiellement fécondes : elles ont mis en rapport des choses qu’il serait utile de rapprocher, suggéré la démarche ingénieuse à laquelle on n’aurait jamais pensé si l’on était resté enfermé dans la rationalité de la grille conceptuelle, proposé des principes dont il sera possible de tirer une moisson de conséquences.

Pour repérer, dans le flot d'idées que produit spontanément la glande cérébrale, celles qui sont potentiellement fécondes, il faut faire un tri : c'est le rôle de l’intelligence créative, qui suppose de la méthode, une sensibilité d’un type particulier et l'intervention de la mémoire.

samedi 23 novembre 2019

Les épisodes qualitatifs de la statistique

Beaucoup de personnes refusent de prendre en considération les raisonnements qui ne s’appuient pas sur des données quantitatives. Jean-Marc Jancovici a commenté ainsi un article de l’Institut de l’iconomie1 : « j'essaie d'être sur un terrain quantitatif, ce texte est essentiellement qualitatif, je n'ai donc pas d'avis sur la question ». L’économiste néerlandais Bart van Ark, qui a participé avec moi à la rédaction d’un ouvrage2, refusait lui aussi d’entendre un raisonnement s’il n’était pas fondé sur des statistiques.

Nombre d’articles contiennent des tableaux de nombres et des calculs économétriques impressionnants, censés fournir la preuve de l’objectivité du travail et de la solidité de ses conclusions. Mais la publication statistique, quand elle est sérieuse, vise à éclairer le lecteur et non à l’impressionner3 : elle s’applique donc à présenter les résultats les plus significatifs sous une forme lisible (petits tableaux, graphiques sélectifs), à les commenter, à les expliquer enfin en se référant à la théorie du domaine observé et en recourant avec prudence à l’économétrie pour l'analyse les corrélations.

Le raisonnement s’appuie alors sur des ordres de grandeur car la précision des nombres est illusoire : la population de la France au 1er janvier 2019 est ainsi selon l’INSEE4 de 66 992 699 personnes mais cette estimation est entourée d’un flou d’au moins 1 %, soit 600 000 personnes5 : il faut ne retenir que son ordre de grandeur, 67 millions.

Il arrive que l’ordre de grandeur soit lui-même douteux : nombre des données des comptes nationaux sont estimées, en l’absence d’une observation, selon des méthodes qui introduisent un biais (solde, règle de trois, arbitrage, etc.) et ceux qui appuient sans précautions un travail économétrique sur une telle source risquent d’en tirer des conclusions erronées.

La plupart des conclusions qui s’imposent à l’issue d’un travail quantitatif sont en outre qualitatives : tel projet est rentable, ou ne l’est pas ; le chômage croît, ou diminue ; la croissance accélère, ou ralentit ; telle couche de la population est plus ou moins à l’aise qu’une autre, etc.

Enfin le raisonnement qui s’enferme dans le cercle que la statistique éclaire ignorera ce qui se trouve à l’extérieur. On connaît la fable de l’homme qui cherche son trousseau de clés sous un réverbère : « est-ce par ici que vous l’avez perdu ? », lui dit-on. « Non, répond-il, mais au moins ici j’y vois clair ».

Il ne convient donc pas de refuser le rapport qualitatif des explorateurs qui sont sortis de ce cercle pour observer des phénomènes importants, mais que la statistique n’observe pas.

mercredi 30 octobre 2019

Pierre-Yves Gomez, L'esprit malin du capitalisme, Desclée de Brouwer, 2019

Je viens de terminer la lecture de "L'esprit malin du capitalisme". Cette lecture est un plaisir : ce livre est bien écrit et il m'a appris des choses utiles.

Pierre-Yves Gomez décrit l'origine, le mécanisme et les conséquences de la financiarisation des entreprises, ainsi que la façon dont la spéculation s'est emparée des esprits. Je connaissais comme tout le monde la prédation qu'exercent les fonds de pension sur le système productif mais j'ignorais son origine (la loi ERISA du 2 septembre 1974 aux États-Unis). L'acquisition d'une telle connaissance justifierait à elle seule l'achat du livre !

Le milieu de la décennie 1970 est une charnière dans l'histoire : c'est le début de l'informatisation des entreprises, du passage d'un système technique à l'autre, du triomphe de la doctrine néolibérale et de la concentration du pouvoir financier. La concomitance de ces événements et la cohérence qui les relie (elle n'a assurément été ourdie par aucune volonté consciente) témoignent de la puissance des mécanismes impensés de la sociologie des institutions.

Pierre-Yves Gomez décrit dans son chapitre 4 la "technologie spéculative", l'emballement des anticipations qui spéculent sur un Avenir disruptif. Cet emballement n'est pas propre à notre époque : il s'est également produit après chacune des révolutions industrielles (à la charnière des XVIIIe et XIXe siècles, puis des XIXe et XXe siècles). Il est compréhensible que des possibilités effectivement nouvelles enflamment les imaginations et suscitent des comportements semblables à ceux des joueurs dans un casino.

Pierre-Yves Gomez a raison de critiquer les illusions à propos de la "disruption", mais si ces illusions sont critiquables il faut aussi reconnaître la part de réalité que ce mot recouvre : il se produit bien en effet des "disruptions" dans la production, le commerce, le transport et jusque dans le monde de la pensée...

Il évoque aussi, trop brièvement pour mon goût et seulement dans l'épilogue, la résistance que le sérieux professionnel, le goût du travail bien fait, le souci de la qualité du produit et de la satisfaction du client peuvent opposer à la pression de la financiarisation et des reportings : il ne me semble pas avoir suffisamment creusé la dialectique des dimensions physique et financière de l'entreprise, la dynamique conflictuelle qui en résulte, les possibilités et les dangers qu'elle déploie et qui procurent aujourd'hui, peut-être, son théâtre à un nouvel épisode de la sociologie des institutions.

Cette réserve n'enlève cependant rien à l'intérêt de son livre et à la profondeur philosophique de ses analyses (cf. son chapitre 15).

mercredi 9 octobre 2019

L'iconomie dans la science économique

Lire l’œuvre d’un économiste créatif, c’est assister à la rencontre d’une intention et d’une situation économique.

La situation est celle d’une époque, d’un pays ou d’un continent, caractérisée par l’état du système technique1 (ou, comme on dit, des « forces productives »). Elle est donc évolutive et diverse. L’intention est par contre toujours la même : il s’agit de construire la théorie hypothétique et schématique, le « modèle », qui permettra de penser la situation pour fournir des repères et une orientation à l’action stratégique2.

Ainsi Adam Smith a produit en 1776 la théorie qui éclairait le phénomène émergent de la mécanisation ; David Ricardo a en 1817 schématisé l’échange entre les nations ; Léon Walras a résolu en 1874, avec le modèle de l’équilibre général, l’énigme que présentait l’émergence de l’économie moderne ; John Hicks a, dans le sillage de Keynes, répondu à la crise des années 1930 en introduisant une théorie des anticipations qui tenait compte de l’incertitude du futur, etc.

Chacune de ces théories, chacun de ces modèles, attirent l’attention comme le font les bâtiments que l’histoire nous a légués : on peut admirer leur architecture et apprécier l’ingéniosité des architectes. La démarche de ces grands économistes est donc riche d’enseignements.

Nous pouvons, nous devons nous en inspirer pour penser la situation économique présente. Elle diffère en effet de celles qui l’ont précédée : le système technique, qui s’appuyait jusque vers 1975 sur la synergie de la mécanique, de la chimie et de l’énergie, s’appuie désormais sur celle de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet. Il en est résulté une transformation de la production, des produits, du travail, des organisations, de la concurrence, etc.

vendredi 27 septembre 2019

Edward Snowden, Mémoires vives, Seuil, 2019

Nombreuses sont les personnes qui, trouvant facile l'utilisation de leurs ordinateur, tablette et téléphone "intelligent", croient que l'informatique est quelque chose de tout simple et même d'un peu bête. C'est que les informaticiens ont tout fait pour présenter aux utilisateurs des interfaces commodes et cacher une complexité qui ne se manifestera que lors des pannes et incidents.



La lecture du livre de Snowden offre un voyage dans le monde de l'informatique et ce sera pour certains une révélation : le lecteur attentif est en effet convié à traverser son architecture, depuis les câblages et soudures jusqu'aux processeurs, langages, protocoles, réseaux, chiffrements, etc., le tout présenté dans l'ordre où Snowden l'a rencontré et donc de façon naturelle, claire et très intelligente.

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Edward Snowden, alors âgé de 29 ans, a quitté la NSA en 2013 en emportant de quoi prouver qu'elle se livrait à la surveillance de masse1 qui expose l'intimité de chaque personne à la curiosité indiscrète des États et donc, éventuellement, à des pressions et chantages.

Il avait découvert l'informatique alors qu'il n'était qu'un enfant, l'Internet des années 1990 lui avait offert un terrain de jeu, de liberté et d'expertise.

Comme beaucoup d'autres Américains, il voulut servir son pays après l'attentat du 11 septembre 2001. Une blessure mit fin à son engagement dans l'armée. Ses talents d'informaticien le rendirent ensuite utile à la CIA et à la NSA. Étant administrateur système, il eut accès à des informations que leur confidentialité réservait à des personnes d'un grade très supérieur au sien.

Il découvrit alors que l'informatique et l'Internet, dans lesquels il avait vu des instruments de la liberté, avaient été mis au service du viol méthodique, systématique, de la constitution qu'il avait fait serment de défendre. Il a estimé que son devoir était de rendre aux citoyens et à leurs élus un contrôle sur un État devenu criminel, et il a mis son intelligence et son expertise au service de cette entreprise difficile dont il décrit en détail les épisodes.

