jeudi 24 décembre 2020

La musique de l’âme

Les Lieder de Schubert forment un monde par leur diversité, chaque Lied est un monde par sa profondeur – mais il faut que les interprètes sachent la sonder.

C’est le cas de Ian Bostridge quand il est soutenu par le piano de Julius Drake. Son interprétation vigoureuse, « cockney », embrasse la partition et se l’approprie pour lui donner la puissance expressive qui manque aux interprètes trop respectueux. C’est le cas aussi de Georg Nigl, accompagné au pianoforte par Olga Pashchenko. Leur style moins démonstratif, plus insinuant, enserre votre cœur comme avec une main délicate.

Ces Lieder évoquent, avec pudeur et sans aucune sensiblerie, ce que nos courtes vies offrent de plus émouvant : le chant des enfants, la démarche d’une jeune femme, le murmure d’un petit ruisseau (Bächlein), la sérénité du ciel étoilé, la tendresse des amours malheureuses, l’amertume de la maladie…

Il m’a fallu des dizaines d’années pour comprendre Schubert. Il ne demande pas les prouesses du virtuose mais exige de faire chanter l’instrument. Cela me confrontait à une énigme qui s’est enfin levée lorsque j’ai exploré la collection de ses danses : valses, allemandes, polonaises, marches, etc. La plupart occupent deux lignes dans la partition : un thème sur la première, une réponse sur la deuxième, et on joue l’un et l’autre plusieurs fois en les alternant à volonté. Elles se déchiffrent facilement.

Ces danses sont faites pour savourer le plaisir d’être ensemble en famille et avec des amis. On comprend que l’on a affaire à un homme généreux, très sensible et d’une créativité aussi inépuisable que le flux d’un fleuve.

Pascal a écrit « quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s’attendait de voir un auteur et on trouve un homme ». Qu’il s’agisse d’écriture, de peinture, de musique, un créateur profond nous invite à partager l’universalité de la nature humaine.

Point de ces chichis à la mode, de ces contorsions de virtuose qui font se pâmer les salons, de ces cris de rage qui tiennent lieu de musique dans les boîtes de nuit ! Mais une droiture énergique qui parle à chacun de ce qu’il a de plus intime comme le font, dans d’autres domaines, les tableaux de Chardin et de Paul Klee ou les fables de La Fontaine.

dimanche 13 décembre 2020

Pour comprendre la 5G

Pour « comprendre » la 5G, il faut considérer successivement trois mondes très différents :
-- d'abord le monde des télécoms mobiles avec sa physique et l'évolution de ses techniques,
-- puis le monde des services que la 5G permettra de déployer,
-- enfin le monde des « modèles d'affaires » qu'elle va faire émerger.

Le monde de la technique

La physique des ondes

Les ondes électromagnétiques subissent un affaiblissement qui croit avec la distance au point d’émission. Elles ont été utilisées pour transporter le signal codé en morse, puis la phonie, le transport de données entre des ordinateurs, enfin la vidéo.

Une onde porteuse est modulée (en amplitude, fréquence ou phase) afin de transporter le dessin du signal (son de la voix, bit des données) qui sera reconnu par le récepteur. La modulation étale les fréquences, autour de celle de l’onde porteuse, selon une « largeur de bande » comportant les fréquences dont l’affaiblissement relatif est inférieur à 3dB.

Le transport de l’onde peut être canalisé par un câble (paire torsadée, câble coaxial, fibre optique), ce qui permet une portée supérieure à celle obtenue dans l’espace hertzien.

La sensibilité de l’oreille humaine aux ondes de pression que l’air transporte va de 15 Hz à 16 kHz ; le téléphone analogique a utilisé une bande de 300 à 3400 kHz, jugée suffisante pour garantir l’intelligibilité de la parole mais au prix d’une déformation qui rend difficile la distinction des consonnes (b et v, s et f, etc.) et interdit la diffusion musicale de bonne qualité.

jeudi 10 décembre 2020

Benjamin Cuq, Carlos Ghosn, autopsie d’un désastre, First, 2020

Ce livre écrit à la diable est un dossier à charge. J’aurais préféré qu’il fût mieux écrit et qu'il fût à décharge autant qu’à charge, comme tout dossier d’instruction devrait l’être. Mais enfin la charge est lourde et s’il lui manque le contrepoids d’une décharge, les éléments qu’elle apporte sont probants.

Carlos Ghosn y apparaît comme un homme animé par le désir de soigner une blessure intime, causée peut-être par les mésaventures judiciaires de son père. Il dit être fier de ne pas être du sérail mais cette affirmation trop répétée révèle un regret et, sans doute, un complexe d’infériorité.

Bien qu’il soit polytechnicien et passé par l’École des mines Ghosn n’appartient pas en effet au Corps des mines qui, par tradition, accueille les mieux classés des polytechniciens et forme au sein de l’appareil de l’État une toute petite élite : il n’est qu’ingénieur civil des mines, ce qui veut simplement dire qu’après l’X il a suivi les cours de l’École des mines pour acquérir une spécialité et un diplôme de plus.

Ceux, nombreux, qui ignorent cette nuance et croient, comme le fait Cuq (p . 137), que Ghosn appartient à cette petite élite, lui attribuent d’office l’intelligence supérieure que ses membres sont censés posséder. La foi dans l’estampille que procure un bon classement scolaire fait chez nous des ravages... et en l’occurrence elle est déplacée.

Ghosn, dit Cuq, n’aime que lui-même et sa famille, prolongement de sa personne. Il n’aime ni l’entreprise Renault ni la France et il déteste notre État. Ce qui l’intéresse, c’est s’affirmer, dominer, et pour cela il s’appuie sur la logique sommaire du « cost killer ». Elle lui a réussi au Japon : Nissan avait besoin d’une cure d’amaigrissement, il la lui a administrée avec une brutalité qui aurait été impossible pour un Japonais. Mais cette logique ne suffit pas à tout.

mercredi 18 novembre 2020

Mise en forme des publications de volle.com

Ce que j’ai publié depuis 1998 a un petit nombre de lecteurs fidèles : ils m’écrivent que cette lecture leur a été utile.

Surfer sur un site Web n’est cependant pas confortable. J’ai donc composé des documents pdf rassemblant chacun ce qui a été publié dans une année : les textes de 2019 sont ainsi accessibles à l’adresse http://volle.com/travaux/Documents2019.pdf, et pour les années 2000 à 2019 l’adresse se compose de façon analogue (il me reste à composer les années 1998 et 1999). Je suis reconnaissant envers les lecteurs qui, comme l’a fait Alain Godinot, me signalent des coquilles et autres erreurs.

La lecture étant plus agréable sur papier, ces documents sont progressivement publiés sur Amazon.

Les volumes suivants sont disponibles :
Documents 2019, 165 pages
Documents 2018, 183 pages
Documents 2017, 196 pages
Documents 2016, 137 pages
Documents 2015, 303 pages
Documents 2014, 247 pages
Documents 2013, 261 pages
Documents 2012, 189 pages
Documents 2010, 296 pages
Documents 2009, 305 pages
Documents 2001, 476 pages
Documents 2000, 433 pages
Documents 1999, 238 pages
Documents 1998, 324 pages

Seul le format pdf permettant d’actionner les liens hypertexte, le livre et les documents pdf se compléteront mutuellement.

Je souhaite une bonne lecture à ceux qui entreprendront de fouiller le buisson de ces écrits ! Ils y trouveront des commentaires de lectures et ce que j’ai pu écrire en plus de vingt ans sur l’informatisation et ses conséquences pour les institutions, la pensée et l’action.

Fortune et mort de La Vauguyon

Ce texte extrait des Mémoires de Saint-Simon fait partie de la série "Un peu de lecture pendant les vacances"

Le dimanche 29 novembre [1693], le roi sortant du salut apprit, par le baron de Beauvais, que La Vauguyon s'était tué le matin de deux coups de pistolet dans son lit, qu'il se donna dans la gorge, après s'être défait de ses gens sous prétexte de les envoyer à la messe. Il faut dire un mot de ces deux hommes: La Vauguyon était un des plus petits et des plus pauvres gentilshommes de France. Son nom était Bétoulat, et il porta le nom de Fromenteau. C'était un homme parfaitement bien fait, mais plus que brun et d'une figure espagnole. Il avait de la grâce, une voix charmante, qu'il savait très bien accompagner du luth et de la guitare, avec cela le langage des femmes, de l'esprit et insinuant.

