jeudi 22 février 2018

Prédation et prédateurs

Jean-Philippe Denis a consacré sur Xerfi Canal deux émissions à Prédation et prédateurs (Economica, 2008). L'une est courte (2 min 22 s), l'autre l'est un peu moins (10 min 42 s).

Voici la vidéo "courte" :



Et voici la vidéo "longue" :




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Pour compléter le propos, je republie ci-dessous la vidéo et le texte de l'exposé diffusé sur Xerfi Canal le 6 avril 2011.

mardi 13 février 2018

Écologie et iconomie

Ce texte est un complément à « Comprendre l’iconomie ».

Jean-Marc Béguin m’a dit que la transition énergétique n'apparaissait pas dans les modèles iconomiques. Il s’interroge sur ma « probable dispute » avec Jean-Marc Jancovici.

Voici ce que je lui ai répondu :

Jancovici est un de mes meilleurs amis. Je respecte son courage et suis membre de l'association X-Environnement qu'il anime.

Je ne suis cependant pas entièrement d’accord avec son raisonnement, qui s'appuie sur la corrélation entre le PIB et la consommation d'énergie, dans laquelle la part de l'énergie d'origine fossile est peu compressible. Jancovici en déduit que la décroissance s'impose pour limiter le réchauffement climatique.

Je lui dis :
  1. qu'il extrapole une corrélation constatée dans l'économie mécanisée, alors que l'économie s'est informatisée ;
  2. que la croissance en volume, caractéristique de l'économie mécanisée et mesurée par le PIB, fait place dans l'économie informatisée à une croissance en qualité avec la différenciation des produits qu'implique la concurrence monopolistique ;
  3. que l'économie informatisée exploite une ressource naturelle inépuisable, le cerveau humain, que l'économie mécanisée avait laissée en jachère ;
  4. qu'il en résulte une transformation du rapport avec la nature que les écologistes devraient considérer.
Jancovici répond en substance :
  1. que les ordinateurs consomment de l'énergie (c'est vrai mais cette réponse est trop courte : il faudrait un bilan des effets de l'informatisation sur l'énergie) ;
  2. que l'informatique est gourmande en terres rares et autres ressources minérales limitées (c'est vrai, mais il faudrait un raisonnement incluant les évolutions possibles de la technique et des produits).

dimanche 11 février 2018

Bienvenue aux Ukrainiens et aux Russes !

Les statistiques montrent que volle.com est de plus en plus souvent consulté depuis l'Ukraine et la Russie.

La semaine dernière les consultations de ces deux pays ont été plus nombreuses que celles venant de France, auparavant majoritaires.

volle.com souhaite amicalement la bienvenue à ces nouveaux lecteurs, et espère que ce qu'il publie pourra leur être utile.

lundi 5 février 2018

Ingénierie et iconomie

Ce texte conclut la série « Comprendre l’iconomie »

L’ingénierie de l’entreprise numérique conjugue donc une ingénierie proprement informatique, celle du « système d’information » et des automatismes, avec l’ingénierie physique qui s’applique aux matériaux que la production transforme1. Il faut leur ajouter une « ingénierie d’affaires » car pour limiter les risques la production est le fait de plusieurs entreprises partenaires.

L’interface avec le système d’information doit présenter à chaque agent, à chaque instant, les documents et logiciels qui lui permettent d’agir face à la situation où il se trouve soit en donnant un avis, soit en lançant une action : ainsi se concrétise dans l’action la symbiose du cerveau humain et de la ressource informatique. Le couple qu’ils forment tire parti de la puissance des processeurs et de la richesse de la mémoire informatique pour obtenir une performance auparavant impossible.

Le partage du travail entre l’être humain et l’automate doit être défini selon ce que chacun des deux sait faire mieux que l’autre : à l’automate le travail répétitif, qu’il exécute avec rapidité et fiabilité ; à l’être humain les tâches qui exigent du discernement devant des cas particuliers complexes, de l’initiative devant l’imprévu, du jugement, de l’empathie, etc.