Son livre est rédigé sans prétention littéraire, dans une langue simple et étonnamment efficace car le lecteur partage la tournure d'esprit, le point de vue et les émotions de l'auteur.
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1 Pour un service de renseignement, céder à la tentation de la la surveillance de masse est une erreur professionnelle (voir L'imbécillité de l'intelligence).

lundi 16 septembre 2019

Le désir de chaos

Voici quelques années un petit livre, émanant sans doute du groupe qui s’est formé à Tarnac autour de Julien Coupat, a proclamé dans un style hautain le désir de détruire la société1.

Ce « désir de chaos » s’est exprimé récemment, de façon violente, dans le mouvement des Gilets Jaunes et des black blocs.

Une étude d’opinion2 éclaire le phénomène. Ses auteurs ont fait six enquêtes (quatre aux États-Unis sur 5157 personnes, deux au Danemark sur 1336 personnes). Ils ont identifié ceux qui souhaitent le chaos par la réponse positive aux questions suivantes :

  • je rêve d’une catastrophe naturelle qui supprimerait presque tous les êtres humains, de sorte qu’un petit groupe puisse tout redémarrer ;
  • je pense que la société devrait être entièrement détruite ;
  • quand je pense à nos institutions sociales et politiques, je me dis « qu’on les brûle toutes » ;
  • il est impossible de régler les problèmes que posent nos institutions sociales : il faut les détruire et redémarrer ;
  • parfois j’aimerais détruire tout ce qui est beau.

24 % des personnes interrogées, représentatives de l’ensemble de la population, ont estimé que la société devait être entièrement détruite ; 40 % pensent qu’il faut brûler les institutions sociales et politiques pour les détruire et redémarrer.

Il faut relativiser ces pourcentages car ces opinions sont celles qu’expriment des personnes qui sont assises et seules devant leur ordinateur lorsqu’elles répondent à des enquêtes ou surfent sur les réseaux sociaux : il y a loin entre cette situation et le passage à l’acte. L’enquête montre cependant que si le « désir de chaos » est le fait d’une minorité, celle-ci bénéficie d’un soutien très large.

Dans le passé les amateurs de chaos étaient des marginaux sans influence. Les réseaux sociaux — Facebook, Twitter, Instagram, YouTube, etc. — leur ont permis d’acquérir un statut social en diffusant des « fake news », théories du complot et « scandales » fabriqués de toutes pièces qui sont autant d’incitations au chaos.

Ces « rumeurs politiques hostiles » n’ont pas pour but de promouvoir une idéologie mais de discréditer les élites politiques, de nier les apports de la science expérimentale, de mobiliser la population contre les politiques et les institutions en général. Les personnes qui souhaitent le chaos ne diffusent pas les rumeurs parce qu’elles les croient vraies mais pour faire des dégâts: elles veulent soulager un malaise intime en détruisant les institutions de notre République pour les remplacer par un désordre généralisé dont l’issue la plus probable sera une dictature.

Ce « désir de chaos » est relayé avec complaisance par ceux des intellectuels qui jugent élégant, longue tradition française, de vomir la bourgeoisie dont ils font partie.
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1 Comité invisible, L'insurrection qui vient, La fabrique, 2007.
2 Michael Bang Petersen, Mathias Osmundsen et Kevin Arceneaux, « A “Need for Chaos” and the Sharing of Hostile Political Rumors in Advanced Democracies », American Political Science Association, août 2018.

dimanche 8 septembre 2019

Qu’est-ce qu’une entreprise ?

(Texte de l’exposé au colloque « État-Entreprise » de l’Institut d’études avancées de Nantes, 19 et 20 septembre 2019)

L’entreprise se trouve dans la tache aveugle de notre perception1. Elle existe, certes, mais nous ne savons pas la définir, en faire un concept qui se prête à l’exercice de la pensée, car elle est la cible d’une multitude de points de vue dont chacun ne l’éclaire qu’en partie : les juristes la voient à travers la notion de propriété qui leur est familière : elle serait la propriété des actionnaires ; les économistes la voient à travers la théorie néoclassique de l’équilibre général : elle aurait pour seul but de maximiser son profit ; les politiques lui assignent pour principale mission de « créer des emplois » ; les philosophes, pour la plupart, l’ignorent comme ils ignorent les autres institutions2 ; les cadres la perçoivent comme le théâtre de leur carrière, les autres comme la « boîte » où l’on peut « gagner sa vie », etc.

Plutôt que de tenter de la définir nous considérerons donc son action : ce qu’elle fait et comment elle le fait. Ce que nous allons dire concerne aussi bien les PME et les ETI que les grandes entreprises.

Que fait l’entreprise ?

Le fait est qu’une entreprise puise des ressources dans la nature qui l’environne (nature physique, mais aussi nature humaine et nature sociale) pour élaborer des produits qu’elle proposera à ses clients. Cette action transformatrice, productive, se décrit selon le schéma ternaire de l’activité économique, « input –> technique –> output ».

L’entreprise assure ainsi les fonctions d’une interface entre la nature et les besoins économiques des consommateurs des biens, des utilisateurs des services qu’elle produit3.

Il faut distinguer l’Entreprise, forme institutionnelle qui s’appuie sur une structure juridique et réglementaire, de l’entreprise avec un « e » minuscule qui en est une réalisation concrète et particulière. La mission de l’Entreprise, qui est d’assurer cette interface, s’entrelace historiquement avec celles de l’Église et de l’État4. Chaque entreprise est une institution (elle a été « instituée ») qui s’est donnée une mission (élaborer tel produit afin de satisfaire tel besoin) et s’est dotée de l’organisation qui lui permet de la remplir.

Concevoir ainsi l’Entreprise efface la frontière qui la sépare des services publics. Le système éducatif, le système judiciaire, le système de santé, l’armée, etc. agissent eux aussi à l’interface entre la nature et les besoins (en l’occurrence collectifs) pour produire respectivement un service d’éducation et de formation des jeunes, d’arbitrage des conflits, de préservation de la santé, de défense et de puissance, etc.

mercredi 28 août 2019

Est-ce l’hiver de l’intelligence artificielle ?

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

De nombreux articles évoquent aujourd’hui les « limites » et « erreurs » de l’intelligence artificielle1. Subit-elle donc l’hiver qui suit l’éclatement d’une bulle spéculative ?

Ce ne serait que justice tant les attentes ont été excessives. Éblouis par ce que suggère l’expression « intelligence artificielle » nous avons créé des chimères, rêvé de la « singularité2 » qui remplacerait notre cerveau par l’ordinateur et autres sottises.

Les coupables ne sont pas les spécialistes et praticiens de l’intelligence artificielle, qui savent exactement de quoi il s’agit. Les coupables sont les essayistes, les journalistes et le grand public, qui se sont laissé entraîner par leur imagination.

L’hiver de l’intelligence artificielle est cependant périlleux car en rejetant ses chimères nous risquons de rejeter aussi ce qu’elle apporte de précieux.

Réalité de l’intelligence artificielle

Elle comporte deux versions : celle des systèmes experts, celle des réseaux neuronaux. Chacune a un contenu précis.

mardi 20 août 2019

Automatiser le travail répétitif

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

L’ordinateur est un automate programmable, fait pour exécuter tout ce qu’il est possible de programmer.

Les tâches répétitives sont éminemment programmables : elles sont bien définies et ne donnent pas de place à l’incertitude. L’une des conséquences de l’informatisation, ce sera donc d’automatiser les tâches répétitives mentales et physiques.

Dans les usines, des robots s’activent pour remplacer les ouvriers qui jadis, comme Charlot dans les Temps modernes, répétaient toujours le même geste. Dans les bureaux les logiciels ont transformé les tâches administratives comme, par exemple, la recherche des avocats dans la jurisprudence.

Faut-il déplorer l’automatisation des tâches répétitives ? On les jugeait naguère aliénantes et maintenant on déplorerait leur disparition ! Non, il ne faut pas les regretter. Mais que reste-t-il à faire pour l’être humain ?

Eh bien il lui reste le travail non répétitif : les tâches de conception, d’organisation, d’ingénierie, qui réclament une créativité ; la réponse aux incidents et événements imprévisible, qui réclame de l’ingéniosité ; la relation de service avec les clients, qui nécessite de comprendre ce que dit une personne qui n’utilise pas le langage de l'entreprise, etc.

samedi 10 août 2019

L’ordinateur, « automate programmable ubiquitaire »

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

En 1954 IBM voulait trouver un nom français pour ses machines et éviter le mot « calculateur » qui lui semblait mauvais pour son image. Le linguiste Jacques Perret a proposé dans sa lettre du 16 avril 1955 d’utiliser « ordinateur », mot ancien passé d’usage qui signifie « celui qui met en ordre » et désigne aussi celui qui confère un ordre de l’Église.

« Ordinateur » est un faux ami. L’ordinateur met-il vos affaires en ordre ? Certes non. C’est vous qui devez les mettre en ordre et si vous n’y prenez pas garde un désordre inouï se créera dans vos dossiers. L’ordre ne peut venir que de vous, non de votre ordinateur.

La réalité que désigne le mot « ordinateur » est en fait un « automate programmable ». Je m’explique.

Un automate est une machine qui accomplit exactement, et dans l’ordre, les opérations pour lesquelles elle a été conçue. La liste de ces opérations n’est pas nécessairement écrite sous la forme d’un programme car elles peuvent résulter de l’enchaînement d’une série d’actions mécaniques. Le « canard digérateur » de Vaucanson savait en 1739 picorer des grains de maïs, les broyer, les mêler à de l’eau et les rejeter : il imitait ainsi le vrai canard qui mange et rejette des excréments sans lui ressembler en rien du point de vue de l’anatomie. Le métier Jacquard est en 1801 un automate qui obéit à un programme inscrit sur un carton perforé, mais il ne sait accomplir qu’un seul type d’opération : le tissage.