Avec ces talents et d'autres plus cachés mais utiles à la galanterie, il se fourra chez Mme de Beauvais, première femme de chambre de la reine mère et dans sa plus intime confidence, et à qui tout le monde faisait d'autant plus la cour qu'elle ne s'était pas mise moins bien avec le roi, dont elle passait pour avoir eu le pucelage. Je l'ai encore vue vieille, chassieuse et borgnesse, à la toilette de Mme la dauphine de Bavière où toute la cour lui faisait merveilles, parce que de temps en temps elle venait à Versailles, où elle causait toujours avec le roi en particulier, qui avait conservé beaucoup de considération pour elle. Son fils, qui s'était fait appeler le baron de Beauvais, avait la capitainerie des plaines d'autour de Paris. Il avait été élevé, au subalterne près, avec le roi; il avait été de ses ballets et de ses parties, et galant, hardi, bien fait, soutenu par sa mère et par un goût personnel du roi, il avait tenu son coin, mêlé avec l'élite de la cour, et depuis traité du roi toute sa vie avec une distinction qui le faisait craindre et rechercher. Il était fin courtisan et gâté, mais ami à rompre des glaces auprès du roi avec succès, et ennemi de même; d'ailleurs honnête homme et toutefois respectueux avec les seigneurs. Je l'ai vu encore donner les modes.

lundi 16 novembre 2020

Un tour de Lauzun

Ce texte extrait des Mémoires de Saint-Simon fait partie de la série "Un peu de lecture pendant les vacances"

Il arriva [lors de la revue des troupes à Compiègne en 1698] une plaisante aventure au comte de Tessé. Il était colonel général des dragons. M. de Lauzun lui demanda deux jours auparavant, avec cet air de bonté, de douceur et de simplicité qu'il prenait presque toujours, s'il avait songé à ce qu'il lui fallait pour saluer le roi à la tête des dragons, et là-dessus, entrèrent en récit du cheval, de l'habit et de l'équipage. Après les louanges, « mais le chapeau, lui dit bonnement Lauzun, je ne vous en entends point parler? — Mais non, répondit l'autre, je compte d'avoir un bonnet. — Un bonnet! reprit Lauzun, mais y pensez-vous! un bonnet! cela est bon pour tous les autres, mais le colonel général avoir un bonnet! monsieur le comte, vous n'y pensez pas. — Comment donc? lui dit Tessé, qu'aurais-je donc? » Lauzun le fit douter, et se fit prier longtemps, et lui faisant accroire qu'il savait mieux qu'il ne disait; enfin, vaincu par ses prières, il lui dit qu'il ne lui voulait pas laisser commettre une si lourde faute, que cette charge ayant été créée pour lui, il en savait bien toutes les distinctions dont une des principales était, lorsque le roi voyait les dragons, d'avoir un chapeau gris. Tessé surpris avoue son ignorance, et, dans l'effroi de la sottise où il serait tombé sans cet avis si à propos, se répand en actions de grâces, et s'en va vite chez lui dépêcher un de ses gens à Paris pour lui rapporter un chapeau gris. Le duc de Lauzun avait bien pris garde à tirer adroitement Tessé à part pour lui donner cette instruction, et qu'elle ne fût entendue de personne; il se doutait bien que Tessé dans la honte de son ignorance ne s'en vanterait à personne, et lui aussi se garda bien d'en parler.

vendredi 13 novembre 2020

Nouvelles de volle.com

Vidéo
La vidéo du "discours du président"

Philosophie
Les époques de la vérité

Informatique
Randonnée au pays des Hackers

La vie dans l'entreprise
Le Parador, roman

Publication des documents 2019
En livre pour une lecture commode
Version pdf pour pouvoir suivre les liens hypertexte.

Les époques de la vérité

La vérité comme certitude

Il fut un temps où la vérité se trouvait dans des écritures dictées ou même écrites par Dieu et enrichies par les commentaires des Pères de l’Église. Les clercs, qui seuls pouvaient les lire, étaient pour le simple peuple des intermédiaires obligés.

La Terre était le centre d’un Univers vieux de 4 000 ans et qui tournait autour d’elle. L’être humain, image de Dieu, était le sommet de la création. La fin du monde était proche : elle serait amorcée par une apocalypse suivie par le triomphe du royaume de Dieu et la résurrection des morts.

La vie terrestre était l’attente de la vie éternelle, seule vie véritable. Si l’absolution lavait les péchés que commettait la chair, celle-ci avait une peur affreuse de l’enfer promis par les clercs aux mécréants et pécheurs endurcis.

Cette vérité était complète, stable et certaine car transmise par une autorité qui expliquait tout et jusqu’à l’inexplicable : les épidémies, catastrophes naturelles et désastres de la guerre étaient autant de manifestations de la colère de Dieu en réponse aux péchés des hommes, colère à laquelle il fallait répondre par des prières, des processions et un renfort d’ascétisme. Les églises, cathédrales et monastères faisaient monter des prières vers le Ciel, appelant les grâces qui descendaient en retour.

L’évidence de cette vérité procurait un socle à la vie en société. Si la vie matérielle était dure, courte et violente, la pensée ne connaissait pas les tourments du doute car celui-ci était impossible et inimaginable, sauf cas pathologique et rarissime : il suffisait de se laisser porter par la croyance commune.

La question qui nous occupe ici, on le comprend, n’est pas de savoir si cette vérité était « vraie » ou non mais de comprendre, de sentir comment elle a pu être vécue. Dans ses Mémoires Saint-Simon qualifie d’« horrible » la mort d’une personne morte dans son sommeil, qui nous semble pourtant bien douce, car elle n’a pas pu recevoir les derniers sacrements : cet exemple illustre ce qui sépare notre temps de celui-là.

La question n’est évidemment pas non plus de savoir si les personnes qui adhéraient à cette vérité étaient intelligentes ou non. La parole du Christ, qui s’adresse à l’intuition, a occasionné une méditation vigoureuse et suscité l’art de l’évocation symbolique dont témoignent les fresques et sculptures des églises romanes. Une culture, une civilisation s’étaient ainsi bâties, partagées par tout un peuple.

Elles portaient cependant en germe ce qui allait les briser.

lundi 9 novembre 2020

Randonnée au pays des hackers

Les hackers sont les virtuoses de l’informatique. Comme tous les virtuoses ils ont acquis dans le plus jeune âge des réflexes et des habitudes qui se sont gravés dans leur système nerveux et leur donnent des aptitudes exceptionnelles. Edward Snowden1 s’est ainsi intéressé alors qu’il était tout petit aux jeux sur ordinateur, puis sa curiosité l’a poussé à programmer alors qu’il n’était qu’un enfant.

Cet itinéraire a été celui de la plupart des hackers. On ne devient pas hacker sur le tard car les habitudes, les réflexes, la mémoire qui permettent d’agir en virtuose dans l’interface de commande de l’ordinateur ne peuvent plus se former aussi efficacement après l’âge de dix ou douze ans.

Il en est de même des pianistes : il faut avoir commencé très jeune pour être plus tard capable de jouer de mémoire lors d’un concert. La qualité des interprétations étant inégale, un virtuose n’est pas toujours un bon musicien : une différence analogue existe sans doute parmi les hackers.

L’espace de travail du hacker est la fenêtre du terminal plus que l’interface graphique qui est si commode pour le simple utilisateur. Sylvain Ellenstein et César (dit « Pacemaker ») dans Le bureau des légendes, Elliot Alderson dans Mr. Robot, Marcus Yallow dans Little Brother2, tapent à toute vitesse des lignes de code mystérieuses pour le non-initié.

Steven Levy a décrit dans Hackers la vie de ceux des années 60 à qui nous devons le micro-ordinateur. Programmer assidûment n’est pas sans conséquences psychologiques3 : si vous dites « Peux-tu me donner l’heure ? » à l’un d’eux, il répondra « Oui, je peux » et en restera là car vous n’avez pas exactement demandé quelle heure il était.

lundi 2 novembre 2020

La vidéo du « Discours du président »

Après le texte, voici la vidéo du « discours du président » :


Que pensez-vous de ce discours ? Le jugez-vous réaliste, convaincant, mobilisateur ? Ou au contraire irréaliste, « à côté de la plaque », voire même révoltant ?

