mardi 30 décembre 2014

Conférence à X-Mines Consult

L'institut de l'iconomie a donné le 26 novembre 2014 une conférence sur la "révolution digitale" devant l'association X-Mines Consult.

Voici le lien vers la vidéo : http://www.iconomie.org/conference-xmc-la-revolution-digitale/.

samedi 27 décembre 2014

Que dire : « numérique », « digital », « informatique » ?

La conversation entre Vincent Lorphelin et Stanislas de Bentzmann qu'a diffusée récemment Xerfi Canal m'a éclairé sur la portée du mot « numérique ».

Le « numérique », dit M. de Bentzmann, c'est « la transformation des usages, des processus. On sort de l'entreprise pour entrer chez les clients, les partenaires, les collaborateurs. La technique ouvre des portes dont les consommateurs et les salariés se saisissent ».

Pris à la lettre « numérique » désigne le codage des documents (son, texte, image, vidéo, programme, etc.) avec des zéros et des uns, qui associe à chaque document un (très grand) nombre entier noté en binaire : pour le codage du son, par exemple, voir transmission analogique et transmission numérique. L'anglicisme « digital », qui remplace « nombre » par « chiffre », ne signifie rien de plus.

Mais puisque l'usage attribue désormais à « numérique » le sens que lui donne M. de Bentzmann, acceptons le et voyons ce que nous pouvons en faire. Il s'agit « des nouveaux usages, des nouvelles façons de travailler et de consommer, des nouveaux modèles d'affaire, des nouvelles formes de concurrence », que l'informatique a rendus possibles. Le « numérique », c'est donc l'ensemble des conséquences de l'informatisation. L'informatique est sa cause matérielle.

Ce point de vue est légitime : l'informatisation ayant ouvert des possibles qui offrent à l'action un nouveau continent, il s'agit d'acquérir les savoir-faire et savoir-vivre qui permettront d'en tirer parti. Tout le monde est invité à participer à cette aventure : les consommateurs, les salariés, les informaticiens, les stratèges des entreprises et de la politique. Le continent que l'on envisage ainsi est celui qui est ouvert aujourd'hui par les techniques disponibles, et auxquelles il s'agit de s'adapter au mieux.

S'il s'agit cependant de penser non seulement la situation actuelle, mais l'évolution qui nous y a conduits et, en la prolongeant, la perspective du futur que l'on nomme « prospective », alors on ne peut plus supposer que les « technologies » auquel il convient de s'adapter soient stables ni même définies avec précision : elles ont évolué et elles évolueront encore, selon une dynamique qui les entrelace avec leurs usages, et pour pouvoir penser cette dynamique il faut examiner l'histoire des techniques – celle par exemple des langages de programmation, du traitement de texte, du tableur, de l'Internet, etc. : voir comment ils ont été inventés, perfectionnés, rodés au contact de leurs utilisateurs, connaître les échecs et les succès des pionniers, les résistances que les innovations ont rencontrées, et comment ces résistances ont fini par céder. Cela permet de sortir de l'illusion, si répandue, qui fait croire que ce qui existe aujourd'hui a toujours existé et perdurera à l'identique.

La technique et l'usage obéissent à deux logiques différentes. L'usage se déploie dans l'espace du possible, tel que la technique l'offre hic et nunc. Cet espace est donc la condition nécessaire de son existence - et non la condition suffisante, car la technique ne détermine pas l'usage dans tous ses détails et d'ailleurs il se peut que des usages possibles ne voient pas le jour. Réciproquement, l'évolution de la technique est orientée par une anticipation de l'usage (voir Steven Levy, Hackers, et Michael Hiltzik, Dealers of Lightning) : la technique se développe à la rencontre entre les besoins anticipés, la nature physique qui offre ses matériaux, et la logique. Ajoutons que les usages se développent à partir des usages antérieurs, qu'ils transforment, et qu'il en est de même de la technique.