Il a fallu un étonnant effort d’abstraction pour mettre toute application entre parenthèses afin de concevoir l’automate programmable, fait pour accomplir tout ce qu’il est possible de programmer. Cet automate programmable, c’est l’ordinateur. Dans les équipements électromécaniques les plus divers son programme se substitue de façon efficace aux engrenages et ressorts qui étaient auparavant nécessaires pour commander une série d’actions. La puissance de calcul de son processeur lui confère en outre une rapidité qui simule certaines des fonctions de l’intelligence.

Il faut ajouter encore l’adjectif « ubiquitaire » : chaque « ordinateur » donne accès un « automate programmable ubiquitaire ». Cette expression désigne non une machine, ordinateur de bureau ou téléphone « intelligent », mais l’ensemble technique, logique et fonctionnel que le réseau met à la disposition de tout utilisateur sous la seule limite de ses habilitations. Les ressources de puissance et de mémoire dont nous disposons ne sont en effet pas seulement celles de la machine qui est entre nos mains, mais celles aussi des machines auxquelles l’internet donne accès. Un nuage de programmes et de documents (textes, images, sons, vidéos), également accessible depuis partout et que chacun peut enrichir, entoure ainsi le monde.

Il faut avoir à l’esprit l’expression « automate programmable ubiquitaire » chaque fois que l’on prononce ou entend le mot « ordinateur ».

La diversification que procure à l’automate son caractère programmable ne doit pas faire oublier qu’il ne fait qu’exécuter les instructions de ses programmeurs. Contrairement à l’être humain l’automate programmable est dépourvu d’intentions, insensible aux connotations et donc incapable d’accéder au sens de ce qu’on lui dit. Il est à la fois très précis, très rapide et d’une extrême raideur : il faut apprendre à savoir vivre et travailler avec lui - et ne pas céder aux illusions qu'éveille l'expression « intelligence artificielle ».



lundi 5 août 2019

Qu'est-ce qu'une « donnée » ?

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

Derrière le mot « donnée » se trouve un piège. Ce mot suggère en effet que les « données » ont été données par la nature comme s’il s’agissait d’une matière première, d’un minerai. Des expressions comme « big data », « data lake » ou « entrepôt de données » suggèrent qu’il suffirait de les déverser dans un lieu de stockage pour pouvoir les utiliser à sa guise.

Mais les données ne sont pas une matière première. Elles ont été produites et avant d’être produites elles avaient été choisies1. Leur qualité est déterminée par celle de cette production et de ce choix et si le choix a été mal orientée, si la production a été erronée, on ne pourra rien en tirer qui vaille car « garbage in, garbage out ». Disons-le en bon français : si vous stockez de la merde dans vos data lakes et autres datawarehouses, l’intelligence artificielle la plus puissante ne pourra fournir que de la merde. Cela arrive souvent dans les entreprises trop négligentes.

Les choix qui définissent les données d’une entreprise se font en trois étapes :
  • d’abord elle choisit, dans l’immensité du monde réel, d’observer quelques populations (j’emprunte ici son vocabulaire à la démographie) : clients, équipements, produits, agents, etc. ;
  • ensuite elle choisit les quelques attributs qu’il lui convient d’observer parmi les attributs innombrables des individus qui appartiennent à ces populations ;
  • enfin elle choisit la façon dont les observations seront codées : périodicité, unité de mesure, nomenclature pour les données qualitatives.

Ces choix doivent répondre aux besoins pratiques de l’entreprise, à sa relation avec les êtres qu’elle observe, aux exigences de l’action dans la situation qui est la sienne : ils sont donc soumis à un critère de pertinence. Ce critère n’est pas d’application facile ni évidente car comme la situation évolue ce qui était pertinent hier peut ne plus l’être aujourd’hui.

Il ne suffit pas d’avoir fait les bons choix, d’avoir défini les bons « concepts » : il faut encore que l’observation soit exacte, c’est-à-dire capable d’alimenter un raisonnement exact, une action judicieuse. Souvent un ordre de grandeur pourra suffire alors qu’un excès de précision serait fallacieux (il ne convient pas de mesurer la taille d’un être humain au micron près) : l’exactitude n’est pas la même chose que la précision.

Chaque « concept » est le couple que forment une idée et une définition. Ainsi pour se représenter un cercle l'idée d'un rond régulier peut suffire. Le concept de cercle lui ajoute une définition, « lieu des points d'un plan à égale distance d'un point donné », qui seule permet de déduire les propriétés du cercle (surface, longueur de la circonférence, etc.).
Il faudrait une infinité de concepts pour décrire entièrement un être concret, sa forme géométrique, sa composition moléculaire, son histoire, etc. La « grille conceptuelle » à travers laquelle il est perçu ne retient que quelques concepts et fait abstraction des autres. La qualité de cette grille s'évalue selon sa pertinence en regard des exigences de l'action.
Pour éviter malentendus les noms que l'entreprise donne aux concepts ne doivent comporter ni synonymes, ni homonymes.

Beaucoup d’erreurs seraient évitées si on remplaçait le mot « donnée » par le mot « observation ». Les observations peuvent être le fait d’un être humain ou de capteurs automatiques mais dans tous les cas la définition de ce qu’ils observent aura été choisie.

Des données sont enfin calculées en soumettant le résultat des observations à un algorithme : c’est ainsi que l’on obtient des indicateurs de gestion, le résultat d’une entreprise, le taux de croissance du PIB, etc. La qualité des données calculées dépend d’une part de celle des observations qui alimentent le calcul, d’autre part de celle de l’algorithme.

Pertinence des concepts, exactitude de l’observation, unicité du nommage et, pour les données calculées, justesse de l’algorithme : ce sont les quatre critères qui permettent de vérifier l’adéquation des données aux exigences de l’action.
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1 Andrea Jones-Rooy, I’m a data scientist who is skeptical about data, Quartz, 24 juillet 2019.

vendredi 26 juillet 2019

Ce qu'est l'iconomie

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

L’iconomie est la représentation, ou « modèle », d’une société et d’une économie informatisées et par hypothèse efficaces. Il ne s’agit pas d’une prévision mais d’un repère posé à l’horizon du futur pour se proposer comme orientation aux décisions et aux stratégies.

Ce modèle s’appuie sur une analyse du phénomène de l’informatisation ou, comme on dit, du numérique. Celui-ci n’a pas supprimé la mécanique, la chimie et la production d’énergie sur lesquels s’appuyait le système technique antérieur, il les a informatisées – tout comme la mécanique n’a pas supprimé l’agriculture au XIXe siècle : elle l’a mécanisée.

Les techniques les plus fondamentales du système productif sont désormais la microélectronique, le logiciel et l’internet. Cela a des conséquences dans toutes les dimensions de l’anthropologie : mission des institutions, sociologie des organisations, psychologie des personnes, techniques de la pensée et jusqu’aux valeurs enfin qui confèrent un sens aux intentions et aux actions humaines.

Ces conséquences tombent sur des entreprises et des institutions dont la plupart se sont adaptées au système technique antérieur (mécanique, chimie, énergie). Il en résulte par exemple que la plupart des systèmes d’information, dont chacun concrétise l’informatisation d’une entreprise ou d’une institution, présentent des défauts qui sautent à l’œil de l’expert : données de mauvaise qualité, processus désordonnés, supervision déficiente, articulation défectueuse avec la stratégie.

Si l’informatisation offre de nouvelles possibilités elle présente aussi de nouveaux dangers : l’internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique et cela a encouragé la mondialisation, la puissance de calcul et l’ésotérisme de l’informatique ont favorisé les abus de la financiarisation, etc.

Le phénomène économique le plus riche en conséquences est la tendance à l’automatisation des tâches répétitives, qui entraîne une redéfinition de l’emploi et des compétences. La main-d’œuvre de naguère tend à être remplacée par un cerveau-d’œuvre, alliage du cerveau humain et de l’ordinateur à qui l’entreprise demande de faire ce que l’informatique ne peut pas faire seule : comprendre ce qu’a voulu dire une personne, réagir devant un incident imprévisible, imaginer des produits et procédés nouveaux, etc.

Quand les tâches répétitives sont automatisées l’essentiel du coût d’un produit est dépensé lors de la phase initiale d’investissement (ingénierie, programmation, organisation, etc.). Le coût marginal est alors nul ou négligeable : c’est évident pour les logiciels et la microélectronique, c’est le cas des autres produits dans la mesure où ils sont informatisés.

Le rendement d’échelle étant croissant les marchés ne peuvent plus s’équilibrer selon le régime de la concurrence parfaite. L’expérience montre que la plupart d’entre eux obéissent à celui de la concurrence monopolistique, sous lequel les produits se différencient en variétés qualitativement différentes afin de répondre finement à la diversité des besoins : il en résulte que la part des services est prépondérante dans la définition des produits comme dans l’emploi.

Le modèle de l’iconomie met en évidence les conditions nécessaires de l’efficacité dans une économie informatisée : cela fournit une pierre de touche pour évaluer l’efficacité de l’économie actuelle. Sont notamment contraires à cette efficacité la négligence des entreprises envers la qualité de leur système d’information, et aussi le fait que les administrations économiques persistent à promouvoir dans tous les marchés le régime de la concurrence parfaite.

Penser le monde

Voici le texte de la vidéo diffusée aujourd'hui sur ma chaîne YouTube :

L’informatisation (ou, comme on dit, le « numérique ») est un phénomène dont la complexité défie l’entendement. Il est donc utile de l’aborder à partir d’exemples tirés de la vie quotidienne et qui peuvent donc sembler banals, mais qui sont pourtant éclairants.

Considérons par exemple ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous conduisons notre voiture. Notre regard sélectionne, dans l’image qui s’imprime sur notre rétine, les seuls éléments nécessaires à la conduite : tracé et bordures de la voie, signalisation, autres véhicules et obstacles divers. Nous n’accordons en règle générale aucune attention aux détails de l’architecture, de la physionomie des passants, du paysage, etc.