L’ingénierie de la matière (conception et construction des avions, automobiles, navires, réseaux, logistique, etc.) est soumise aux contraintes du rapport avec la nature physique tout en étant pénétrée par l’informatique : logiciels de simulation pour la conception des produits, automatisation et informatique embarquée pour leur fonctionnement. La physique des choses s’entrelace ainsi, de façon intime, avec la logique de la programmation et la physique des processeurs, mémoires et réseaux informatiques.

Pour pouvoir concevoir de tels systèmes, l’ingénierie a recours à des « modèles en couches » qui articulent diverses logiques usant chacune d’un protocole qui lui est propre, et communiquant entre elles par des interfaces.

La synergie des cerveaux d’œuvre mobilise les couches de l’ingénierie du système d’information2 : ingénierie sémantique pour le partage des concepts, ingénierie du processus de production pour l’organisation de la succession des tâches, ingénierie du contrôle pour la supervision de la production, ingénierie stratégique pour la relation entre l’informatisation et les priorités de l’entreprise, ingénierie d’affaires pour la formation et l’interopérabilité des partenariats.

Outre les entreprises, l’ingénierie concerne les nations. La concurrence monopolistique s’exerce en effet aussi à leur niveau selon un jeu stratégique qui interdit la naïveté : dans la « guerre économique » en cours chaque nation doit savoir tirer parti de l’informatisation pour conforter la qualité de ses produits sur le marché mondial et équilibrer sa balance des paiements.

Il ne suffit pas de s’émerveiller devant les start-ups, ni de suivre à répétition la mode qui enfle une bulle autour d’une technique, puis d’une autre.

Des infrastructures doivent être développées, des compétences doivent être formées, la créativité doit être encouragée et le savoir-faire protégé. L’innovation transformant sans cesse le monde, la politique économique ne peut pas se borner aux prescriptions du libre échange des produits et des capitaux3 : des positions devant être prises et maintenues dans les techniques fondamentales, l’État doit savoir défendre certaines entreprises comme si elles étaient autant de forteresses.
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1 Jean-Pierre Meinadier, Le métier d’intégration de système, Hermès, 2002.
2 Michel Volle, « Système d’information», Encyclopédie des techniques de l’ingénieur, 2010.
3 Friedrich List, Das nationale System der politischen Ökonomie, 1841.

Management et iconomie

Ce texte fait partie de la série « Comprendre l’iconomie »

Il n’est pas possible d’organiser ni de gérer le cerveau comme dans l’économie mécanisée1. L’entreprise numérique délègue en effet des responsabilités au cerveau d’œuvre : aux concepteurs, qui font face à la nature physique ainsi qu’aux besoins qu’il s’agit d’anticiper ; aux personnes de la première ligne, qui produisent les services face aux clients.

L’entreprise numérique est un être psychosociologique car le cerveau humain ne peut être efficace que s’il se sait libre de penser, d’imaginer, de s’exprimer. L’entreprise doit donc déléguer à ses agents, contrairement aux principes de l’organisation hiérarchique, une légitimité (droit à la parole, droit à l’erreur) qui réponde aux responsabilités dont elle les charge.

Tandis que le cerveau d’œuvre travaille en symbiose avec la ressource informatique, qu’il perçoit à travers l’interface que lui offre le système d’information, l’efficacité de l’entreprise repose aussi sur la synergie des actions individuelles.

Avec la main d’œuvre, à qui l’entreprise de l’économie mécanisée ne demandait que d’exécuter les tâches prescrites par un encadrement, cette synergie a pu résulter d’une définition hiérarchique des tâches orientée vers l’efficacité, puis imposée par une discipline.

Avec le cerveau d’œuvre la hiérarchie n’a plus le monopole de la réflexion : la synergie des compétences, condition nécessaire de la cohérence des actions et de leur efficacité d’ensemble, s’obtient par l’adhésion collective à une orientation commune, à des valeurs partagée. Le partage des valeurs est conditionné par l’exemplarité des entrepreneurs et des animateurs, un « story telling » devant susciter l’adhésion2.

La symbiose qui forme le cerveau d’œuvre, ainsi que la synergie des cerveaux d’œuvre, sont conditionnées par une ingénierie qui sache articuler la technique informatique à toutes les autres techniques qu’exige l’action productive.