S'il vous a convaincu, n'hésitez pas à partager cette vidéo !

lundi 12 octobre 2020

Huawei : un entrepreneur et son entreprise

Le livre de Vincent Ducrey, Un succès nommé Huawei, Eyrolles 2019, contient une leçon de stratégie : sa lecture sera utile à ceux pour qui la vie d’un entrepreneur est quelque chose d'énigmatique. J’en cite ici quelques éléments.

*     *

Ren Zhengfei 任正非, le « Steve Jobs chinois », est né en 1944. Comme toutes les familles chinoises à cette époque la sienne a connu la pauvreté, puis les drames de la révolution culturelle (1966-1976).

L’éducation qu’il a reçue de ses parents l’a doté d’un caractère bien trempé. Il s’est donné par la lecture une bonne formation intellectuelle qui sera ensuite confortée par les connaissances techniques acquises d’abord dans une entreprise textile de pointe dont il connaît à fond les équipements, puis dans l’armée où il participe à la conception du réseau militaire de télécoms.

L’armée comprimant ses effectifs, il la quitte en 1983 pour entrer comme directeur-adjoint de la filiale électronique d’un groupe immobilier à Shenzen, ville en croissance rapide où il s’installe avec sa famille. Grugé par un partenaire, il fait perdre à cette entreprise une somme importante qu’il est incapable de rembourser. Il est alors licencié, sa femme divorce : criblé de dettes, il sombre dans la dépression.

Pour s’en sortir il crée en 1987 (à 43 ans) une entreprise d’import-export, Huawei 华为, qui fera commerce de tout et jusqu’à des pilules amaigrissantes.

Huawei importera notamment des PABX, commutateurs téléphoniques qui s’installent dans les entreprises. Ils se vendent bien car le pays s’équipe rapidement. Ren Zhengfei amorce alors une évolution qui ne s’interrompra pas.

dimanche 11 octobre 2020

À propos d’Adam Smith

Un de mes amis, désigné ci-dessous par les initiales JP, dit que l’économie n’est pas une science. Nous en parlons souvent sans jamais tomber d’accord. Je reproduis ici un échange qui m’a donné l’occasion de dire ce que je pense d’Adam Smith.

*     *

JP
 : Ce n'est pas la « main invisible » qui a permis de faire des machines comme la NVIDIA GV 100 et sa puce intégrant 21 milliards de transistors, plus les millions de lignes de code pour son système d'exploitation. Mieux vaut aller regarder du côté de Maxwell, Boltzmann, von Neuman, Turing, Shannon ou Wiener, et de l'ingénierie de système. 

MV : Je suppose que tu n’as pas lu les grands économistes, sinon tu aurais senti ce qui les distingue des esprits étroits qui portent eux aussi le titre d’économiste. 

Les grands économistes se sont employés à produire une représentation schématique et donc simple, mais judicieuse, d’une situation historique dont la complexité défiait l’entendement. Je me suis inspiré de leur exemple pour modéliser l’iconomie. 

Tu évoques la « main invisible » d’Adam Smith. Elle est citée avec trop de complaisance par des personnes qui ne l’ont pas lu, ou pas compris, et qui commettent donc un contresens. 

JP : J'ai quand même lu Adam Smith, car cette histoire de « main invisible » m'intriguait, et même Keynes il y a fort longtemps. Quel est le contresens que tu signales ? 

La littérature sur la complexité ne mentionne rien qui provienne des grands économistes dont tu parles ou alors ça m'a échappé. On peut tout au plus mentionner la théorie des jeux mais c'est un apport de mathématicien. François Dubois (ENS Ulm) avait invité voici quelques années Jean Tirole, avant le prix Nobel, à son séminaire Complexité des systèmes. Il nous a parlé de la théorie des jeux, cela a occasionné un échange intéressant sur la systémique. 

Stiglitz développe des idées intéressantes : son analyse du scandale Enron montre que quand on fait du trading de l'énergie comme du trading boursier, ça se termine par des coupures de courant. Cela illustre les effets de la déconnexion du réel propre à ce type d'économie. Peut-être n'est-il pas lui non plus un grand économiste

jeudi 8 octobre 2020

Platon et le Talmud

Les aventures mentales sont peu visibles mais bouleversantes. Il est difficile de les décrire. J’ai procédé ici par petites touches impressionnistes. J’espère que l’intuition du lecteur comblera les intervalles du récit.

*     *
 
Mon père a tenté de m’initier à la philosophie alors que j’avais douze ans. Nous nous promenions à la campagne et longions un champ de blé dont le vent faisait onduler les épis. « Seules les idées sont réelles », me dit-il, voulant sans doute prendre la philo dans l’ordre chronologique en commençant par Platon. 

Mais le vent et les épis étaient indéniablement réels eux aussi et ils n’étaient pas des « idées ». J’ai donc fermé mes oreilles à ce que mon père a pu dire ensuite. 

Vers la même époque, le père prieur du couvent où une de mes sœurs était moniale s’est attiré l’admiration des religieuses en s’écriant « Ah, mes sœurs, il n’y a que Dieu ! ». 

Dans les avenues qui se creusent entre les écailles de l’écorce des pins je voyais pourtant s’affairer un peuple de fourmis. « Comment peut-il dire qu’il n’y a que Dieu, me suis-je dit, alors qu’existe le monde des fourmis et que l’écorce des pins, vue de près, porte des dessins d’une complexité infinie ? ». 

Je n’aurais pas pu alors former cette phrase mais c’est ce que je sentais sans pouvoir me le dire. L’écart entre ma petite expérience et ce que disaient des personnes respectables m’a procuré un malaise durable. 

Il s’est heureusement dissipé, beaucoup plus tard, lorsque j’ai lu des extraits du Talmud.
 

mercredi 16 septembre 2020

Le président de la République donne une orientation

L’une des explications du mouvement des Gilets jaunes est une révolte après les propos d’Emmanuel Macron sur les « premiers de cordée » et la « startup nation ». L’entreprise dans laquelle travaillent la plupart des Français n’a en effet rien d’une startup et si le gouvernement donne la priorité aux premiers de cordée, que deviendront ceux qui savent n’être que deuxièmes ou troisièmes ?

Emmanuel Macron a sans doute voulu dire à quel point les entrepreneurs et l’esprit d’entreprise sont importants pour notre pays, idée juste, mais les expressions qu’il a utilisées ont irrité. L’effet a été le même lorsqu’il a dit qu’il faut « réindustrialiser » la France car l’image que cela évoque est celle du travail de la main-d’œuvre d’autrefois, dans un environnement bruyant, malodorant, salissant et dangereux.

La communication politique ne parle maintenant pratiquement plus que de « création d’emploi », le grand moyen étant la « relocalisation » des emplois naguère délocalisés vers des pays à bas salaires. L’écologie est appelée à la rescousse : « nous pouvons redevenir une grande Nation industrielle grâce et par l’écologie », a déclaré le Premier ministre, allant ainsi dans le sens d’EELV qui réclame « un plan de relance écologique et social ».

Certes personne ne peut être « contre » l’écologie et le social car il faut respecter la nature dans laquelle et avec laquelle nous vivons, il faut aussi être solidaire des personnes en difficulté : cet esprit anime le groupe « Écologie Démocratie Solidarité » de l’Assemblée nationale qu’ont formé 17 députés issus de l’aile gauche et écologiste de LREM.

Mais l’écologie et le social ne suffisent pas à eux seuls pour donner un sens à notre action productive.

samedi 12 septembre 2020

La formule de l'efficacité

Dubhashi et Lappin prédisent que l’efficacité résultera de l’articulation du cerveau humain et de l’ordinateur : « the strongest chess player today is neither a human, nor a computer, but a human team using computers » (Devdatt Dubhashi et Shalom Lappin, « AI Dangers: Imagined and Real », Communications of the ACM, février 2017). 

L’« ordinateur » peut-il penser tout seul, sans aucune intervention humaine ? Est-il plus efficace que l’être humain ? Va-t-il le remplacer partout dans les entreprises ? 

L’expérience apporte d’utiles enseignements. Certes le Deeper Blue d’IBM a battu en 1997 le champion du monde des échecs, Gary Kasparov, mais par la suite l’ordinateur (et le champion) ont été battus par une équipe de joueurs amateurs utilisant des ordinateurs. Comme l’ont dit Dubashi et Lappin, « le meilleur joueur d’échecs n’est ni un humain, ni un ordinateur, mais une équipe d’êtres humains utilisant des ordinateurs ». 