Ainsi nous filtrons la richesse du monde réel, que nous percevons à travers une « grille conceptuelle » pour n’en retenir que ce qui est nécessaire à notre action du moment : « Consider what effects, that might conceivably have practical bearings, we conceive the object of our conception to have. Then, our conception of these effects is the whole of our conception of the object. » (Charles Sanders Pierce, « How to Make Our Ideas Clear », 1878).

La leçon que nous pouvons tirer de cet exemple a une portée générale. Le fait est en effet que tout objet concret, même très modeste, nous confronte à une complexité sans limite. Ma tasse de café a une composition moléculaire, une histoire, un destin énigmatiques : qui l’a fabriquée, et comment ? Qui l’a vendue, et quand ? Quand sera-t-elle cassée, et par qui ? Mais je n’ai que faire de ces interrogations : il me suffit de savoir prendre la tasse par son anse pour pouvoir boire mon café.

Ainsi tout objet réel, concret, est représenté dans notre cerveau par une image qui n’en retient que quelques attributs : nous le percevons à travers une « grille conceptuelle » qui sélectionne les concepts pertinents en regard de notre action, et ignore les autres.

À chacune de nos occupations, de nos actions, correspond une grille conceptuelle différente : notre regard n’est pas le même lorsque nous conduisons, lorsque nous nous promenons, lorsque nous faisons la cuisine, lorsque nous lisons un livre, etc. Chaque situation impose à notre action des exigences particulières dont résultent les concepts qui délimitent notre perception.

Cette même expérience individuelle se retrouve dans les entreprises : l’image qu’elles se font de leurs clients, de leurs produits, des entités de leur organisation, de leurs techniques, de leurs agents, etc. est soumise à la même exigence de pertinence, d’adéquation aux besoins de l’action. L’entreprise notera ceux des attributs d’un client dont la connaissance est nécessaire à sa relation avec lui et elle ignorera les autres, qui existent cependant : seul un policier note la couleur des yeux d’un de ses « clients », personne ne se soucie de noter le nombre de ses cheveux (nombre qui existe cependant même s’il change d’un instant à l’autre).

À propos de l’« information »

Je viens de publier une vidéo consacrée au mot "information" (et à sa descendance).

Voici le texte de mon exposé :

J’inaugure aujourd’hui ma chaîne YouTube en vous invitant à partager une réflexion sur le mot « information ».

Dans l’usage courant, ce mot désigne ce qu’apporte la connaissance d’un fait, et nous disons « les informations » pour nommer le journal télévisé de vingt heures, censé nous apporter la connaissance du monde.

Claude Shannon a construit une « théorie de l'information » mais elle ne considère que la qualité de la transmission des messages et ignore donc leur signification : cette théorie répond aux besoins des télécommunications. Lisons Shannon, qui a d’ailleurs parlé d’une théorie de la communication et non de l’information :

« Souvent les messages ont une signification (meaning), c’est-à-dire se réfèrent à des entités conceptuelles ou physiques. Ces aspects sémantiques de la communication sont sans importance pour l’ingénierie ».

« Frequently the messages have meaning; that is they refer to or are correlated according to some system with certain physical or conceptual entities. These semantic aspects of communication are irrelevant to the engineering problem » (Claude Shannon, A Mathematical Theory of Communication, The Bell System Technical Journal, octobre 1948).

Le philosophe Gilbert Simondon a proposé une autre théorie : l'information est selon lui la forme intérieure que la rencontre d'un document procure à un cerveau humain à condition qu’il sache l'interpréter. Lisons-le :

« L'information n'est pas une chose, mais l'opération d'une chose arrivant dans un système et y produisant une transformation. L'information ne peut pas se définir en dehors de cet acte d'incidence transformatrice et de l'opération de réception » (Gilbert Simondon, Communication et information, Éditions de la transparence, 2010, p. 159).

Prenons le mot « information » selon le sens que lui donne Simondon : il est conforme à l’étymologie selon laquelle « informer » quelqu’un, c’est lui donner une forme intérieure et donc une capacité d’action.

Cette définition de l’information nous permet d’approfondir le sens du mot « informatique », inventé en 1962 par Philippe Dreyfus pour traduire l’anglais « computer science ». Ce mot fusionne « information » et « automate » et désigne donc à la fois ce qui se passe dans le cerveau humain qui s’informe (et se transforme) pour agir, et l’action de l’automate programmable que l’on nomme « ordinateur ».

Ma chaîne YouTube

Je viens de créer ma chaîne YouTube.

Voici le texte de ma vidéo de présentation :

J’inaugure aujourd’hui ma chaîne YouTube.

Les conseils pratiques de mon ami Jean-Philippe Déranlot m’ont permis de démarrer : comme toujours avec les outils informatiques, il faut que quelqu’un ouvre la porte en indiquant où l’on doit cliquer, quel logiciel télécharger, etc.

Cette chaîne YouTube va me permettre de présenter oralement des réflexions qui se trouvent disséminées dans mes écrits. J’espère qu’elles vous seront utiles.

Je pense pouvoir diffuser chaque semaine une vidéo de cinq minutes consacrée à un sujet précis, en faisant en sorte que la série de vidéos puisse vous offrir un parcours éclairant et vous ouvrir la porte de l’iconomie.

À bientôt !

lundi 15 juillet 2019

Quelques témoignages sur la vie dans les hautes Cévennes

Lorsque j'étais conseiller municipal de Sénéchas j'ai été chargé du Bulletin municipal. Il publiait un numéro par an contenant les nouvelles de la commune et, chaque fois, un entretien avec un "ancien".

J'ai pris des notes en écoutant, puis les ai classées dans un ordre à peu près chronologique tout en respectant de mon mieux le langage et le ton de chacun.

Vous trouverez ci-dessous des liens vers ces entretiens. En les lisant, vous pourrez entrevoir ce qu'est ou plutôt a été la vie dans notre commune.

Charnavas
Sénéchas est située tout au nord du Gard, dans la partie du département qui s'insère entre la Lozère et l'Ardèche. Sa population est aujourd'hui de 249 habitants (elle est passée en 1975 par un minimum de 113 personnes), éparpillés sur une quinzaine de kilomètres carrés en un village et dix-sept hameaux aux noms chantants : L'Amalet, Les Brugèdes, Le Castanier, Chalap, Charnavas, L'Esfiel, Fontanille, Mallenches, Martinenches, Le Péras, Le Régal, Rouis, Rousse, Mazet des Souillats, La Miche, Les Salles, Martinet de l'Elze.

Mallenches
Les maisons anciennes de Sénéchas sont, comme le montrent les images de cette page, bâties en schiste avec parfois des insertions de grès ou de quartz.

Voici la liste des entretiens :

Août 2008 : Hélène Gilles, dame très active qui a créé notre bibliothèque municipale. Elle est toujours parmi nous.

Mai 2009 : Louis Nicolas, paysan devenu un commerçant prospère, décédé depuis.

Juin 2010 : Paul Polge, érudit qui connaissait la généalogie de toutes les familles de la commune et plus encore, lui aussi décédé depuis.

Juin 2011 : Berthe Perrier, trésor d'expérience et de joie de vivre, décédée à l'âge de cent ans.

Juillet 2013 : René Agulhon, qui a longtemps travaillé pour la commune.

Juillet 2013 : Marcelle Viale, qui fut notre excellente voisine et vit désormais avec ses enfants.

La vie dans les Cévennes n° 6

Entretien avec M. René Agulhon

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juillet 2012)

Je suis né à Rouis en 1952. Mon père était du Mazel à Sainte-Croix-de-Caderle. La propriété de Rouis appartenait à la famille de ma mère, les Maurin. Dans ma famille nous étions sept, cinq garçons et deux filles. Nous sommes de vrais Cévenols ! Certains d’entre nous sont partis pour travailler ailleurs puis ils sont revenus à l’âge de la retraite. Pour ma part je suis toujours resté dans le coin.

J’ai été à l’école à Martinenches et à Sénéchas. Ces écoles manquaient déjà d’élèves, il fallait les tenir ouvertes. L’école de Sénéchas se trouvait dans le local qui est consacré aujourd’hui à la salle polyvalente. Nous montions à pied depuis Rouis avec le cartable et nous n’y allions pas tous les jours de bon cœur : il y avait de la discipline, il fallait se mettre en rang, nous portions des blouses… on s’amusait bien aussi. Nous avons eu comme institutrice Mme Faudin, il y en a eu d’autres dont je ne me rappelle pas les noms.

Après le certificat d’études j’ai travaillé quelque temps sur notre exploitation de Rouis en tant qu’aide familial. Puis j’ai travaillé pour les Eaux et Forêts à des plantations d’arbres, enfin j’ai été facteur auxiliaire à Génolhac : je desservais le secteur de Concoules.

J’ai fait mon service militaire dans l’infanterie à Nîmes en 1972. J’ai passé le permis poids-lourd, j’étais chauffeur de camion. Après l’armée j’ai travaillé au Bleymard dans l’entreprise de BTP Dalle : je conduisais les camions, les engins, je faisais des livraisons, etc. Dans l’intervalle entre les chantiers je travaillais à Rouis dans l’exploitation familiale.

En 1981 je suis entré à la mairie de Sénéchas comme agent d’entretien : je devais m’occuper de la voirie, du réseau d’eau, etc. J’ai connu trois maires : MM. Balmes, Girard et Legros. Tout s’est toujours très bien passé. Je n’ai jamais eu de problème avec les gens et je me suis très bien entendu avec les maires, avec mes collègues et avec tous les habitants.