Confronté à une telle dynamique le raisonnement doit embrasser les dialectiques de l'invention et de l'innovation, de la technique et des usages, du possible et du pratique, de la cause matérielle et de ses conséquences : il acquiert ainsi l'intuition nécessaire pour se représenter le futur dans ses grandes lignes, s'orienter en conséquence, définir une stratégie et une politique.

Alors que « numérique » convient, admettons le, pour désigner l'adaptation à la situation technique actuelle, tâche déjà passablement compliquée, le mot qui convient pour désigner cette dynamique est « informatisation ». Il connote en effet tout à la fois l'évolution du possible technique et celle du couple que forment l'être humain et l'automate programmable, tel qu'il s'organise dans les institutions et la vie personnelle de chacun.

Je comprends pourquoi « numérique » m'a longtemps été antipathique. Je ne peux en effet comprendre la situation actuelle que si je la situe dans une histoire et la prolonge vers un futur : le mot « informatisation » m'est donc nécessaire. Mais j'admets que « numérique » puisse convenir à ceux dont la priorité est l'adaptation des comportements aux possibilités qui existent hic et nunc, tâche évidemment utile.

Raymond Aron, Le marxisme de Marx, de Fallois, 2002

J'ai connu un penseur : mon père. Sa pensée était à la fois ferme et souple. Il n'était certes pas commode mais il soumettait instantanément ses idées au joug de l'expérience ou à la contrainte d'une démonstration. Cette expérience me permet de reconnaître un penseur, que ce soit par la lecture ou en face à face, et de le distinguer de la foule des farceurs. Raymond Aron et Karl Marx sont des penseurs, ce livre décrit leur rencontre.

Aron a étudié Marx avec passion. Il n'était pas marxiste mais il avait reconnu chez Marx une orientation proche de la sienne : considérer la société comme un être vivant que l'on situe dans son histoire et dont on s'efforce d'élucider la dynamique. Marx était ainsi pour lui un de ces rares interlocuteurs avec lesquels la conversation est véritablement utile.

Bien des choses le contrariaient cependant : la brutalité du polémiste, l'enfermement de l'économiste dans la valeur-travail de Ricardo, l'ambiguïté d'une pensée qui, étant inachevée, se prêtera plus tard à des détournements et en particulier à celui, outrageusement mécaniste, commis par Lénine, Trotsky et Staline. Si Aron a admiré le génie du penseur, il a déploré ce que ses prétendus héritiers ont fait de sa pensée.

mardi 23 décembre 2014

Les études économiques en support des nouveaux services

(Texte de la conférence du 10 avril 2014, publié dans le n° 19 des cahiers de l'Association pour l'Histoire des Télécommunications et de l'Informatique).

J'arrive au CNET1 en 1983 à l'invitation de François du Castel pour y monter une « mission d'études économiques ». Cette mission devait éclairer la perspective de la diversification des services sur les réseaux télécoms en coopération avec l'équipe de Patrice Flichy qui, elle, menait des recherches sur la sociologie des usages.

Le service téléphonique avait en effet pratiquement atteint sa pénétration finale après l'effort d'équipement lancé à partir de 1974. L'énergie acquise par la DGT dans cette période de vive croissance se cherchait de nouveaux débouchés : ce sera le Minitel, puis le Plan Câble.

Je venais de l'INSEE et ne connaissais rien aux télécoms. Il a donc fallu que je me mette à l'école comme un bizut en lisant des livres, en écoutant les chercheurs du CNET et surtout les explications que me donnait généreusement du Castel.

J'ai eu bien du mal à comprendre la diversité des télécoms : le codage numérique du signal vocal, le modèle en couches, les règles d'ingénierie et la hiérarchie des commutateurs du réseau général, l'architecture de Transpac, le protocole Ethernet sur les réseaux locaux d'établissement, etc. Il faudra je fasse un cours sur les techniques des télécoms à l'ENSPTT pour assimiler enfin leur vocabulaire, leurs principes et leurs méthodes. Je suis étonné quand je vois un inspecteur des finances accepter de prendre la présidence du gigantesque automate qu'est le réseau télécom sans éprouver apparemment la moindre inquiétude...

mercredi 10 décembre 2014

Lassitude

« Il nous faudrait un projet », vous dit-on. Vous en proposez un. « Il nous faudrait un projet », vous dit-on encore. Votre proposition n'a pas été entendue. On ne vous dit pas que ce projet n'est pas le bon, ni qu'il faudrait l'améliorer, car on n'y entre pas : on l'ignore. Vous souhaiteriez une discussion, on vous la refuse.