La formule la plus efficace est donc un partenariat entre l’être humain et l’ordinateur, dans lequel chacun des deux partenaires fait ce qu’il sait faire mieux que l’autre : l’ordinateur calcule vite et exécute inlassablement avec précision ce pour quoi il a été programmé, l’être humain sait interpréter une situation imprévue et décider. 

La programmation d’un automate est d’ailleurs une opération humaine, ainsi que la production, la sélection et la correction des données sur lesquelles sera étalonnée une intelligence artificielle : chaque programme est une intelligence humaine mise en conserve, et son utilisation va requérir un travail humain pour répondre aux incidents, pannes et autres événements imprévisibles. 

Savoir s'informatiser, ou faire faillite

Certains auteurs bien informés disent que le système d’information d’une entreprise est son « système nerveux », sa « colonne vertébrale », sa « principale richesse », etc. 

Le fait est cependant que le système d’information de la plupart des grandes entreprises françaises est de mauvaise qualité. Trop souvent les données sont incohérentes, les processus désordonnés, la supervision et la sécurité défaillantes, les tableaux de bord illisibles, la plateforme informatique instable. 

Ces défauts sont confortés par une organisation en silos hiérarchiques et étanches, par une focalisation sur fonctionnement interne, par une sous-traitance de la relation avec le client (accueil téléphonique, maintenance des installations, etc.) qui dispense de le connaître et de comprendre ses besoins. 

C’est que l’entreprise n’est pas le lieu de l’efficacité et de la rationalité : c’est un être psychosociologique soumis à des habitudes et des traditions, sujet à des phobies et des illusions héritées d’un temps où l’informatique n’existait pas encore. C’est pour cette raison que France Telecom a longtemps refusé le téléphone mobile et l’Internet. 

Or l’informatisation a transformé depuis 1975 le système productif : l’agriculture, la mécanique, la chimie, l’énergie, la biologie, l’écologie se sont informatisées et c’est désormais en s’informatisant qu’elles progressent. 

Comme tout être vivant une entreprise peut se trouver malade même si elle dégage un profit. Les vaches-à-lait, devenues incapables de renouveler l’effort de leurs créateurs, sont rigides et vulnérables : c’est le cas de la SNCF. 

Examiner un système d’information révèle, comme une radiographie, des faits réels que l’entreprise ne voit pas. Cet examen permet de poser un diagnostic et de formuler une prescription, mais elle ne sera écoutée que si les dirigeants ont acquis une intuition exacte des exigences pratiques de l’informatique, des possibilités qu’elle offre et des dangers qui les accompagnent. 

dimanche 6 septembre 2020

Industrialiser = informatiser

On se représente trop souvent l’entreprise comme le lieu de l’efficacité et de la rationalité. Ceux qui y travaillent la vivent cependant, généralement sans savoir ni vouloir le dire, comme un être psychosociologique soumis à des habitudes et traditions héritées du passé.

Lorsque la situation change – qu’il s’agisse des techniques, de la concurrence, de la réglementation, etc. – l’entreprise qu’emmaillotent trop étroitement les habitudes et pouvoirs traditionnels ne pourra percevoir ni les possibilités, ni les dangers nouveaux : elle ratera les premières et tombera dans les seconds.

L’informatisation, que l’on préfère malheureusement nommer « numérique », provoque dans l’économie et la société une transformation d’une profondeur analogue à celle qu’a entraîné la mécanisation aux XIXe et XXe siècles : il est utile de comparer ces deux phénomènes.

La mécanisation

Avant la première révolution industrielle l’agriculture et les mines produisaient l’essentiel de la richesse d’un pays. Dans Anna Karénine (1877) Tolstoï décrit les réflexions d’un propriétaire terrien, Constantin Dmitriévitch Lévine, qui s’efforce de rationaliser son exploitation : son ingéniosité se focalise sur le choix des semences, la nature des sols, le rythme des saisons. Il est hostile à l’industrialisation car elle bouscule le monde auquel il est habitué et dans lequel il sait agir.

On sent la sympathie de Tolstoï pour ce personnage : à la veille de la deuxième révolution industrielle des personnes très intelligentes refusaient donc encore les conséquences de la première.

Celle-ci a déployé à partir de 1775 le potentiel que comporte la synergie de quelques techniques fondamentales (mécanique, chimie, énergie). Sa dynamique dépendait de trois acteurs : l’équipementier conçoit et produit des équipements ; l’entrepreneur organise leur mise en œuvre dans l’action productive1 ; l’homme d’État oriente son pays vers la maîtrise des techniques et de l’art de leur mise en œuvre.

samedi 5 septembre 2020

Un sommet de ridicule

Je viens de recevoir l'invitation de France Stratégie à une Webconférence consacrée à « l'état de l'art et les perspectives du très haut débit en Europe ». Le sujet est important, l'initiative excellente, bravo.

L'invitation est rédigée en français et en anglais, c'est bien.

Mais on y trouve la phrase suivante : « Les échanges se tiendront en anglais sans traduction. ».

Ainsi France Stratégie organise en France une Webconférence mais on y parlera exclusivement en anglais et, pour bien montrer que l'on n'éprouve aucune complaisance envers les ignares et les incultes qui ne maîtrisent pas parfaitement cette langue, on se dispensera de traduire.

On se trouvera ainsi de nouveau dans la situation qui se renouvelle trop souvent : des orateurs qui s'expriment en mauvais anglais ; des auditeurs qui, pour la plupart, font semblant de comprendre ce qui s'est dit ; des idées pauvres, car on n'est pas subtil lorsque l'on s'exprime dans une autre langue que la sienne.

Je sais que l'appauvrissement des idées est parfois jugé utile car il nous évite des excès de subtilité. Mais faut-il se contenter de la récitation de lieux communs et de slogans à quoi tant de conférences se réduisent, la langue anglaise leur conférant un semblant d'autorité ? N'avons-nous pas besoin, s'agissant du très haut débit, d'un peu de subtilité, voire de profondeur ?

Si la Webconférence évite la superficialité elle devra en effet considérer nombre de questions techniques, économiques et stratégiques : dimensionnement de l'infrastructure des télécoms ; distribution en fibre optique ; 5G, avec ou non les équipements de Huawei ; conséquences pour l'industrie de l'audiovisuel et le déploiement de l'Internet des objets, etc.

mercredi 12 août 2020

Jean Castex : démagogie ou immaturité ?

Après avoir entendu le 15 juillet la déclaration de politique générale du Premier ministre j’ai dit mon inquiétude à une amie.

Elle : il faudrait savoir si Jean Castex pense vraiment ce qu’il dit. Les Français sont tellement immatures, tellement capricieux qu’il faut avant tout les calmer. Un ronron démagogique autour de l’environnement et du social peut les apaiser, ce sera toujours ça de gagné.

Moi : les Français ne sont pas tous immatures. Beaucoup d’entre eux sont capables de reconnaître, si on la leur présente, l’orientation qui permettra de redresser notre économie…

Elle : je sais à quelle orientation tu penses. Crois-tu qu’un Premier ministre puisse l’évoquer ? Cela ferait ricaner les gens des médias, les économistes les plus renommés et aussi ses petits camarades énarques, car s’intéresser à cette orientation est aujourd’hui, en France, le plus sûr moyen de couler sa carrière. Le virus de l’immaturité est endémique.

Moi : je crois pourtant utile de décrire clairement la situation. Je connais des énarques qui ont tout compris, c’est donc possible. Il est vrai qu’ils ont sacrifié leur carrière…
Je veux croire que Jean Castex n’est pas un démagogue et qu’il pense vraiment ce qu’il a dit. Je prends donc son discours au sérieux : il n’en est que plus inquiétant.

samedi 8 août 2020

La productivité des services

Selon un de mes amis économistes l’informatisation (qu’il nomme « révolution digitale ») n’apporterait aucun gain de productivité : 

« La révolution digitale, a-t-il écrit, a des retombées décevantes en termes d’efficacité productive. La forte flexibilité du marché du travail a facilité le déversement des moins qualifiés sur des petits jobs périphériques de services. Les plateformes d’intermédiation mobilisent un halo de petits emplois dédiés à la logistique ou à des micro-tâches et qui dégradent la productivité à plus grande échelle. Les nouvelles possibilités de contact client, d’organisation, de notation, etc. liées aux outils numériques favorisent l’explosion des services à la personne sur lesquels les niveaux comme les progrès de productivité sont très faibles. » 

Cette opinion avait été exprimée par Robert Solow1, elle est défendue par Robert Gordon2, on la retrouve sous une autre forme chez Nicholas Carr3 : elle est répandue parmi les économistes et aussi dans la masse de la population. 