À suivre : « Ingénierie et iconomie ».
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1 Jean-Philippe Denis, Introduction au Hip-Hop Management, Éditions EMS, 2014.
2 Chez Criteo et Talan le management a été remplacé par une négociation sur les objectifs et un coaching. Dans les DAO (Decentralized Autonomous Organization) le rôle de l’équipe se limite au design d’un projet en espérant qu’une communauté y adhérera : l’investissement porte sur l'ingénierie du projet, financière par l’émission de tokens et organisationnelle par les interfaces de collaboration.

L’iconomie est une économie patrimoniale

Ce texte fait partie de la série « Comprendre l’iconomie »

Quand tout le coût de production se concentre dans le coût fixe initial, l’essentiel du travail est consacré à la formation d’un capital fixe : comme le flux du « travail vivant » est négligeable, le capital (« travail mort » accumulé) est le seul facteur de production.

L’économie numérique est donc hyper-capitalistique : le travail est principalement consacré à l’accumulation d’un patrimoine de l’entreprise1. La compétence du cerveau d’œuvre elle-même est un patrimoine personnel que chaque agent accumule et entretient.

Le caractère hyper-capitalistique de l’économie a des conséquences. L’économie numérique est celle du risque maximum parce que l’essentiel du coût de production est dépensé avant que le produit ne soit mis sur le marché. D’autre part cette économie est exposée à un risque de prédation, car rien n’est plus rentable pour un prédateur que de s’emparer d’un patrimoine mal protégé. Ce risque est aggravé par les armes qu’offre l’informatique : sa puissance et sa discrétion facilitent l’abus de biens sociaux, la fraude fiscale, la corruption et le blanchiment.

En l’attente des recettes qu’apportera la vente de son produit l’entreprise doit financer le coût fixe : l’accès au crédit, aux fonds propres ou quasi-fonds propres est donc une nécessité vitale. Le cycle économique sera marqué, de façon plus forte encore qu’à d’autres époques, par la succession des épisodes d’endettement et de désendettement, couplée à la succession des générations2.

L’analyse de ce phénomène, associée à celle de la dynamique de l’informatisation, permet d’anticiper comme l’a fait Pierre Olivier Beffy l’évolution de l’économie numérique dans les prochaines décennies.

À suivre : « Management et iconomie ».
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1 Pierre Olivier Beffy, Talkin’ ‘bout 20 generations, Exane Paribas, 2017.
2 William Strauss et Neil Howe, The Fourth Turning, Broadway Books, 1997.

La nature et l’iconomie

Ce texte fait partie de la série « Comprendre l’iconomie »

L’informatisation a fait entrer l’économie dans le système technique que Bertrand Gille a nommé « système technique contemporain1 ». Une évidence s’impose : la relation de l’entreprise avec la nature n’est plus ce qu’elle était avant l’informatisation. Si l’on nomme « nature » l’ensemble des ressources et obstacles que rencontre l’action, on peut dire que la nature a changé.

C’est là le fait fondamental sur lequel s’appuient notre analyse de l’économie numérique, puis le modèle de l’iconomie. Regardons ce qui se passe : chacun des agents d’une entreprise est assisté par un ordinateur, interface vers une ressource informatique mondiale composée de documents, logiciels, mémoires et processeurs, et dotée d’ubiquité grâce à l’Internet.

L’ubiquité de la ressource informatique a supprimé nombre des effets de la distance géographique : celle-ci n’existe pas sur l’Internet et ses effets sur le transport des biens ont été pratiquement annulés par la logistique des containers, elle-même informatisée.

La relation de l’entreprise avec la matière est par ailleurs transformée par l’automatisation des tâches répétitives : des robots s’activent dans les usines, le pilotage des avions est assisté par un pilote automatique, les tâches intellectuelles sont assistées par des moteurs de recherche et des « intelligences artificielles » (aides au diagnostic, traducteurs automatiques, assistants personnels, etc.) . Bénéficiant de la puissance des processeurs et des mémoires, cette automatisation permet des actions qui étaient impossibles avant l’informatisation.