Vous dites « il faut s'orienter vers l'iconomie ». On vous répond « qu'est-ce que l'iconomie ? ». Vous énoncez une définition, la même personne demande encore « qu'est-ce que l'iconomie ? ». Vous répétez la définition, et de nouveau : « qu'est-ce que l'iconomie? », etc.

Après avoir dit « il nous faudrait un projet », on ajoute « nous n'avons pas besoin d'une théorie : ce qu'il faut, c'est avancer à petits pas dans la bonne direction ». Mais comment trouver « la bonne direction » si l'on n'a pas examiné la situation et tiré au clair des relations de cause à effet – ce qui, qu'on le veuille ou non, constitue une théorie ?

Ces personnes qui vous interrogent voudraient bien avoir un projet, une orientation, mais pas au point de faire l'effort d'entendre, de lire, de réfléchir, pas au point de faire l'effort de penser. La situation n'est apparemment pas encore assez dramatique.

Il ne faut pas croire qu'une démonstration puisse convaincre, qu'une définition puisse se partager : cela n'est vrai que pendant les cours de maths, et encore. Dans la vraie vie, seuls les démagogues se font entendre car ils savent, eux, comment il convient de répondre à des interrogations sans objet, des inquiétudes sans sujet, de vagues désirs sans urgence.

Tout cela me rappelle un sketch d'Anne Roumanoff : un enfant pose des questions à sa maman et chaque réponse est suivie d'un nouveau « pourquoi ? » jusqu'à ce que Maman, excédée, réponde « Merde ! ».

vendredi 5 décembre 2014

Des vieilles applications aux nouveaux processus

(Contribution à l'ouvrage de Jean Rohmer, Des tabulatrices aux tablettes, CIGREF et Nuvis, 2014.)

Introduction

L'informatisation s'est longtemps focalisée sur les « applications », programmes informatiques qui s'appuient sur la définition des données et sur des algorithmes. L'« approche par les processus », qui embrasse à la fois l'informatisation et l'organisation du travail humain, s'est imposée progressivement dans les années 1990.

Elle concrétise un alliage du cerveau humain et de l'automate qui fait émerger progressivement une économie et même une société nouvelles. Les entreprises commettent beaucoup d'erreurs mais, contrairement aux politiques, elles ne peuvent pas échapper longtemps à la pression physique de la nécessité. Elles constituent donc le laboratoire dans lequel cet alliage pourra par tâtonnement trouver sa pleine efficacité – mais il n'est pas sûr que cela se passera en France.

Application et processus

Une « application », c'est un programme qui reçoit des données (saisies manuellement ou provenant d'autres applications) puis leur applique un traitement pour fournir des résultats. Ainsi un programme de paie, convenablement alimenté, fournit des feuilles de paie, un programme de comptabilité fournit des comptes à jour. Les outils du travail personnel (traitement de texte, tableur) sont eux aussi des applications.

Le mot « processus » résume l'expression « processus de production » : il désigne l'ensemble des opérations qui, dans une entreprise, permettent d'élaborer un produit à partir de matières premières ou produits semi-finis.

À tout produit correspond le processus qui permet de le produire. Les processus existent donc depuis le néolithique et le concept n'a rien de nouveau. Cependant un processus peut être plus ou moins bien organisé. S'il est gouverné par des habitudes et traditions implicites son efficacité sera presque toujours médiocre : délais et qualité aléatoires, tâches redondantes, bras morts où s'égarent des travaux inachevés, etc.