Condensons le raisonnement de mon ami. Il ne niera certes pas la productivité qu’apporte l’automatisation : l’action productive étant automatisée, le travail auparavant nécessaire à la production est remplacé par celui qui est consacré à l’ingénierie des automates, dont la quantité est moindre (si ce n’était pas le cas les entreprises n’investiraient pas dans l’automatisation). 

Cependant il dit que l’informatisation provoque dans les services une croissance du nombre des emplois peu qualifiés et à faible productivité, et que cela fait plus que compenser le gain qu’apporte l’automatisation. 

Je crois cette opinion radicalement fausse car elle masque à notre intuition la perspective qu'a ouverte l’informatisation. 

mardi 28 juillet 2020

Melanie Mitchell, Artificial Intelligence: A Guide for Thinking Humans, Farrar, Straus and Giroux, 2019

J'ai lu ce livre avec plaisir. L'auteur est compétente, modeste, lucide, elle a de l'humour, les exemples qu'elle décrit sont une mine d'informations.

Contrairement aux essayistes qui cèdent à la mode du « hype » ou qui, au contraire, considèrent l’IA à travers les lunettes que fournit une philosophie hors de saison, elle sait de quoi elle parle parce qu'elle en a acquis en tant que chercheur une expérience pratique et professionnelle.

Les épisodes historiques de l’IA sont décrits de façon précise avec leurs avancées et leurs limites : systèmes experts, machines à vecteurs de support, réseaux neuronaux. Certaines réussites sont impressionnantes (victoires contre les champions du monde aux échecs et au jeu de Go, reconnaissance d’images), mais l’IA qui sait jouer aux échecs ne sait rien faire d’autre : elle est étroitement limitée et il en est de même pour toutes les autres applications.

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J’ai, comme Melanie Mitchell mais sans avoir son expérience, de fortes convictions concernant l'IA. La lire m'a incité à m'interroger sur ma propre expérience.

Mes convictions viennent de la pratique de la statistique. J'ai conçu, réalisé, exploité des enquêtes puis publié leurs résultats. J'ai pratiqué l'analyse des données et étudié à fond l'état de l'art de ses techniques dans les années 60-80.

Dans l'un et l'autre cas, j'ai rencontré des limites et tenté de les comprendre : comment et dans quel but est définie la grille conceptuelle d’une observation statistique ? Comment interpréter les résultats d'une analyse des données ?

La première question m'a conduit vers l'histoire, la deuxième vers la science économique. Cela m'a préparé aux systèmes d'information que j'ai rencontrés dans les années 90.

*     *

Les questions que soulève Melanie Mitchell concernent en fait l'informatique dont l'IA n'est qu'une application parmi d'autres. La question fondamentale est celle que George Forsythe a posée en 1969 : « “What can be automated?” is one of the most inspiring philosophical and practical questions of contemporary civilization ».

vendredi 24 juillet 2020

Éviter la faillite

L'informatisation a transformé le système productif, l'économie et la société. Le monde sera dominé par les pays qui auront su maîtriser l'informatique. Ne parler que de "numérique" et d'"intelligence artificielle" n'aide vraiment pas à concevoir la stratégie qui répond à ce phénomène.

Dans sa déclaration d'intention le Premier ministre a indiqué au Parlement les priorités de son gouvernement : l'environnement, le social et l'emploi.

Nous serons donc verts et pauvres, comme le veulent les écologistes épris de décroissance. Le social distribuera équitablement notre pauvreté. Dans nos entreprises obsolètes l'emploi sera soutenu par des subventions.

Ainsi nous aurons atteint la Vertu que prêchait Rousseau et dont Mao a donné un exemple : nous aurons eu du moins, foutu pour foutu, la satisfaction de mourir dans l'honneur.

L'institut de l'iconomie propose une autre orientation : concevoir les possibilités comme les dangers qu'apporte l'informatique, respecter les conditions nécessaires de l'efficacité dans la situation présente.

L’État pourrait donner l'exemple en s'occupant enfin sérieusement de l'informatisation des grands systèmes de la nation : santé, justice, éducation, défense, etc.

dimanche 28 juin 2020

La France bientôt condamnée au silence ?

Nicholas Carr a prétendu que « IT doesn’t matter1 » : il a prédit que l’informatique deviendrait un produit banal qui s’achète sur étagère, une « commodité » sans importance : « companies will fulfill their IT requirements simply by purchasing fee-based “Web services” from third parties ».

La puissance qu’ont acquise les GAFAM suffit pour le contredire, à tel point que l'on peut même prédire que les entreprises qui n’auront pas su s’informatiser raisonnablement finiront par disparaître. Plus généralement, les pays qui n’auront pas su s’informatiser n’auront plus aucune influence dans les affaires du monde.

Les techniques fondamentales pour l'économie sont en effet aujourd’hui celles de la microélectronique, du logiciel et de l’Internet : la mécanique, la chimie, l’agriculture et l’énergie, qui ont été les techniques fondamentales jusque dans les années 1970, évoluent désormais en s’informatisant2.

Rappelons-nous ce qui s’est passé au XIXe siècle. En quelques décennies la Grande-Bretagne est devenue la puissance dominante parce qu’elle avait su la première maîtriser la mécanique et la chimie : les armes qu’elles permettaient de concevoir lui ont permis, lors des guerres de l’opium, de vaincre facilement la Chine qui avait été jusqu’alors la première puissance mondiale.

La nation qui maîtrisera le mieux les techniques de l’informatique et saura les utiliser efficacement dominera le monde. C’est l’ambition de la Chine, c’est pourquoi elle investit massivement dans ces techniques comme dans l’art de leur utilisation : toutes ses grandes entreprises ont misé sur l’informatique3.

Aucun projet de crypto-monnaie souveraine, par exemple, ne pourra réussir sans la maîtrise des techniques les plus avancées (processeurs multi-cœurs, programmation parallèle, etc.) et sans l’intelligence de leur mise en œuvre.

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En France la classe sociale qui dirige la politique et les grandes entreprises, ayant été formée à l’expertise dans l’art de la communication, méprise ce qu’elle juge « technique4 » et ignore l’informatique : elle parle ainsi abondamment du « numérique », mot-valise vide de sens, et se laisse fasciner par les chimères qu’évoque l’expression « intelligence artificielle ». L’inexactitude de son vocabulaire révèle son refus de percevoir, de comprendre la situation historique à laquelle notre pays est confronté.

Il ne pourra cependant conserver à la longue un droit à la parole dans le concert des nations que s’il prend conscience de la transformation que l’informatisation a apportée à la définition des produits et des compétences, à l’ingénierie de la production, à la forme de la concurrence et du travail humain, et s’il fait le nécessaire pour en maîtriser les techniques fondamentales car c’est une condition nécessaire de l’habileté de leur utilisation.

À défaut d’être un informaticien tout dirigeant doit donc acquérir une intuition exacte de l’informatique et une culture de l’informatisation (c’est pour tenter de les lui procurer que j’ai publié De l’informatique). Sinon la France sera colonisée par les nations qui, ayant pris de l’avance dans les techniques de l’informatique, auront su s’informatiser efficacement.

Le monde deviendra alors plus pauvre et plus terne car la France ne pourra plus y faire rayonner les valeurs de notre République.
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1 Nicholas G. Carr, « IT doesn’t matter », Harvard Business Review, mai 2003.
2 Bertrand Gille, Histoire des techniques, Gallimard, 1978.
3 Pascal Ordonneau, Crypto-Yuan, La route de la soie, 2020.
4 « La technique, moi, je n'en ai rien à foutre » (Michel Bon, président de France Télécom, lors d'une conférence à Dauphine).

lundi 8 juin 2020

Le pays des enfants gâtés

Les enfants les plus gâtés ne sont pas les plus heureux, et ils ne sont pas les plus aimables car ils n’éprouvent aucune reconnaissance envers ceux qui les gâtent.

Nous autres Français sommes des enfants gâtés et grognons.

Nos frais médicaux sont largement remboursés par la sécurité sociale. Nous percevons des indemnités lorsque nous sommes au chômage. Nos retraites sont confortables. L’éducation nationale est gratuite.

Mais nous croyons que cela nous est dû et jugeons légitime d’en abuser à l’occasion, tout en pestant contre « les charges » qui sont la contrepartie des assurances sociales.