Les tâches répétitives étant automatisées, la main d’œuvre qui occupait autrefois la part essentielle de l’emploi n’a plus de raison d’être : elle est remplacée par le cerveau d’œuvre car l’entreprise demande à l’agent qui travaille devant son ordinateur d’user de discernement et de faire preuve d’initiative. Le cerveau des agents, que la main d’œuvre avait laissée en jachère, est contrairement à l’énergie d’origine fossile une ressource naturelle inépuisable car renouvelée à chaque génération.

La conception des produits, l’ingénierie de leur production et, notamment, la conception et la programmation des automates, exigent une forte dépense : la fonction de coût des entreprises comporte donc un « coût fixe » élevé et par ailleurs le coût marginal est faible puisque la production est automatisée.

Outre la conception du produit le cerveau d’œuvre doit assumer les services que le produit comporte car chaque produit est un assemblage de biens et de services (conseil avant-vente, financement d’un prêt, formule tarifaire, information, maintenance, dépannage, replacement et recyclage en fin de durée de vie). Dans l’économie numérique l’essentiel de l’emploi se trouve donc d’une part dans la conception, d’autre part dans les services. Le coût de production des services est un coût de dimensionnement, autre type de coût fixe qui s’additionne au coût de conception.

Dès lors la fonction de production est à rendement d’échelle croissant : il n’est plus possible de vendre au coût marginal, car cela ne permettrait pas de rémunérer le coût fixe. Ce fait renverse une des hypothèses sur lesquelles s’appuie la théorie néo-classique de l’équilibre général2 : la physique de la production informatisée contraint à renoncer au modèle qui pouvait convenir à l’économie mécanisée, celui où l’équilibre général s’appuie sur le régime de la concurrence parfaite.

Comme le rendement d’échelle est croissant, on démontre que chaque secteur de l’économie numérique obéit soit au régime du monopole naturel, soit à celui de la concurrence monopolistique. La concurrence monopolistique s’établit dans les secteurs dont le produit est susceptible d’une différentiation qualitative, c’est-à-dire en fait dans la plupart des secteurs. Cette différenciation concerne les biens mais aussi et davantage les services que le produit comporte.

C'est un résultat fondamental. Il ne découle pas d’une préférence ni d’un choix idéologique, mais de la prise en compte de la réalité physique de la production.

Sous le régime de la concurrence monopolistique la stratégie de l’entreprise est de différencier son produit pour conquérir un monopole temporaire sur un segment des besoins mondiaux : cela provoque le flux d’innovation dont résulte une croissance qualitative et celle-ci n’a pas de limite car on ne peut pas assigner de limite aux besoins en termes de qualité3.

Nous avons tiré les conséquences physiques et pratiques de l’informatisation de l’action productive, nous en avons déduit quelques conséquences économiques, mais il faut aller plus loin.

À suivre : « L’iconomie est une économie patrimoniale ».
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1 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, coll. La Pléiade, 1978.
2 « On ne peut éviter le naufrage de la théorie de l'équilibre général qu'en supposant que pour la plupart des entreprises le régime du marché ne s'écarte pas beaucoup de la concurrence parfaite et que les prix ne s'écartent pas beaucoup du coût marginal de production en niveau comme en évolution » (John Hicks, Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84).
3 Nombreux sont cependant ceux qui voient encore dans la concurrence parfaite la recette unique de l’efficacité : dès qu’un nouveau produit est annoncé la commission européenne cherche à lui susciter des concurrents, ce qui décourage l’innovation (témoignage de Fabrice Tocco et Laurent Lafaye, cofondateurs de Dawex, lors de la réunion de l’institut de l’iconomie le 18 décembre 2017).

Comprendre l’iconomie (série)

Cette série a pour but de proposer une vue d’ensemble des réflexions de l’institut de l’iconomie sur l’iconomie.

Pour pouvoir comprendre l’économie numérique il faut adopter le point de vue selon lequel l’entreprise est, parmi les institutions, celle dont la mission est d’assurer l’interface entre la nature et la société : elle puise dans la nature des ressources que son action transforme en produits afin de procurer le bien-être matériel à la population.



