vendredi 30 novembre 2018

Pourquoi tant de haine envers Emmanuel Macron ?

Comment s’expliquer la haine dont Emmanuel Macron est l’objet ? Je vois deux raisons.

D’abord, une réaction somme toute normale des dignitaires et élus des partis de droite et de gauche, qui estiment que Macron et la République en marche leur ont volé leur place légitime, et aussi la réaction des électeurs de ces partis, désormais privés des repères habituels que leur fournissait l'éventail gauche-droite.

Ce qui reste de ces organisations va naturellement manifester une malveillance vigilante envers le chef de l’État : tout ce qu’il dit, tout ce qu’il fait, sera dénigré quoiqu’il puisse dire ou faire. C’est de bonne guerre mais le spectacle de cette réaction quasiment mécanique est lassant.

Elle ne suffit pas cependant pas pour expliquer que les « gilets jaunes » crient « Macron, démission ! ». Il y a donc autre chose.

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Je parle beaucoup avec des personnes qui sympathisent avec ces gilets jaunes ou même vont peut-être, de temps à autre, bloquer un rond-point, et je crois les comprendre (comprendre n’est pas la même chose qu’approuver).

L’élection présidentielle a frustré leur attente : il leur aurait fallu un président « à la Trump », quelqu’un qui pense et parle comme eux et non comme on pense et parle quand on a reçu une éducation poussée, quelqu’un aussi sans doute qui sache satisfaire un obscur besoin d’autoritarisme.

samedi 24 novembre 2018

Un canular philosophique

Le « canular » est dans le langage de l'Ecole Normale une mystification. Les normaliens s'y livrent avec délices en donnant libre cours à leur imagination.

Jean Mistler décrit dans Le Bout du Monde celui qui fut perpétré lors du concours de 1908. Je cite :

« Le second jour de l'oral, une note revêtue des cachets les plus authentiques et d'une signature de Lavisse, qui l'était moins, informa les candidats que M. Boutroux avait bien voulu accepter de les interroger sur l'histoire de la philosophie : cette épreuve facultative, ajoutait le papier, et qui était tombée depuis de longues années en désuétude, n'entrerait naturellement en ligne de compte que pour les notes supérieures à la moyenne. L'interrogation avait lieu salle E. Sept ou huit candidats s'y présentèrent, un Monsieur voûté, maigre, barbu, retranché derrière sa chaire, posait des questions avec une indulgence vraiment digne d'un grand esprit. Les réponses qu'il obtenait sur la caverne de Platon, sur le premier moteur d'Aristote, sur la statue de Condillac, l'enchantaient, et chaque candidat se voyait gagnant cinq ou six places au classement : bientôt, ils furent trente attendant leur tour. L'heure avançait :

« — Une dernière question pour ce matin, fit le maître, et très générale. Voyons, Monsieur, que pensez-vous de Kant ?

« Et le malheureux de déballer toute sa science sur le noumène, le phénomène, l'impératif catégorique, la loi morale dans le cœur de l'homme et le ciel étoilé...

« Boutroux hochait la tête : — Oui, je vois que vous connaissez bien le philosophe de Koenigsberg, mais votre avis personnel, comment le résumeriez-vous en une phrase, en un mot ?

« — En une phrase, ce n'est guère possible. Kant, la Critique de la raison pure, euh, Kant...

« — Je vais vous aider ; Kant était le roi des c... !

« La stupeur foudroyait le candidat, sidérait ses camarades, — mais M. Boutroux ne s'arrêtait pas :

« — Parfaitement, le roi des c... ! Et j'en dirai autant de ceux qui passent leur vie à faire de la philosophie, métier d'idiots, ainsi moi, j'ai soixante-quinze ans, je suis illustre — un rictus amer plissait son front — je suis de l'Académie française et je n'ai pas de quoi m'acheter un pantalon !

« Se levant alors de sa chaise, l'examinateur retroussait les pans de sa redingote et apparaissait nu jusqu'à la ceinture... »

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Ce canular a plus de profondeur qu'il y paraît à la première lecture. Les Grands Auteurs du programme — Platon, Aristote, Kant, etc. — sont enserrés dans un linceul amidonné qui ôte toute vie à leurs textes : on tue une pensée lorsqu'on la hisse sur un piédestal pour en faire une statue.

Dire « Kant était le roi des c... ! », c'est rendre le mouvement à la statue, la faire descendre du piédestal, restaurer enfin le droit d'une pensée redevenue vivante à la discussion et à la controverse.