Nous sommes à l’aise mais nous aimons nous croire pauvres, insulte envers les pays vraiment pauvres. Il se trouve, certes, des pauvres parmi nous mais ils sont très discrets : seuls les enfants gâtés grognent.

C’est que nous sommes des bourgeois qui haïssent la bourgeoisie : cette duplicité a contaminé notre littérature, notre culture, notre philosophie et jusqu'à la vie de tous les jours, car haïr ce que l'on est n'est pas sans conséquences.

Nous détestons les institutions, les entreprises, dont l'organisation contrarie notre individualisme. Notre exaspération se manifeste au Café du commerce : « il faut tout foutre en l’air », disons-nous alors – mais nous ne tolérerions pas que l’électricité soit coupée, que les trains cessent de rouler, que les aliments ne soient plus distribués.

Nous revêtons notre révolutionnarisme de nobles intentions qui sont autant de prétextes : « écologie », « social ». Mais pour que le social puisse redistribuer une richesse il faut qu’elle ait été d’abord produite, pour que l’écologie puisse s’épanouir il faut en avoir les moyens. Cette richesse, ces moyens, sont produits par les entreprises et par les personnes dont elles organisent le travail.

Si nous vivons si bien en France, c’est parce que les Français ne sont pas tous des enfants gâtés : il se trouve aussi parmi eux des entrepreneurs, des animateurs qui savent donner un sens à une action collective, soumettre son organisation à une mission.

Mais les entrepreneurs, les animateurs sont aussi discrets que les pauvres : seuls les enfants gâtés se font entendre dans les médias et dans la rue.

La vraie nature de la crise

Quelle sera la durée de la crise que provoque le coronavirus ?

Christian Saint-Étienne a publié son pronostic sur Twitter :

« Avec PIB = 100 en 2019, PIB 2020 = 91, PIB 2021 = 95, PIB 2022 = 99 au mieux. Dette 2019 = 98 % du PIB, dette 2020 = 116 % du PIB, dette 2021 = 117 ou 118 % du PIB. Chômage catégorie A = 5 millions fin 2020. »

Il faudrait donc selon lui attendre 2022 pour que le PIB retrouve à peu près le niveau de 2019 et cela se ferait au prix d’une très forte augmentation de la dette de l’État.

Je trouve ce pronostic pessimiste (je m’en explique ci-dessous) et l’ai dit sur Twitter, mais d’autres personnes ont estimé au contraire que Saint-Étienne était trop optimiste.

« Trois ans pour revenir au régime antérieur ? », a ainsi écrit @HugoMe. « En 2008 ça a mis huit ans. »

Un dialogue s’est amorcé :

@michelvolle – « Une crise sanitaire n’est pas une crise économique, dont l’origine se trouve dans l’économie elle-même. »

@HugoMe – « Je ne comprends pas cette remarque. L’économie est durement touchée, des entreprises font faillite, des secteurs sont totalement ralentis. On ne sait même pas si ça va pas recommencer l’année prochaine. »

@michelvolle – « La crise est accidentelle, son ressort est extérieur à l’économie. On guérit plus vite d’une fracture que d’un cancer. »

@HugoMe – « On va dire aux chômeurs qu’ils sont pas vraiment au chômage. Que c’est une erreur. »

@michelvolle – « Une fracture, ça peut faire très mal. Mais il ne faut pas se tromper sur le diagnostic. »

*     *

La crise de 2008 était l’expression d’un mal qui rongeait l’économie : le risque excessif que portaient les prêts « subprimes », masqué par des produits financiers frauduleux que personne ne savait évaluer, avait contaminé tout le système financier. L’économie s’est alors effondrée comme le fait la santé d’une personne dont un cancer généralisé détruit le corps.

L’épidémie du coronavirus est par contre analogue à un accident dont on sort avec une fracture invalidante. Une fracture peut révéler des points faibles de notre vie : celui qui a besoin d’aide voit parfois s’éloigner des personnes qu’il avait cru amicales. De même, le coronavirus révèle des points faibles de notre société, de notre économie.

Mais il faut faire la différence entre une maladie intime, interne à l’économie qu’elle ronge, et les effets d’un choc extérieur. Le diagnostic n’étant pas le même, la prescription doit être différente.

*     *

Voici le scénario qui me semble le plus vraisemblable : une fois l’épidémie maîtrisée, la reprise surprendra les pessimistes mais elle sera inégale : le tourisme sera sans doute durablement déprimé ainsi que les activités qui en dépendent (luxe, hôtellerie, restauration).

Ce scénario peut être cependant contredit par les faits car notre économie est vulnérable aux errements de l’opinion : alors que nous aurions besoin d’une orientation constructive, des forces non négligeables se rassemblent pour se livrer un travail de démolition.

Une minorité remuante de la population, prenant l’écologie ou le social pour prétexte, s’est laissé séduire par l’esthétique du chaos, l’hostilité envers les institutions et les entreprises, le désir de « décroissance », l'opposition irréfléchie à tout « pouvoir » quel qu’il soit, et la plupart de nos « intellectuels » médiatiques lui emboîtent le pas.

C’est cela, le cancer dont souffre notre société, et il est beaucoup plus dangereux que le coronavirus.

samedi 30 mai 2020

Dans quel pays vivons-nous ?

Lors de leur intervention télévisée du 28 mai Edouard Philippe et Olivier Véran ont utilisé à plusieurs reprises le mot cluster pour désigner les foyers épidémiques.

L’anglais « cluster » se traduit par bouquet, grappe, amas, groupe, rassemblement, etc. : il évoque donc un lieu où se trouvent plusieurs personnes contaminées tandis que « foyer » évoque un feu, un incendie qui risque de se propager. Les connotations de ces deux mots ne sont donc pas les mêmes mais ils pointent vers un même fait, une même réalité.

Le président de la République, ayant pris à tort ou à raison l'écologie pour priorité, a parlé d'un "green deal".

Ces hommes politiques ont donc choisi de se conformer à la mode qui veut que l’on parle anglais (ou plutôt américain).

Que peut signifier alors l'expression « réindustrialiser la France » ? Celui qui abandonne sa langue maternelle ne peut plus penser avec tout son corps, avec sa chair insérée dans la situation historique du monde réel : ne sachant plus où il habite, il sera dupe des suggestions d'un monde imaginaire.

Ce matin sur France Culture une dame qui parlait du riz gluant de Thaïlande s’est senti obligée de dire « sticky rice »... sur « France Culture » !

*     *

Beaucoup de personnes se comportent comme si elles pensaient que la France n’a plus de raison d’être, que la langue française est appelée à disparaître et qu’il faut se « mettre à l’anglais » parce que c’est la langue des affaires comme le dit Ernest-Antoine Seillère, la langue de la finance comme le dit la BNP, la langue de la science comme le dit l’École polytechnique.

Je ne sais que penser de ces personnes qui jettent à la poubelle une langue qui est depuis des siècles un instrument des plus précieux pour la littérature, la philosophie et la science.

Ont-elles honte d’être françaises ? Pensent-elles que nous devons devenir mentalement des Américains, nous conformer en tout à l’American way of life ? Estiment-elles que notre République n’a plus rien à apporter au monde, à la civilisation ?

Si c’est le cas les étrangers leur en feront le reproche car ils ont besoin, eux, d’une France dont le concert des nations puisse entendre la voix.

Trahir notre langue, ce n'est pas seulement dégrader notre pensée et notre action : c’est affadir et appauvrir le monde.

jeudi 21 mai 2020

Pourquoi il ne faut pas restaurer l’ISF

Comme j’estime que l’ISF n’est pas un bon impôt (je m’en explique ci-dessous), j’ai commenté le tweet suivant :
@philippechopin : « Bruno Le Maire rejette l'idée d'un retour de l'ISF pour faire face à la crise ».
@michelvolle : « Oui, car l’impôt doit porter sur le revenu et non sur le patrimoine, qui ne doit être taxé (de façon très progressive) qu’à l’occasion d’un héritage ».