Ce point de vue n’est pas celui des juristes, qui refusent de voir dans l’entreprise une institution, ni celui des capitalistes qui la considèrent comme une source de profit, ni celui des socialistes qui l’accusent d’exploiter la force de travail tout en lui demandant de créer des emplois. C’est plutôt celui des physiciens pour qui seules importent l’action et ses conséquences. Ce point de vue, très ample, permet de se libérer des idées acquises avant l’informatisation.

Je propose au lecteur de l’adopter, fût-ce à titre d’exercice et pour la durée de la lecture, et vais tenter de déployer sa fécondité.

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L’iconomie est la représentation, ou modèle, d’une économie numérique qui serait par hypothèse parvenue à la pleine efficacité. Pour construire ce modèle il faut retenir ce qui caractérise l’économie numérique. En retour ce modèle indique les conditions nécessaires de l’efficacité, ce qui permet de porter un diagnostic sur l’économie actuelle.

Notre représentation comporte les quatre parties présentées ci-dessous. La partie centrale décrit la transformation de la nature qu’a provoquée l’informatisation. Les trois autres parties en déploient les conséquences dans le patrimoine, le management et l’ingénierie.


À suivre : « La nature et l’iconomie ».

Retour aux classiques

Ce texte conclut la série « Petite histoire de la théorie économique »

Pour comprendre ce qu’ont fait les classiques (et les néo-classiques) il faut se mettre à leur place. L’économie antérieure à la mécanisation étant essentiellement agricole, la richesse était proportionnelle à la surface du territoire fertile qu’un pays ou une personne contrôlaient. Une classe guerrière de propriétaires fonciers, la noblesse, dominait la société. Elle cultivait l’honneur, qui exige de risquer sa vie dans des combats, et recherchait la gloire qui revient au vainqueur.

La mécanisation lui substituera la bourgeoisie comme classe dominante. Instruit, calculateur, méthodique et audacieux avec prudence, le bourgeois voudra s’enrichir mais il devra pour y parvenir maîtriser les ingénieries technique, commerciale, financière, organisationnelle, etc. : son activité mentale ne se réduira donc pas à la seule « recherche du profit ».

La doctrine néo-libérale

Ce texte fait partie de la série « Petite histoire de la théorie économique »

Une théorie se dégrade en doctrine lorsque ses résultats, détachés des hypothèses dont ils résultent et de la situation à laquelle elles répondent, sont affirmés comme des vérités inconditionnelles : la doctrine soumet la relation entre la pensée et l’existant à l’affirmation de certaines valeurs ou à une orientation politique.

Le néo-libéralisme est une doctrine car il affirme la vérité inconditionnelle de certains résultats de la théorie néo-classique. Il a pour origine un livre de Friedrich Hayek publié en 1944, The Road to Serfdom. Hayek y soutient la thèse selon laquelle le socialisme serait la « route de la servitude », la concentration des décisions par une planification centralisée conduisant selon lui inéluctablement à la dictature.

Alors que la pensée d’Hayek était subtile, la doctrine néo-libérale s’est simplifiée dans l’esprit de ses partisans à tel point que l’on peut la condenser en trois prescriptions censées répondre à tout :
  • concurrence parfaite ;
  • libre-échange ;
  • création de valeur pour l’actionnaire.
Cette doctrine fait l'apologie de l'individualisme qu’elle oppose à la planification soviétique. Si l’expérience a montré que cette dernière était inefficace sauf pour de « grands projets », l’interprétation individualiste du libéralisme est fallacieuse car elle ignore le rôle des institutions et en particulier de l’État.

Le néo-libéralisme a été diffusé par un réseau de think-tanks sous l’impulsion énergique d’Antony Fisher. Il a influencé la pensée d’un économiste comme Milton Friedman et l’enseignement dispensé dans certaines universités, notamment celle de Chicago. Il a influencé enfin les politiques menées par Ronald Reagan (1981-1989) et Margaret Thatcher (1979-1990).

On le rencontre encore dans les travaux des économistes qui réduisent, comme le fait Jean Tirole, l’entrepreneur au dirigeant « agent des actionnaires ». L’arsenal théorique qu’ils ont développé autour de la relation principal-agent (information dissymétrique, incitations, aléa moral, effet d’aubaine, antisélection, etc.) éclaire des situations particulières mais non l’entreprise ni l’entrepreneur en tant que tels1.