Les plus gros chantiers ont été les travaux de maçonnerie dans l’atelier de la mairie et dans l’ancienne mairie, ainsi que la reconstruction du parking sur la place de Mallenches. Pour la réfection du réseau d’eau nous avons travaillé avec une entreprise aux Fontanilles. Le tracto-pelle nous a beaucoup servi, notamment pour la place de la mairie et pour les terrassements à Mallenches.

Un des événements marquants a été le grand incendie de 1985-1986 mais je n’ai pas eu à m’en occuper : ce sont les pompiers qui ont fait tout le travail.

Je me suis marié à 30 ans. Ma femme était du Mas Nouveau à Génolhac. Nous avons eu un garçon (Ludovic, 31 ans) et une fille (Nancy, 28 ans). Ludovic est mécanicien agricole à Narbonne, Nancy est ergothérapeute en Ardèche dans une maison de retraite médicalisée à Villeneuve-de-Berg. Je ne suis pas encore grand-père !

Ma femme et moi habitons à Chastel-Mouissou. Ma femme travaille pour la mairie de Génolhac comme gardienne du village-vacances.

Je viens de prendre ma retraite. Fabien me remplace, Jérôme vient d’arriver. Tout s’est très bien passé, la relève est assurée. La retraite se passe bien, pas de souci. Ma femme pourra prendre sa retraite dans dix ans : je suis donc maintenant l’homme au foyer. J’ai des châtaigniers et un jardin potager, je loue de la terre à côté de la maison. Les tomates viennent tard cette année : elles sont grosses mais elles restent vertes. C’est peut-être à cause du temps, des nuits trop fraîches…

Je fais un peu de tout : je ramasse les champignons quand il y en a, ce matin je ramassais des pommes de terre. Je m’occupe du potager, de l’entretien de la maison, je n’ai pas le temps de m’ennuyer. Nous ne sommes pas isolés : chaque jour je vois quelqu’un. Nous avons de la chance ici, ce n’est pas comme si nous vivions enfermés dans un appartement. Certains préfèrent la ville, ce n’est pas mon cas.

Le drame de ma vie, c’est l’accident de ma sœur Denise qui est tombée d’un cerisier et s’est cassée la colonne vertébrale. Elle est dans un fauteuil roulant. Elle a bon moral, elle plaisante, mais elle me conseille de ne pas monter dans les arbres...

La vie dans les Cévennes n° 5

Entretien avec Mlle Hélène Gilles

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, août 2008)

Mlle Gilles, née en 1928, a fait sa carrière comme infirmière à la cité scolaire d'Alès. Depuis sa retraite elle réside aux Brugèdes dans la maison où ses ancêtres s'étaient installés en 1828 et où, dit-elle, elle se ressource. Elle a remis la propriété en état en redécouvrant les murets, chemins et terrasses.

Passionnée de lecture et de partage, elle est à l'origine de la création en 1991 de la bibliothèque municipale de Sénéchas qu'animent aujourd'hui Mmes Catherine Toutin et Marie-JoséTudela.

Le 22 juin dernier elle a fait sceller dans le mur de sa maison une pierre sculptée par Louis Régnier dans un calcaire très fin (photo ci-contre).
On y reconnaît (il faut être attentif aux détails) l'église et la mairie de Sénéchas ainsi que les lieux, métiers et circonstances de la vie des ancêtres cévenols de Mlle Gilles : l'atelier du tailleur, la forge du maréchal-ferrant, la maison des Brugèdes entourée de mûriers, la source, le feu de la Saint-Jean,le baquet où l'on foule le raisin, les gerbes de blé que l'on lie, les escaliers et les terrasses, les sangliers et les chèvres...

Mlle Gilles a de nombreux neveux et nièces qu'elle a reçus dans sa maison et à qui elle a pu faire connaître les Cévennes. Ils se baignaient au barrage, cueillaient des jonquilles, exploraient le pays... dans l'ancienne magnanerie aménagée en grenier, elle leur contait des histoires ou leur lisait la Bible.

L'enracinement familial de Mlle Gilles, loin de limiter son horizon, l'a élargi au monde entier. Sa grand-mère, dont les ancêtres avaient quitté la France après la révocation de l'édit de Nantes pour s'installer à Guernesey et enfin en Suisse, lui a transmis l'amour de ce dernier pays ; les lettres de ses tantes, institutrices dans une famille de Saint-Petersbourg au début du XXe siècle, lui ont fait connaître la Russie ; une branche de sa famille s'est installée à Winnipeg, au Canada ; son grand-père, qui travaillait pour les Messageries Maritimes, avait été en Australie, en Chine et au Japon. Plusieurs grands voyages lui ont fait découvrir des lieux dont l'évocation la faisait rêver quand elle était enfant.

La vie dans les Cévennes, n° 4

Entretien avec M. Louis Nicolas

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, mai 2009)

Je suis né à Chalap en 1919, le 25 avril. De tous ceux qui sont nés alors dans le hameau, je suis le seul qui y soit resté. J'ai été à l'école à Martinenches. De 5 à 13-14 ans, il n'y avait qu'une classe. L'institutrice était Mlle Dussart. Il fallait vingt minutes pour descendre le chemin et les six ou sept autres enfants, qui étaient de l'assistance publique, étaient privilégiés par rapport à moi : ils portaient les galoches de l'AP alors que je ne pouvais pas courir avec mes sabots. Et les sabots se cassaient souvent…


Mes sœurs ont fait des études mais mon père voulait que je sois paysan. Il a commencé à me former alors que j'avais huit ans. Je le suivais dans les champs, il travaillait à l'ancienne : il préférait bêcher plutôt que de labourer car il trouvait qu'ainsi c'était mieux fait.

Je suis sorti de l'école à 13 ans, tout heureux de pouvoir enfin piocher et porter le fardeau. En 1939 j'aurais dû partir à l'armée, une pleurésie m'a sauvé. J'ai été réformé mais j'en ai gardé des séquelles : pendant quatre ou cinq ans je n'ai pu rien faire d'autre que m'occuper du jardin. Puis progressivement ma santé est revenue et je me suis remis à travailler.

J'ai perdu mon père alors que j'avais 25 ans. Je me suis retrouvé alors chef d'exploitation. Mais c'était dur de gagner sa croûte ! Dans les années 1950 j'ai passé le permis de conduire, j'ai acheté une camionnette B14 décapotable et je me suis mis au commerce : acheter et revendre rapportait plus que de produire.

Je me suis marié tard, à 50 ans. Nous avons eu Marie-Jo qui est née à Alès en 1971. C'était la relève ! Elle est maintenant professeur d'économie à Bagnols-sur-Cèze.

*     *

J'ai été courtier en châtaignes : je les ramassais dans les villages et j'allais les vendre en Ardèche à des expéditeurs qui les envoyaient à Paris, en Allemagne, en Angleterre. J'achetais des pommes jusqu'en Lozère : il n'y avait alors que les variétés d'ici, des pommes rouges non traitées que je vendais jusqu'en avril. L'arrivée de la Golden m'a fait du tort… Je vendais des fruits et des légumes sur les marchés à Génolhac, Vialas etc. J'achetais à Tarabias, Dieusses, Sénéchas, Aujac etc. Je ramassais de tout : le houx, le gui, mais pas les champignons.

samedi 13 juillet 2019

La vie dans les Cévennes n° 3

Entretien avec Mme Marcelle Viale

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juillet 2013)

Ma famille, les Borne, vit à Charnavas depuis le Moyen Âge. Mon grand-père y vivait avec ma grand-mère et Emma, la jeune sœur de mon père qui a ensuite épousé Fortuné Polge. Mon père, qui avait fait la guerre de 14, allait chaque année aider la vendange à Nîmes (c'est sans doute là que mes parents se sont rencontrés, mais dans leur génération on ne parlait pas de ces choses-là).


Ma mère était de Mercoire : c'était une fille de mineur, elle voulait être indépendante. Mes parents sont donc restés trois ans au Brouzet, où je suis née en 1932. Mon père devait faire chaque jour le chemin pour travailler à Charnavas, finalement mes parents s'y sont installés alors que j'avais neuf mois.

Mon grand-père était sourd et pas commode, il parlait fort, mais mon père et lui s'entendaient bien. Ma grand-mère était des Bouchets, elle s'était mariée à 18 ans. Ma mère s'est adaptée au hameau, elle a fait faire des transformations dans la maison.

Je suis allée à l'école à La Felgère jusqu'au certificat d'études, à l'âge de 12 ans. J'étais la petite fille gâtée : tout le monde était gentil, ma grand-mère achetait pour moi des croissants à Génolhac, j'adorais la vie à Charnavas. Une de mes cousines, dont la mère était décédée et le père travaillait à la mine, est venue vivre avec nous.

M. Deleuze aurait voulu que j'aille au collège à Génolhac mais c'était trop loin pour que j'y aille à pied. Je suis allée chez ma tante à Bessèges pour suivre les cours au lycée mais je me languissais de remonter et au bout de deux ans je suis revenue à Charnavas où j'ai vécu la plus heureuse des enfances en vraie paysanne : je participais à tous les travaux. Nous faisions du blé, des vers à soie, nous ramassions les châtaignes et le foin pour les moutons, nous avions des cochons et un mulet que je menais pour labourer, nous allions à pied à Vialas pour vendre les moutons, nous faisions notre pain dans le four : nous vivions un peu en autarcie.

Les Cévennes étaient alors bien différentes de ce que l'on voit aujourd'hui. Il n'y avait que des chemins muletiers, tout se faisait à pied, beaucoup des maisons du hameau tombaient en ruine, la route de Charnavas bas était ombragée par une treille.

Notre maison a beaucoup changé. Les écuries étaient là où nous avons fait les gîtes tandis que l'entrée, avec le coffre à grains et le recoin pour les seaux d'eau, était où se trouve la salle de bains. L'eau est arrivée en 1965, avant il fallait puiser à la source pour nous et pour les animaux. L'électricité est arrivée en 1932 mais il n'y avait qu'une ampoule à la maison. La route n'a été goudronnée qu'après mon mariage. Nous n'avions ni téléphone, ni machine à laver, ni réfrigérateur, ni télévision, ni bien sûr Internet !