J’ai reçu en réponse plusieurs notifications :
@CitoyenSoucieux : « Comment faire pour égaliser les patrimoines dans ce cas ? »
@g_allegre : « C'est une nouvelle règle ? L'impôt ne doit pas toucher le patrimoine ? Pourtant un patrimoine élevé augmente la capacité contributive et certains hauts patrimoines peuvent contourner l'impôt sur le revenu en ne déclarant aucun revenu... »
@BasileM_L : « Mais alors pour vous le patrimoine ce n'est pas du travail cristallisé ? Qu'est-ce / qui est-ce qui a produit ce patrimoine (ou capital) ? »
@Lude_F : « Et vous justifiez ça comment ? Parce que moi je peux vous argumenter en titane que ça n'aurait aucun sens ni économique ni moral. »

Voici la suite du dialogue :
@michelvolle : « C’est une modeste opinion... »
@g_allegre : « Pour éclairer cette opinion : https://ofce.sciences-po.fr/pdf/revue/12-1 »
@michelvolle : « J’ai lu. Je commenterai sur mon blog. »
@BasileM_L : « J'ai hâte ! N'hésitez pas à le poster ici. »

Je développe ici ma réponse.

samedi 16 mai 2020

L’informatique comme science et la cybernétique comme idéologie ?

(Article écrit avec Pierre Musso et destiné au numéro 10 de la revue Etudes digitales)

Dans les années 1935-50, à la veille, pendant et au sortir de la deuxième Guerre mondiale sont nées à la fois l’informatique (Turing/von Neumann) qui crée un nouveau « système technique » au sens de Bertrand Gille1, et une vision du monde associée, à savoir la cybernétique (Norbert Wiener). Comme l’a bien montré Jean-Pierre Dupuy, le point de départ commun à l’informatique et à la cybernétique avait été la révolution de la logique des années 1930-36 avec l’arithmétisation de la logique de Kurt Gödel et l’émergence de la notion abstraite de machine qu’Alan Turing proposa de formaliser en défendant que toute fonction calculable mathématiquement l’est aussi par une calculatrice arithmétique (« machine de Turing »). Ainsi, résume Jean-Pierre Dupuy, « machine artificielle ou matérielle, d’un côté, logique comme machine, de l’autre, sont liées par un rapport d’identité2 ». De leur origine conceptuelle commune, cybernétique et informatique partagent certains concepts : l’information, la communication, la rétroaction, les algorithmes, la programmation, etc. et Turing comme von Neumann ont participé aux fameuses conférences de la fondation Macy (de 1942 à 1953) d’où est issue la cybernétique.

Nous sommes les héritiers de ces deux mutations majeures : d’une part, celle de l’informatisation qui est un nouveau système technique toujours en développement notamment par sa fusion avec les télécommunications, et d’autre part, celle de l’idéologie3 cybernétique qui à l’origine fut une utopie chez Wiener avant de devenir un cadre de pensée.

En amont de ces deux disciplines et de la révolution de la logique des années 30, il y a une même vision du monde occidental qui traite - depuis qu’Aristote introduisit un modèle technologique pour expliquer le vivant - des rapports de l’homme et de la machine. Le rêve d’une « machine intelligente » ou autonome et le mythe d’un mode de fonctionnement similaire chez le vivant et la machine hantent la pensée occidentale depuis l’Antiquité. Avec la seconde guerre mondiale s’est opérée la cristallisation foudroyante de ces utopies dans le couple informatique/cybernétique.

Si aujourd’hui l’informatique et la cybernétique sont dissociées, et même perçues par certains comme des phénomènes du passé, en fait elles demeurent très actives mais sous des formes différentes : la première sous la forme de l’informatisation de la société et de l’économie, qualifiées de « numériques », et la seconde considérée comme paradigme de la pensée rationnelle et calculatrice.

Le philosophe et historien des sciences Georges Canguilhem a proposé pour analyser l’histoire de la biologie, quelques concepts que nous reprenons pour éclairer l’articulation de l’informatique et de la cybernétique. Il distingue « l’idéologie scientifique » qui a une histoire et une fin car elle va être « investie par une discipline qui fait la preuve opérativement, de la validité de ses normes de scientificité » de « l’idéologie de scientifiques, c’est-à-dire que les savants engendrent par les discours qu’ils tiennent (….) sur la place qu’elle occupe dans la culture4 ». On peut ainsi distinguer trois notions : d’abord, « l’idéologie scientifique » qui est une protoscience ou une pensée préscientifique, ensuite, la rupture épistémologique que marque la naissance d’une science informatique et enfin, « l’idéologie de scientifiques », en l’occurrence la cybernétique, qui vient se greffer sur la science informatique en gestation pour produire un paradigme post-scientifique. Tout se passe comme si « l’idéologie scientifique » se dissociait en deux « branches » : d’un coté son versant scientifique, ici l’informatique, et de l’autre, son versant philosophico-idéologique, ici la cybernétique. Par la suite, au-delà des années 1965, ces deux blocs issus de la même racine dérivent tels des « icebergs » en suivant deux trajectoires séparées : l’une dynamique, l’informatique devient informatisation généralisée et l’autre ossifiée, la cybernétique se fige en un « modèle » ou un paradigme.

Nous nous proposons d’examiner d’abord, la vision du monde longuement élaborée en Europe qui se cristallise dans les années 1935-50, dans l’informatique et la cybernétique aux États-Unis, soit une « idéologie scientifique » (1), ensuite de distinguer la rationalité informatique (2) de l’idéologie cybernétique (3) ; enfin, nous verrons leur devenir, avec d’un côté l’informatisation généralisée constituant le système technique contemporain et de l’autre, la formation d’un paradigme culturel, soit une « idéologie de scientifiques » (4).

mercredi 13 mai 2020

L'élite et la masse

Rien n’est plus certain que ceci : nous sommes tous des êtres humains et sous ce rapport nous sommes identiques et égaux car nous partageons le même destin, le même voyage qui nous transporte de la naissance à la mort à travers la diversité des âges de la vie, et sommes a priori dotés du même potentiel, celui de l’humanité.

Mais rien n’est aussi plus certain que ceci : nous sommes tous extrêmement différents et inégaux sous le rapport du savoir et de la compétence pratique, inégaux par la maîtrise de la pensée, du langage, par la dextérité de nos gestes et mouvements.

Constater ces inégalités, ce n’est pas nier l’égalité fondamentale des êtres humains : c’est reconnaître la diversité de notre espèce, l’éventail des potentialités offertes à chacun et que chacun réalise plus ou moins profondément.

Nier ces inégalités, c’est couper la racine de l’effort individuel : pourquoi se soucier de maîtriser sa langue si l’on estime que toutes les façons de parler se valent ? Pourquoi se donner la peine d’apprendre une science si l’on estime que l’ignorant en sait autant que le maître ?

Il n’est pas vrai que l’inculte, l’ignorant, le paresseux, soient au même niveau que celui qui a fait effort sur soi-même pour affiner son discernement, interpréter les situations, orienter son action : il existe entre les personnes un relief qu’il faut savoir percevoir.

Quand on est sensible à ce relief on voit certaines personnes se détacher nettement sur la toile de fond moyenne car elles donnent l’exemple d’une humanité accomplie : dans les entreprises, dans la société, ces personnes sont des animateurs (voir « Le secret des animateurs »).

Il s’en trouve dans toutes les institutions, dans toutes les entreprises, et elles ne pourraient pas fonctionner sans eux. Il s’en trouve aussi dans toutes les professions : j’ai connu des animateurs parmi mes professeurs, patrons et collègues, et autour de mon village je vois briller d’un vif éclat le caractère d’un maire, d’un menuisier, d’un électricien, d’un maraîcher, d’une épicière, d’un boulanger, d’une secrétaire de mairie, etc.

Beaucoup de gens semblent cependant ne pas sentir ce relief. J’ai suivi les cours d’allemand de l’excellent M. Guinaudeau qui, chaque année, prenait à bras le corps une classe de seconde pour lui enseigner ce qu’elle était censée avoir appris les années précédentes, et qu’elle ignorait évidemment, mais mes camarades semblaient ne voir en lui qu’un prof autoritaire comme les autres, ni plus ni moins.

De même, notre excellente épicière connaît ses produits, ses clients, ses fournisseurs et sait indiquer discrètement à chacun ce qui lui convient : les gens sont assidus dans son magasin, ils s’y sentent bien, mais cela leur paraît tout naturel et ils ne voient en elle qu’une épicière comme les autres et qui veut « gagner de l'argent », ni plus ni moins.