Le triomphe politique de la doctrine néo-libérale à la fin des années 1970 a été contemporain de l’inflexion de la croissance de l’économie mécanisée, accélérée par les « chocs pétroliers », ainsi que des débuts de l’informatisation de la société. Comme chacun des changements du système technique celui-ci a provoqué dans le monde de la pensée un désordre dont le succès du néo-libéralisme est l’un des symptômes.

L’individualisme poussé à l’extrême fait exploser l’entreprise sous la double pression du pouvoir des actionnaires, aussi extérieur que celui d’un Gosplan, et du marché interne qui, s’instaurant entre des « salariés-entrepreneurs », brise la cohérence de l’organisation. Il efface par ailleurs, selon un contresens sur la « main invisible » qu’a évoquée Adam Smith, la distinction entre l’action destructrice des prédateurs et la mission productive de l’entreprise, qu'il réduit à la « production d’argent » alors que « l’argent » n’est pas un produit, mais une ressource.

La théorie classique avait modélisé l’économie mécanisée et le régime du marché qui succédaient à l’économie agricole et au régime de la prédation. Cette dernière revient en force à partir des années 1980, tirant parti de la commodité et de la discrétion que procure l’informatique2 et encouragée par le néo-libéralisme : les profits du crime organisé et de la corruption sont blanchis, la fraude fiscale devenue légale s’épanouit sous le nom d’« optimisation », des dirigeants obtiennent des rémunérations extravagantes.

En réaction à ces phénomènes s’érige une doctrine contestataire qui prêche la « décroissance », encourage les rébellions et, tout comme le néo-libéralisme, ignore les institutions ou même les déteste au point de vouloir les détruire3.

Il est plus facile de croire en une doctrine que de comprendre une théorie, en outre cela procure aux croyants, moyennant le sacrifice de leur intelligence, les avantages sociologiques que confère l’adhésion à une secte. La doctrine néo-libérale forme ainsi un fonds d’évidences partagées dans les bureaux de Bercy et de l’Union européenne, la doctrine contestataire nourrit un fonds d’évidences contraires : les deux doctrines s’affrontent en un conflit aussi bavard que stérile.

À suivre : « Retour aux classiques ».
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1 Jean Tirole, Économie du bien commun.
2 Michel Volle, Prédation et prédateurs, Economica, 2008.
3 Le succès de l’ouvrage du Comité invisible, L’insurrection qui vient (La Fabrique, 2007), illustre cette orientation.

La théorie néo-classique

Ce texte fait partie de la série « Petite histoire de la théorie économique »

Les classiques ont assimilé la valeur d’un produit à son coût de production ou, de façon plus précise, à la quantité de travail nécessaire pour l’élaborer : Karl Marx a bâti sa théorie de la plus-value et de l’exploitation de la force de travail sur cette définition, tout en constatant la différence entre « valeur d’échange » et « valeur d’usage ».

Léon Walras a tranché la question1 : la valeur d’un produit se manifeste, sur le marché, sous la forme du prix qui permet d’égaler la quantité offerte à la quantité demandée. Sa théorie est nommée « théorie de la valeur » et aussi « théorie marginaliste » en raison de l’importance qu’elle accorde au coût marginal de la production, ou encore « théorie néo-classique » car elle enrichit la théorie classique de façon décisive. La situation qu’elle considère est toujours celle de l’économie mécanisée : elle pose sur la nature des produits, le processus de production et la nature de l’entreprise les mêmes hypothèses que les classiques.

La théorie néo-classique permet de passer de l’« équilibre partiel » d’un marché particulier à l’équilibre général, dans lequel les prix sont déterminés de façon à équilibrer tous les marchés simultanément.

On démontre alors, moyennant une hypothèse raisonnable sur la forme que peut avoir la fonction de coût d’une entreprise, qu’un « optimum de Pareto » est atteint et que l’économie atteint un maximum d’efficacité si chaque marché obéit au régime de la concurrence parfaite et si le commerce international obéit au libre-échange. La portée de ce résultat est cependant conditionnée par les hypothèses qui sont posées au point de départ à la démonstration.