Nous avions de bons voisins à Charnavas bas : d'un côté la Louisette avec son oncle Firmin, de l'autre Jean Baumès. À Charnavas haut habitaient Marcel Mercier, la Maria, leur fille Monique et les tantes d'Albert Mercier, Augustine et Eulalie. Le Fernand habitait tout en haut de Charnavas. Le Fortuné, ma tante et ses enfants nous ont rejoints après avoir quitté la Grand-Combe, puis les parents d'Albert Mercier sont eux aussi venus s'installer. 68 a apporté du changement, de nouvelles personnes se sont installées à Charnavas, à Chalap. Cela a rajeuni le pays.

La vie dans les Cévennes n° 2

Entretien avec M. Paul Polge

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juin 2010)

Je suis né au Pérals en 1923, le plus jeune d'une famille de quatre enfants. Le mas du Pérals était du côté de ma mère, une Trossevin dont la famille vient de Pourcharesses basses et s'était installée à Rouis.


Le mari d'une des sœurs de ma mère s'était installé au Pérals. Mon père, lui, était maréchal-ferrant. Il était frappeur à la forge de Bessèges : un frappeur doit donner un coup de marteau très précis, cela demande du savoir-faire et de l'entraînement. J'ai essayé de l'imiter quand il faisait des bêchards et j'ai vu que ce n'était pas facile. Mon frère Marius est né à Bessèges en 1911, suivi par ma sœur Marguerite.

Ma mère est montée au Pérals pour s'occuper de la propriété qui en avait grand besoin. Mon père montait de Bessèges à pied chaque dimanche pour la rejoindre. Il s'est un peu absenté de l'usine, il n'avait plus assez d'actes de présence, il a dû choisir. C'est ainsi que nous sommes tous venus au Pérals. Ma sœur Madeleine y est née en 1922, et moi un an et demi après.

Mon père avait monté une forge et il ferrait les chevaux des gendarmes : l'anneau est encore au mur.

J'ai commencé à six ans à suivre l'école à Martinenches. Les autres avaient un an d'avance sur moi parce qu'ils habitaient plus près de l'école mais je suis arrivé à les rattraper.

On y allait à pied avec ceux de La Miche, ceux de Rouis venaient à vélo. On emportait de quoi manger. Il fallait souvent qu'on s'excuse parce qu'on arrivait en retard, les instituteurs étaient compréhensifs.

J'ai eu un accident alors que j'avais huit ans. Comme il pleuvait ce jour-là je n'étais pas allé à l'école. Des ouvriers faisaient le chemin de Mallenches, l'explosif faisait monter le rocher qui se brisait en tombant. J'avais trouvé un de leurs détonateurs à mèche. Ils avaient serré le tube de cuivre avec les dents, j'ai voulu le couper avec un burin. J'ai tapé une fois, deux fois, et ma main gauche est devenue comme une tomate... ma pauvre mère, quand elle a vu ça... le Raoul Mercier m'a conduit chez le docteur Luca, puis à la clinique à Alès où on m'a soigné.

Mon frère était mécanicien automobile à Génolhac, j'aurais pu aller travailler avec lui mais ma main handicapée manquait de force. Alors j'ai continué l'école à Génolhac. MM. Dolatille et Deleuze tenaient le cours complémentaire derrière la mairie.

J'ai eu des histoires parce que j'étais trop bavard. Quand il fallait nous punir M. Deleuze nous envoyait faire des verbes dans la classe des maternelles. Un jour j'ai eu ainsi cinquante verbes à faire et j'ai décidé de ne pas aller avec les maternelles. J'ai pris mon vélo pour partir mais les autres élèves ont prévenu M. Deleuze qui m'a rappelé. Je lui ai dit « je ne suis pas ici pour faire des verbes, mais pour travailler ! » et je me suis barré...

Il a bien fallu pourtant que je m'incline ! Je suis revenu à l'école et j'ai fait mes verbes mais après ça M. Deleuze et moi étions presque copains.

La vie dans les Cévennes n°1

Entretien avec Mme Berthe Perrier

(publié dans le bulletin municipal de Sénéchas, juin 2011)

Je suis née en 1914. Notre maison était tout près de l'école de Martinenches, trop près même pour mon goût : j'aurais préféré pouvoir faire comme les autres écoliers un peu de chemin pour m'y rendre, et aussi me trouver un peu plus loin de mes parents pendant la classe  !

Il y avait deux classes, nous étions une trentaine d'élèves y compris les enfants de l'assistance publique qui étaient alors très nombreux. Cette école a été fermée le 30 juin 1970.

M. et Mme Boissier, les instituteurs, allaient parfois promener un moment l'après-midi, nous étions dans la cour de l'école. Un jour nous sommes montés dans l'escalier, il y avait un porte-manteau. J'ai mis le chapeau, le pardessus, et j'ai pris la canne pour me déguiser. Voilà qu'on me crie qu'ils reviennent  ! Je suis vite remontée pour tout remettre en place...

Mes parents tenaient un café à Martinenches. Le dimanche, les gens venaient pour jouer aux boules, aux quilles, à la manille, faire la conversation et passer un bon moment. Il en venait de Tarabias, Dieusses, Sénéchas, Peyremale. Tous les dimanches ils venaient souper, ils racontaient ce qu'ils avaient fait pendant la semaine, ils parlaient des foires. On jouait aux cartes, et à minuit passé ils ne partaient pas encore. C'était plus vivant que maintenant, c'était famille... On n'avait pas les moyens de distraction modernes, mais on avait le temps de se rendre visite.

Comme il n'y avait pas d'automobile on n'allait jamais bien loin : on allait à pied ou à vélo, on rencontrait les garçons du coin. J'allais parfois dormir chez ma tante à Saint-Ambroix, j'allais à Bordezac pour la Saint-Joseph avec la Marguerite Polge et le René.

Et les fêtes votives, mon Dieu  ! C'était le bal, il y avait du monde plein les prés, les musiciens de l'orchestre se mettaient sur un mur, on dansait. Il n'y avait pas de problème pour garer les voitures, il n'y en avait pas  ! Les gens couchaient dans les prés... La fête votive de Martinenches était renommée. Mais je parle là de 1930-35, tout ça s'est arrêté après la guerre.

Nous étions trois filles à la maison, ça attirait la jeunesse. Le café était un lieu de rassemblement, il y avait toujours du monde. À côté du café se trouvait l'épicerie que tenait mon frère Raoul qui était boulanger et faisait le pain. Il faisait aussi marcher sa propriété, élevait des vaches, rentrait le foin etc. Je me levais à cinq heures du matin pour traire les vaches.
Mon grand-père avait la licence pour le bureau de tabac et quand il est mort il l'a transmise à mon frère qui a repris tout le commerce : boulangerie, café, épicerie. Les deux maisons se tenaient.

mercredi 10 juillet 2019

Les ratés et leur bouc émissaire

Tout être humain porte le poids d'un échec, tant est grand l'écart entre les potentialités illimitées de notre espèce et les limites de ce qu'un individu peut faire durant sa vie. Il en résulte la souffrance intime que Leibniz a nommée "mal métaphysique".

Cet échec étant objectivement universel, chacun est libre de l'assumer ou de l'intérioriser. Il en est en effet de l'échec comme de la défaite : seul celui qui s'avoue vaincu est vraiment vaincu, seul celui qui intériorise un échec a vraiment échoué. Se considérer comme un raté, se comporter en raté, c'est donc le fait purement subjectif de personnes qui, incapables d'assumer la souffrance que provoque le mal métaphysique, intériorisent l'échec en se dévalorisant.

Certaines circonstances psychologiques et sociologiques peuvent inciter un individu à se considérer comme un raté : il lui est difficile d'assumer les limites de son destin si les contrariétés abondent dans sa vie affective ou sa vie professionnelle. Il n'en reste pas moins qu'assumer ou intérioriser l'échec est fondamentalement un choix métaphysique.

*     *

La souffrance qu'éprouve un raté étant pénible, il cherchera parfois à s'en soulager en sacrifiant un bouc émissaire. Souvent, dans une entreprise où l'ambiance est malsaine, les ratés se liguent contre une personne qu'ils accusent de tous les maux : elle devient la cible d'un mépris collectif, de moqueries, reproches et autres mauvais traitements ; elle est bientôt reléguée dans un "placard", bureau exigu d'accès malcommode, il lui est demandé de faire un travail humiliant ou même rien du tout.

Or le bouc émissaire est fragile (c'est pour cela que les ratés l'ont choisi) : il ne lui reste plus que le choix entre la démission et la dépression et cette dernière aboutit parfois à un suicide. Le sacrifice physique ou symbolique du bouc émissaire est pour les ratés un moment de jubilation qui ne dure qu'un instant, après quoi ils devront trouver une autre personne à sacrifier.

Les ratés sont nombreux dans les institutions où le sens du travail s'est évaporé, comme cela se voit fréquemment, pour faire place à une bureaucratie formaliste. Ils abondent aussi dans une société désorientée où le sens de la vie humaine est oblitéré par le divertissement, panem et circenses.

samedi 6 juillet 2019

Boeing 737 Max : avion mal né, entreprise en crise

La direction de Boeing l’avait décidé : il fallait faire vite pour répondre à la concurrence de l’Airbus A320 Neo, il fallait faire aussi pour le moins cher possible.

Boeing a donc choisi d’adapter un modèle vieux de plus de 50 ans, le Boeing 737. Il ne serait pas nécessaire d’employer des ingénieurs expérimentés, ce serait autant d’économisé : les dirigeants estiment d’ailleurs que « Boeing doesn’t need senior engineers because its products are mature », ce qui a pu faire dire « engineering started becoming a commodity1 ».