La modélisation d'un processus explicite et organise la succession des activités qui contribuent à l'élaboration du produit. Elle permet aussi de contrôler qualité et délais.

L'informatique s'est focalisée au début des années 60 sur des opérations gourmandes en temps et en paperasses : comptabilité, paie, facturation, gestion des stocks, prise de commande. Elle s'est ainsi résumée à quelques grandes applications auxquelles l'entreprise attribuait un nom propre : Frégate à France Telecom, Sabre et Amadeus dans le transport aérien.

L'attention des informaticiens s'est naturellement concentrée sur les algorithmes qui procurent un résultat à partir des données saisies. Mais il est bientôt apparu qu'une même saisie devait pouvoir nourrir plusieurs applications, que le résultat d'une application devait pouvoir en alimenter une autre : la normalisation des bases de données et l'architecture des systèmes d'information ont dans les années 70 répondu à l'exigence de cohérence qui en résultait.

Dans les années 80 la dissémination des micro-ordinateurs et des réseaux locaux – puis dans les années 90 celle de l'Internet – a fait franchir un pas supplémentaire. Avec la documentation électronique et la messagerie il devenait en effet possible d'informatiser le parcours d'un processus en transférant d'un poste de travail au suivant les documents où s'inscrit l'élaboration du produit. À chacune de ces étapes l'informatique a dû s'enrichir de spécialités nouvelles tandis que des spécialités auparavant prestigieuses étaient repoussées au second rang : cela ne s'est passé ni sans drames, ni sans conflits.

lundi 1 décembre 2014

Introduction à la concurrence monopolistique

J'ai étudié la concurrence monopolistique dans les années 1980 pour pouvoir modéliser l'économie que l’informatisation faisait alors émerger.

Pour certains économistes, une expression qui associe « concurrence » et « monopole » semble un oxymore : ils préfèrent dire « concurrence oligopolistique », ce qui risque de leur faire perdre la solidité que la cohérence logique apporte au raisonnement.

Le modèle de l'iconomie (« économie informatisée efficace ») se bâtit en deux phases, l'une convergente et l'autre divergente, qui forment comme les deux moitiés d'un sablier. La première procède par induction : considérant les caractéristiques physiques de l'économie informatisée, elle infère que le marché de la plupart de ses produits obéit au régime de la concurrence monopolistique. La deuxième procède par déduction : prenant ce régime pour acquis, elle infère ses conséquences économiques et, plus largement, anthropologiques.

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L'informatisation implique l'automatisation des tâches répétitives : l'essentiel du coût d'un produit se condense dans l'investissement qui est antérieur à la production proprement dite. Pour schématiser cela, on postule que le coût de production se réduit au coût fixe C.

Le coût moyen C/q étant d'autant plus bas que la quantité produite est plus élevée, le rendement d'échelle est croissant. L'entreprise qui détient la part de marché la plus importante peut alors pratiquer un prix plus bas que celui de ses concurrentes et, en principe, s'emparer de la totalité du marché : on dit alors que celui-ci obéit au régime du « monopole naturel ».

Ce n'est pourtant pas le cas même pour les produits fondamentaux de l'économie informatisée : sur le marché des microprocesseurs Intel est concurrencé par AMD, Samsung, etc., sur celui des systèmes d'exploitation Microsoft est concurrencé par Apple, Google, Linux, etc.

L'explication de ce phénomène réside dans une différenciation du produit qui répond à la diversité des besoins des consommateurs : le régime du marché n'est donc pas le monopole naturel, mais la concurrence monopolistique. Nous l'illustrerons en prenant un exemple simple.

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Considérons une plage de longueur L où des vacanciers sont répartis selon la densité uniforme σ.

Un marchand de glaces s'installe. Il vend ses glaces au prix p. La consommation d'une glace procure à un vacancier le plaisir U mais l'aller-retour est d'autant plus pénible que la distance d qui le sépare du glacier est plus longue : nous supposons ce désagrément égal à kd.

La satisfaction S que la consommation d'une glace procure à un vacancier est donc :
S = U – p – kd .