L’efficacité du libre-échange avait été démontrée par Ricardo en supposant données et constantes les ressources et techniques dont dispose chaque nation. Friedrich List a complété le modèle de Ricardo en considérant l’évolution des techniques2 : si une nation a pris de l’avance comme l’a fait la Grande-Bretagne au XIXe siècle, les autres nations (List pensait à l’Allemagne) doivent protéger leur industrie pendant le délai nécessaire pour qu’elles puissent rattraper leur retard.

La démonstration de l’efficacité de la concurrence parfaite s’appuie sur des hypothèses concernant la demande et la forme de la fonction de coût des entreprises :
  • le rendement d’échelle est croissant si le volume produit est faible et décroissant s’il est fort, de sorte qu’il existe une quantité pour laquelle le coût moyen est minimal ;
  • la demande étant très supérieure à cette quantité, l’offre ne peut l’équilibrer que si la création des entreprises est libre.

Ces hypothèses schématisent raisonnablement l’économie mécanisée, sauf quelques secteurs pour lesquels le rendement est croissant jusqu’à la quantité qui satisfait la demande. Ces secteurs obéissent au régime du monopole naturel, et il faut une régulation pour contraindre un monopole à contribuer à l’efficacité de l’économie.

Walras a démontré que les chemins de fer étaient un monopole naturel3. La théorie néo-classique n’est donc pas dogmatique : Walras était conscient de son caractère hypothétique. Il n’en sera pas de même pour tous ses successeurs.

À suivre : « La doctrine néo-libérale ».

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1 Léon Walras, Théorie mathématique de la richesse sociale, 1883.
2 Friedrich List, Das nationale System der politischen Ökonomie, 1841.
3 Léon Walras, L’État et les chemins de fer, 1875.

Le libéralisme

Ce texte fait partie de la série « Petite histoire de la théorie économique »

La théorie classique va donc être libérale : la société industrielle a supprimé la rigidité des corporations et classes sociales de l’ancien régime, dont seuls quelques aventuriers avaient pu jusqu’alors s’affranchir à leurs risques et périls, et cela libère l’initiative des individus.

Dans l’usine cependant l’initiative appartient à l’entrepreneur, qui n’en délègue qu’une partie à ses collaborateurs immédiats. Les ouvriers, qui sont pourtant eux aussi des individus, doivent exécuter docilement les tâches qui leur sont prescrites : aucune initiative n’est attendue d’eux.

Le libéralisme est donc en fait une répartition de la légitimité (pouvoir de décision, droit à la parole et à l’écoute, droit à l’erreur) plus qu’une « libération de l’initiative individuelle ». Il s’oppose ainsi aux systèmes qui concentrent la légitimité dans une seule personne ou institution, dictature ou Gosplan. Il délimite en particulier les pouvoirs politiques : législatif, exécutif et judiciaire ne sont légitimes chacun que dans sa sphère propre.

La répartition de la légitimité est définie par la structure des institutions : chacune est dirigée par une personne qui est seule légitime pour exercer la fonction de commandement. Plus encore que les individus qui exercent temporairement cette fonction, les institutions (entreprises, pouvoirs politiques, services publics) sont donc les véritables acteurs du libéralisme.

La décentralisation des décisions qui en résulte permet à une société de répondre à la complexité du monde de la nature, dont les détails apparaissent d’autant mieux que la décision est prise au plus près des faits et du terrain : c’est là le point fort du libéralisme.

Ce n’est pas ainsi, certes, que l’on se le représente généralement. La plupart des penseurs répugnent à considérer « l’entre-deux, les institutions, entre l’individu et l’humanité1 ». Les complications de la structure institutionnelle leur sont étrangères, ainsi que la complexité psychosociologique de chaque institution et le conflit « absurde » (mais inévitable) entre sa mission et son organisation.

L’affirmation sommaire d’une « liberté individuelle » absolue se substitue alors, chez les plus dogmatiques des libéraux, à la conscience exacte de ce que sont les institutions et du rôle dévolu à chaque personne. Alors que l’entreprise est un îlot d’organisation plongé dans le marché, ceux qui invitent chaque salarié à « se comporter en entrepreneur » font exploser l’entreprise en y introduisant des relations marchandes : nous y reviendrons.