Pour répondre à Airbus il fallait équiper cet avion d’un moteur puissant, le LEAP de Safran et GE. Mais le 737, dont le train d’atterrissage est court, manquait de place pour ce gros moteur : il a fallu déplacer la nacelle vers l’avant et vers le haut.

Ce changement ayant déséquilibré la cellule (fuselage, voilure, nacelles) l’avion aura tendance à se cabrer. Pour corriger ce défaut il aurait fallu déplacer dérives et moteurs, mais cela aurait demandé un délai de cinq à dix ans.

Qu’à cela ne tienne : « il n’y a qu’à » le corriger avec un logiciel. Certes c’est contraire aux règles d’ingénierie de l’aéronautique, dont la démarche normale consiste à concevoir d’abord une cellule physique robuste, équilibrée, aérodynamique, etc., puis à équiper ensuite cette cellule de logiciels qui permettront d’en tirer le meilleur parti2. Mais le comité de direction exigeait de faire vite et pour pas cher, il n’écoutait pas les ingénieurs et il était peu sensible aux règles d’ingénierie3.

Pour compenser la tendance de l’avion à se cabrer on va donc l’équiper d’un logiciel qui, dans certaines circonstances, le forcera à piquer.

mercredi 8 mai 2019

L'imprévisible / The Unforeseen

Jean-François Dars et Anne Papillault publient, pour montrer comment pensent et à quoi rêvent les chercheurs tous âges, sexes et disciplines confondus, des "Histoires courtes" qui sont autant de romans-photos de la recherche.

Ils ont consacré à ma recherche la vidéo intitulée "L'imprévisible" (04min 01sec). Vous pourrez la voir en cliquant sur le lien, et découvrir à cette occasion le coin des Cévennes dans lequel je vis avec ma famille.


Voici le texte de mon exposé :

Le pilote automatique d’un avion de ligne maintient celui-ci dans la position très instable qui permet d’économiser le carburant, qui est un poste essentiel de dépense pour une compagnie aérienne : pour y parvenir, il ingère les données que fournissent des capteurs et il tripote continuellement les ailerons. Cette manœuvre serait pour un pilote humain aussi difficile que de maintenir une assiette en équilibre sur la pointe d’une épingle, c’est-à-dire qu’elle serait en fait impossible. La programmation de l’automate a donc introduit dans la Nature une possibilité nouvelle.

Voici un autre exemple : si l’on automatise une centrale nucléaire en programmant la réponse à tous les incidents prévisibles, il se produira quand même des incidents imprévisibles car la Nature est plus complexe que ce que l’on peut prévoir. On estime qu’un tel incident se produira en moyenne une fois tous les trois ans. Durant ce délai, les opérateurs de la salle de contrôle n’auraient rien à faire et au bout de trois ans ils auraient perdu toute capacité d’initiative. La bonne solution consiste donc à sous-automatiser délibérément la centrale de telle sorte que ces opérateurs aient de temps en temps quelque chose à faire : ainsi ils seront capables d’agir lorsque se produira un incident que personne n’aurait pu prévoir.

Une conclusion s’impose donc : comme tout ce qui est répétitif est prévisible, les tâches répétitives physiques ou mentales ont vocation à être automatisées et le travail humain va se concentrer dans ce qui, n’étant pas prévisible, demande du discernement et de l’initiative, c’est-à-dire dans la conception des nouveaux produits et la relation de service avec les clients. La main-d’œuvre sera ainsi remplacée par un cerveau d’œuvre et il est facile de se représenter ce que cela implique pour l’emploi, pour les compétences et pour l’organisation des entreprises.

L’intelligence que le programme confère à l’automate, c’est la mise en conserve d’une « intelligence à effet différé », celle du programmeur, et non une prétendue « intelligence artificielle ». La puissance des processeurs, la rapidité d’accès des mémoires et le débit des réseaux procurent une rapidité extrême à cette « intelligence » mais un automate ne peut rien faire d’autre que ce que son programmeur a anticipé : il ne peut ni répondre à des imprévus, ni interpréter toutes les situations que la complexité sans limites de la Nature physique, sociale et humaine peut présenter. Il faut donc qu’il soit associé dans l’action à l’« intelligence à effet immédiat » que les êtres humains ont héritée de leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs.

L’alliage du cuivre et de l’étain a introduit un être nouveau dans le monde de la Nature : cela a fait émerger l’âge du bronze. L’alliage du fer et du carbone a fait émerger l’âge de l’acier. Le couple que forment le cerveau humain et l’ordinateur présente lui aussi des propriétés qui diffèrent de celles de ses composants : il fait lui aussi émerger une anthropologie spécifique avec toutes ses dimensions, économique, psychologique, sociologique, culturelle, etc. C’est pourquoi il est utile de se représenter ce que pourrait être une société informatisée, ou, comme on dit, numérique, qui serait par hypothèse parvenue à l’efficacité en ce qui concerne le bien-être de la population. Ce modèle pose à l’horizon de la pensée et de l’action un repère qui permet de s’orienter afin de marcher droit, comme disait Descartes, au lieu de tourner indéfiniment en rond dans la forêt de la crise.

mardi 7 mai 2019

Lire les mathématiques

Je n’ai pas en mathématiques le talent de ceux de mes camarades (Pierre Faurre, Francis Gaspalou, François Lépingle, Jean Bergougnoux, etc.) pour qui elles semblent naturelles et évidentes. Quand je lis des maths mon cerveau renâcle et réclame des explications : pourquoi l’auteur a-t-il choisi ces hypothèses-là, pourquoi sa démonstration suit-elle tel itinéraire, pourquoi ces notations-là et non pas d’autres, etc.

La lecture du livre d’un mathématicien (Grundzüge der Mengenlehre de Hausdorff, Disquisitiones Arithmeticae de Gauss) n’est pas la même que celle d’un roman. Il faut lire très lentement, sans quoi je ne comprends et ne retiens rien. Puis je dois surmonter des contrariétés car ce qui a été naturel pour l’auteur ne l’est pas nécessairement pour moi.

Voici un exemple. Au tout début de ses Disquisitiones Gauss définit ainsi la congruence : « If a number a divides the difference of the numbers b et c, b et c are said to be congruent relative to a ». Ainsi pour Gaus b ≡ c (mod a) s’il existe un entier k tel que b – c = ka.

J’avais pris l’habitude d’écrire cette condition ainsi : b = c + ka. C’est équivalent, direz-vous. Oui bien sûr, mais ces deux notations orientent chacune vers une piste différente. « b = c + ka » invite à considérer la liste des nombres congrus à c modulo a, qui s’obtient en donnant à k toutes les valeurs entières, tandis que « b – c = ka » invite à vérifier s’il existe une valeur de k telle que l’on puisse dire que b est congru à c modulo a.

Nuance négligeable, direz-vous encore. Certes, mais si Gauss a choisi de s’exprimer ainsi dès la première ligne de son traité c’est qu’il a une intention qu’il importe d’admettre, de s’assimiler pour pouvoir comprendre la suite.

« Comprendre », il est vrai, peut s’entendre à plusieurs niveaux de profondeur. Un premier niveau consiste à vérifier que ce qu’a écrit l’auteur est exact : alors la notation b – c = ka ne pose aucun problème, et la lecture des démonstrations est rapide car on connaît assez de mathématiques pour s’assurer, sans entrer dans le détail du raisonnement, de l’exactitude d’un théorème.

Mais je veux comprendre à fond, comprendre non seulement que ce que dit Gauss est vrai, mais aussi pourquoi il le dit de la façon dont il le dit. Je ne suis pas sûr, d’ailleurs, de posséder assez de mathématiques pour juger évident chacun de ses théorèmes : il faut donc que je me familiarise dès le début avec le style de ses démonstrations et, pour cela, que je les étudie en prenant bien mon temps.

J’ai d’ailleurs un obstacle à surmonter. Le cours d’arithmétique en seconde (ou en première, je ne sais plus) a été ma seule rencontre avec la théorie des nombres, qui ne figure ni dans le programme de Taupe ni dans celui de l’École polytechnique. J’ai compris alors que la congruence était l’une de ses clés, une autre étant les nombres premiers. Mais comment une chose aussi simple que la congruence peut-elle se révéler féconde ?

La fin du premier chapitre de Gauss m’a apporté une réponse : la congruence permet de démontrer les règles de divisibilité par 3, 9 et 11, démonstration que j’avais jusqu’alors vainement cherchée. Pour que Gauss se lance dans la théorie des nombres il a fallu qu’il anticipe cette fécondité : qu’est-ce qui a éveillé son intuition ?

*     *

La lecture attentive, lente, répétée, de l’œuvre d’un mathématicien créateur (Newton, Lagrange, Poincaré, Riemann, etc.) est un voyage en compagnie d’un grand esprit, chacun ayant son style propre. À la réflexion, la différence avec la lecture des œuvres littéraires me semble moins grande que je ne l’ai dit plus haut : quand je relis La Fontaine, Pouchkine, Tolstoï, Proust, Colette, etc. j’y trouve des choses nouvelles et m’arrête longuement sur certains paragraphes...

La différence réside dans la première lecture. Celle d’un bon texte littéraire semble facile mais ne révèle qu’une toute petite partie de sa richesse. Celle d’un texte mathématique est par contre des plus pénibles : mon cerveau, réticent, refuse d’abord hypothèses et notations, se demande à quoi tout cela peut servir, à quoi l’auteur a pu penser, quelles étaient ses intentions, qu’est-ce qui a guidé son intuition, etc.

J’éprouve d’ailleurs la même difficulté lorsque je relis après quelques mois mes propres travaux mathématiques, qui semblaient pourtant évidents pendant que j’écrivais.