À suivre : « La théorie néo-classique ».

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1 « Jean-Paul Sartre ne s'est jamais résigné à la vie sociale telle qu'il l'observait, telle qu'il la jugeait, indigne de l'idée qu'il se faisait de la destination humaine (...) Nous avions tous deux médité sur le choix que chacun fait de soi-même, une fois pour toutes, mais aussi avec la permanente liberté de se convertir. Il n'a jamais renoncé à l'espérance d'une sorte de conversion des hommes tous ensemble. Mais l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (Raymond Aron, Mémoires, Robert Laffont, 2010 p. 954).

Petite histoire de la théorie économique (série)

Je connais mon ignorance.
(Omar Khayyām)
Je présente dans cette série le résultat d’une méditation sur la théorie économique. Je ne prétends pas tout savoir, ni moins encore rivaliser avec les travaux des érudits : je soumets simplement mon point de vue à l’attention des lecteurs de bonne foi.

La théorie classique

La théorie économique est née en 1776 avec la publication de The Wealth of Nations par Adam Smith. Il y avait eu des réflexions économiques avant cette date, à commencer par celle d’Aristote, mais non une théorie. Le texte génial de Smith n’est que l’amorce d’une théorie, car il manque de cohérence, mais il contient en germe tout ce que d’autres mettront en forme par la suite.

La théorie proprement dite sera l’œuvre de David Ricardo, qui pose des hypothèses (ou « axiomes ») dont il tire les conséquences jusqu’au bout1. Comme toute théorie celle-ci est donc hypothétique : ses résultats ne seront pertinents pour l’action que dans les situations où ses axiomes sont vérifiés.

Smith et Ricardo sont les pères de la théorie dite classique. La situation à laquelle ils ont voulu répondre est celle créée par la mécanisation de la production, dont l’intuition de Smith a anticipé les conséquences.

Nous sommes en effet à la fin du XVIIIe siècle. La Grande-Bretagne amorce une transformation de son économie en s’appuyant sur la mécanisation et sur la « chimisation » qui l’accompagne. L’économie avait été jusqu’alors essentiellement agricole, la société étant dominée par une classe guerrière de propriétaires fonciers, la noblesse. Elle va devenir industrielle. L’agriculture ne sera pas supprimée : elle sera mécanisée (et « chimisée »).

L’équilibre économique du régime féodal s’était appuyé sur la prédation et la charité : tandis que la richesse se prenait à la pointe de l’épée, la crainte de l’enfer poussait à en redistribuer une part aux pauvres par le canal de l’Église.

La bourgeoisie s’était formée lentement au sein du régime féodal dans les « bourgs » (villes fortifiées). La mécanisation va lui permettre de s’emparer du pouvoir politique et de dominer la société industrielle. Elle va substituer à la prédation le marché où personne ne peut être contraint de vendre ou d’acheter. Elle va supprimer les péages et particularismes locaux qui s’opposaient à la liberté du commerce et à la diffusion des produits de l’industrie.

La théorie classique sera donc essentiellement une théorie de la production mécanisée et de l’échange marchand. Le ressort de l’entrepreneur est certes la recherche du profit, mais il faut qu’il possède les compétences nécessaires pour organiser la production et la commercialisation de ses produits.

Enfin la production et l’échange doivent être protégés contre la prédation2 : le vol ne pouvant pas être éradiqué, la prédation subsiste sans doute dans l’économie mécanisée mais elle n’est qu’une rémanence d’un passé révolu et la théorie peut négliger ce phénomène parasitaire.

À suivre : « Le libéralisme ».

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1 David Ricardo, On the Principles of Political Economy and Taxation, 1817.
2 « Le commerce et les entreprises ne peuvent pas s’épanouir dans un État qui ne bénéficie pas d’une administration correcte de la justice, dans lequel les gens ne se sentent pas en sécurité dans la possession de leurs biens, dans lequel la loi ne soutient pas la confiance dans les contrats » (Adam Smith, An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations, Livre V, chapitre 3).