Comme j’admire, comme j’envie ceux de mes camarades qui possèdent un talent naturel pour les maths et pour qui tout cela ne présente aucune difficulté !

lundi 29 avril 2019

Entrave à la circulation

La loi sanctionne l’entrave à la circulation (article L412-1 du code de la route) :

« Le fait, en vue d'entraver ou de gêner la circulation, de placer ou de tenter de placer, sur une voie ouverte à la circulation publique, un objet faisant obstacle au passage des véhicules ou d'employer, ou de tenter d'employer un moyen quelconque pour y mettre obstacle, est puni de deux ans d'emprisonnement et de 4 500 euros d'amende.

« Toute personne coupable de l'une des infractions prévues au présent article encourt également la peine complémentaire de suspension, pour une durée de trois ans au plus, du permis de conduire, cette suspension pouvant être limitée à la conduite en dehors de l'activité professionnelle.

« Lorsqu'un délit prévu au présent article est commis à l'aide d'un véhicule, l'immobilisation et la mise en fourrière peuvent être prescrites dans les conditions prévues aux articles L. 325-1 à L. 325-3.

« Les délits prévus au présent article donnent lieu de plein droit à la réduction de la moitié du nombre maximal de points du permis de conduire. »

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Les gilets jaunes qui se sont attroupés aux ronds-points ont manifestement commis le délit d’entrave à la circulation. Ils n’ont pas été sanctionnés, tout comme ne l’ont jamais été les chauffeurs de poids lourds ou de taxis qui organisent une « opération escargot », car la jurisprudence admet que la liberté de circuler soit limitée lorsque s’exerce la liberté de manifester.

Les autorités hésitent d’ailleurs à intervenir, même quand la manifestation n’est pas déclarée, car elles craignent de provoquer une radicalisation du mouvement. L’opinion a la même complaisance : nombreux sont ceux qui se rangent du côté des « manifestants » en pensant à leurs propres revendications.

Nous autres Français avons hérité de la noblesse de l’ancien régime un individualisme frondeur. Nous rêvons volontiers d’un monde sans institutions, sans organisations, dans lequel notre Moi chéri pourrait « jouir sans entraves », comme on disait en Mai 68.

Il en est résulté des divagations intellectuelles dont L’insurrection qui vient est l’exemple type. Elles sont aussi incohérentes que les revendications des gilets jaunes.

*     *

Bloquer la circulation a des conséquences. La plus visible, ce sont les accidents mortels (onze à ce jour sur les ronds points) mais il y en a d’autres : des infirmiers et médecins ne peuvent pas soigner les malades, des familles ne peuvent pas conduire les enfants à l’école, des entreprises, commerces et chantiers sont à mis à l’arrêt.

Lorsque l’entrave est organisée de façon systématique, jour après jour et sur l’ensemble du territoire, l’ampleur du délit est telle que la complaisance devient lâcheté.

Il a fallu que les gilets jaunes profanent l’arc de triomphe de l’Étoile, se comportent en pillards et en incendiaires, enfin qu’ils crient « suicidez vous ! » à des policiers, pour que l’opinion s’éloigne décidément d’eux. Ceux qui les approuvent encore attribueront sans doute ces excès à des provocateurs : quand on aime un enfant gâté, on lui trouve toujours des excuses…

Il faut pourtant savoir reconnaître la figure du Mal lorsqu’elle se dessine dans les comportements. L’interprétation psychosociologique n’y suffit pas.

Valeur et prix : un diagnostic

Sur un marché, des choses (biens, services, assemblages de biens et de services) sont échangées contre de la monnaie.

Pour que l’échange puisse avoir lieu il faut que l’acheteur et le vendeur soient dans des positions différentes : le vendeur préfère se séparer d’une chose qu’il possède pour recevoir de la monnaie en échange, l’acheteur préfère se séparer de sa monnaie pour acquérir une chose qu’il ne possédait ou n’utilisait pas. Le vendeur a « besoin de liquidité », l’acheteur « besoin de la chose », et la transaction satisfait simultanément ces deux besoins.

Chacun des deux acteurs a cependant un « prix de réservation » : celui du vendeur est un minimum au dessous duquel il refuserait de se séparer de la chose, celui de l’acheteur est un maximum. La transaction ne peut avoir lieu qu’à un prix situé entre ces deux prix de réservation. Ce prix est censé exprimer la valeur subjective de la chose, telle que ces deux acteurs l’évaluent.

Si les vendeurs et acheteurs sont nombreux, un « marché » se forme sur lequel s’expriment une « offre » et une « demande » résultant chacune de la distribution statistique des prix de réservation dans leurs deux populations.

La science économique a tenté de conférer l’objectivité à la valeur en l’assimilant au « prix de marché » qui résulte de la rencontre d’une offre et d’une demande. Ce concept a mis du temps à émerger et sa portée a des limites.

mercredi 10 avril 2019

Pensée, action, carrière

Trois façons d’être, trois styles, se manifestent dans les personnes à l’état pur ou, comme les couleurs, se combinent en une diversité de nuances. Nous les distinguerons selon ce qui accapare l’attention : l’action, la pensée, la carrière. Nous considérons d’abord ces styles dans leur forme pure, puis nous évoquerons la complexité des nuances qui se rencontrent dans la vie.

La carrière

L’attention de nombre de personnes se focalise sur la sociologie des pouvoirs, des légitimités, du prestige, du droit à la parole, du commandement. Cela dessine trois personnages : le soumis accepte cette sociologie et obéit à des ordres, le révolté la refuse et combat « le pouvoir », le but du carriériste est de grimper l’échelle hiérarchique.

Certains passent alternativement de la soumission à la révolte : on peut interpréter le phénomène des Gilets Jaunes comme une révolte des soumis, catalysée par les réseaux sociaux.

Dans certaines institutions le souci de la carrière semble exclusif de toute autre préoccupation : personne n’y songe à prendre le risque de « compromettre sa carrière ».

Pierre Musso est un philosophe passé par l’ENA. Deux poussins sortant de cette école, et dont les plumes commençaient à percer le duvet, demandèrent un entretien afin de lui poser la question qui les tourmentait : « comment faire carrière ? ».

Musso, amusé, leur conseilla d’adhérer simultanément à un parti de droite et à un syndicat de gauche ou, au choix, à un parti de gauche et à un syndicat de droite. « Ainsi, leur dit-il, vous serez parés à toute éventualité ».

Un éclair d’intelligence brilla dans l’œil des poussins : ils avaient pris la plaisanterie au sérieux. « Ils ont eu raison, me dit Musso par la suite, car quelques années plus tard ils ont été tous deux directeurs d’une administration centrale ».

Pour faire carrière il faut adhérer à un réseau qui vous soutiendra et dont la puissance supposée intimidera ceux qui pourraient nuire à votre avancement. Combiner deux réseaux, comme Musso l’a suggéré, c’est se rendre inexpugnable.

Il est opportun de se lier à un puissant par un serment d’allégeance, quitte à en changer à l’occasion. Il faudra aussi posséder un conformisme rassurant et du flair pour sentir les opportunités. Mieux vaut enfin ne pas être trop compétent, car la compétence nuit à la souplesse, mais il faut éviter de sembler stupide.

Si vous respectez ces conditions, et si votre attention se concentre sur l’échelle qu’il s’agit de grimper, les galons puis les étoiles tomberont sur vos épaules. Mais serez-vous un véritable stratège une fois parvenu au grade de général ? « Il n’est pas raisonnable de croire que quelqu’un qui s’est pendant vingt-cinq ans conformé aux attentes de l’institution puisse devenir soudain un stratège à l’approche de la cinquantaine1 ».

vendredi 22 mars 2019

Qu’est-ce qu’un « Bourgeois » ?

Comme le montre une photographie de l’AFP les Gilets Jaunes ont tagué sur la façade de Cartier un calembour qui fait sourire. Mais que leur ont donc fait les « bourgeois » pour être attaqués de la sorte ?


Cela remonte à loin. L'« esprit bourgeois » est jugé mesquin et vulgaire. Notre grande littérature le vitupère : il s’incarne chez Flaubert dans le pharmacien Homais, l'officier de santé Bovary, les étranges Bouvart et Pécuchet, qui tous sont des imbéciles. Chez Stendhal Julien Sorel, Fabrice del Dongo et Lucien Leuwen, toujours prêts à se battre en duel, adhèrent aux valeurs de l'aristocratie tandis que le docteur Du Poirier, bourgeois, est un personnage odieux. Chez Proust la bourgeoisie s'incarne dans le ridicule du couple Verdurin et le snobisme de l'ingénieur Legrandin. Balzac se pâmait d'admiration devant les duchesses.

Dans l'ensemble, et malgré des exceptions auxquelles nous reviendrons, la littérature exprime la nostalgie des valeurs aristocratiques et le mépris, ou l’ignorance, des valeurs bourgeoises. L'« artiste » qu'incarnent Théophile Gauthier, Flaubert et Baudelaire, se croit supérieur à sa position sociale qu'il méprise parce que bourgeoise, tout en sacrifiant bourgeoisement à « l’art pour l’art » qu’il croit aristocratique.

C'est qu'il est facile d'adhérer aux valeurs de l’aristocratie : l'honneur de la famille et du nom, que l'on défendra l'épée à la main ; le courage qui s'exprime à la guerre et lors des duels ; le goût du luxe et, parfois, de l'élégance et de la beauté, tout cela est « noble » et peut séduire l'imagination d'un adolescent comme celle d'un adolescent prolongé.

Les valeurs de la bourgeoisie sont plus complexes car le bourgeois s'efforce d'anticiper les conséquences futures de son action, de ses investissements : il est calculateur, prudent, méthodique. Il lui arrive de se spécialiser dans une science, une technique, un métier, et il sera alors plus difficile encore de comprendre ce qui se passe dans sa tête.