Les animateurs sont une élite, la seule véritable élite, mais elle est discrète. Ils « créent une bonne ambiance », on a plaisir à travailler ou converser avec eux car tout semble alors simple, clair et naturel. J’ai tenté, dans « Le rationnel et le raisonnable », d’élucider leur façon de voir et de penser.

mardi 12 mai 2020

Publication des archives de volle.com

J'ai mis en forme avec LaTeX l'ensemble des documents qui ont été publiés de 1998 à 2009 sur volle.com, puis à partir de 2009 sur michelvolle.blogspot.com.

Cette publication a pour but de placer mon travail entre les mains des lecteurs (et de le soumettre à leur critique) sous une forme plus commode et plus durable que celle d'un site Web.

J'ai publié tous mes travaux sur ces sites pendant une vingtaine d'années, à la seule exception de mes ouvrages et des rapports destinés à mes clients. Certains de ces textes répondent à une situation qui a évolué par la suite (c'est par exemple le cas de ceux qui concernent les télécoms) et témoignent ainsi d'un moment de l'histoire. D'autres me semblent avoir conservé une pertinence à travers le temps.

Les documents sont présentés dans l'ordre chronologique de leur publication, de sorte que le texte sautille d'un thème à l'autre : économie, informatisation, histoire, sociologie, philosophie, politique, etc.

Je me suis souvent répété, les mêmes thèmes revenant sous une forme et avec un vocabulaire qui ont évolué. On pourra penser que la répétition est ici trop poussée, cependant une telle compilation n'est pas faite pour être lue à la file, mais plutôt en picorant selon la fantaisie du lecteur.

Chaque volume comporte un index thématique qui propose un classement selon diverses rubriques.

Ces volumes seront tous publiés sur Amazon et ainsi disponibles sur papier.

On peut télécharger les versions actuelles au format pdf :

jeudi 7 mai 2020

L'erreur à ne pas commettre

La presse, toujours à l'affût des ragots, répète aujourd'hui qu'il existe un conflit entre l’Élysée et Matignon, que les jours du Premier ministre sont comptés, qu'Emmanuel Macron souhaite se débarrasser de lui, etc.

Il est difficile de savoir ce qui est vrai ou non dans ces ragots.

Ils sont bien sûr alimentés par la rivalité traditionnelle, et peut-être inévitable, entre les équipes des deux cabinets.

Ceux de Matignon sont fiers de préparer les décisions du gouvernement, les arbitrages entre les ministères (qui rêvent de "mesures" nouvelles, mais coûteuses) et le budget (systématiquement opposé à tout ce qui coûte).

Ceux de l’Élysée sont fiers d'être près du chef de l’État, dont le prestige rayonne jusqu'à leurs personnes, et de contribuer à sa réflexion, aux orientations qu'il indique à la nation. Mais ils aimeraient bien, aussi, pouvoir participer aux décisions du gouvernement... et là ils rencontrent l'hostilité des gens de Matignon.

La rivalité entre les équipes a tôt fait de remonter jusqu'au Président et au Premier ministre car les gens se plaignent, se disent incompris, méprisés, maltraités, décrivent par le menu les avanies qu'ils estiment avoir subies. "Matignon nous bloque, ils sont stupides", dit-on à l’Élysée ; "L’Élysée veut se mêler de tout, il nous piétine", dit-on à Matignon.

Ce conflit est de toutes les époques et, je le répète, il est peut-être inévitable. Il faut que le Président et le Premier ministre sachent, chacun de son côté, le gérer en pansant les amours-propres et en apaisant les conflits.

Mais le pire est possible s'ils se laissent influencer par leurs équipes, se laissent contaminer par leurs jalousies. C'est là une pente d'autant plus tentante que les missions du Président et du Premier ministre se chevauchent. Le Président préside, c'est certain ; mais d'une certaine façon, il gouverne aussi.

Certes, d'après la constitution le Premier ministre "dirige l'action du Gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation", tandis que le Président de la République "veille au respect de la Constitution et assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics ainsi que la continuité de l'État" : en principe donc, l'un gouverne tandis que l'autre oriente et arbitre.

Mais quelle est, en cas d'urgence, la différence entre orienter et gouverner ? Comment se partage le pouvoir de nomination, qui seul permet de tenir la bride aux réseaux d'influence ? Comment se partage aussi le droit à la parole, à la présence médiatique ? Et puis, disons-le très simplement, quel est en définitive celui des deux qui domine l'autre, qui "commande" ?

Le tandem formé par Édouard Philippe et Emmanuel Macron rassemble deux personnes aux talents complémentaires et qui ont su, jusqu'à présent, agir loyalement l'une envers l'autre - art difficile, qui suppose de supporter des froissures d'amour-propre dans les moments où l'autre semble avoir le dessus.

Il n'est pas sûr qu'Emmanuel Macron puisse trouver un Premier ministre plus travailleur, plus habile, plus loyal - et de toutes façons la victoire de l'équipe de l’Élysée ne durera qu'un temps, car les mêmes tensions renaîtront bien vite avec les nouveaux conseillers de Matignon. Alors pourquoi changer de Premier ministre ? C'est une erreur à ne pas commettre.

lundi 13 avril 2020

Le professeur Raoult et la chloroquine

Je ne suis pas compétent pour savoir si l'hydroxychloroquine est efficace ou non pour combattre le coronavirus. Je sais par contre qu'en cas d'épidémie une population sera toujours tentée de croire celui qui lui propose un médicament miracle : l'emballement autour du protocole du professeur Raoult est une manifestation de ce phénomène.

Je ne connais pas le professeur Raoult et n’ai aucune opinion sur sa personne – peut-on d’ailleurs vraiment avoir une opinion sur une personne ?

On doit, par contre, avoir une opinion sur les comportements ne serait-ce que pour savoir lesquels on peut avoir soi-même et lesquels il faut refuser. Adopter par exemple le rôle du gourou entouré d’admirateurs, est-ce un comportement que l’on puisse s’autoriser ? N’est-il pas préférable d’agir et parler en personne libre parmi des personnes libres ?

On peut encore avoir une opinion sur la cohérence de ce que dit quelqu’un, car une pensée incohérente s’annule elle-même.

Le professeur Raoult s'inspire du philosophe Paul Feyerabend qui, voulant critiquer l’académisme et le conformisme qu’il juge trop fréquents chez les scientifiques, a outrepassé cette critique légitime pour adopter une position de principe « contre la méthode ».

Sa critique de la méthode consiste cependant à proposer... une méthode, l’« anarchisme épistémologique ». La philosophie de Feyerabend se nie ainsi elle-même, comme le font ceux qui affirment qu’« il est absolument vrai que tout est relatif », ou encore comme le font les anarchistes qui, hostiles par principe aux organisations, tentent toujours et inévitablement de s’organiser.

Une des conséquences de la philosophie de Fayerabend, c’est qu'une intuition peut être aussi « vraie » que le constat expérimental d'un fait. Dire cela, c’est faire jouer la pensée à la roulette car l'exactitude d'une intuition n’est qu’une probabilité, éventuellement très faible.

Je crains bien que ce ne soit le cas du protocole du Professeur Raoult. Attendons les conclusions d'une expérimentation rigoureuse et méthodique : nous saurons alors si nous avons, avec lui, gagné à la roulette.

Monnaie et souveraineté

Certains responsables voient une menace pour la « souveraineté » dans la Libra, projet de monnaie électronique de Facebook : chaque monnaie, disent-ils, est l’expression de la souveraineté d’un État, et d’ailleurs seuls les États peuvent être les garants de la fonction fiduciaire de la monnaie. Pour Bruno Le Maire, « nous ne pouvons pas accepter qu’une entreprise privée se dote des instruments de souveraineté d’un État ».

Le débat semble clos depuis que Mark Zuckerberg a fait allégeance aux États-Unis. Le lien entre monnaie et souveraineté semble pourtant contredit par la réalité empirique comme par la réalité historique et la théorie économique : l’informatisation de la monnaie révélera-t-elle cette contradiction ?

Réalité empirique

Si la première qualité d’une monnaie est d’inspirer confiance, la garantie d’un État n’a jamais suffi pour empêcher une crise monétaire : pour ne citer que deux exemples l’Allemagne en 1923 et l’Argentine à la fin des années 1980 ont connu des épisodes d’inflation extrême.

L’Euro, qui est resté stable depuis sa création, n’est pas une monnaie souveraine. On dit bien sûr que les États ont délégué leur souveraineté monétaire à l’Europe, mais est-il logiquement possible de « déléguer » une souveraineté ? Une telle délégation, qui fait des « souverains » des pays qui ont adhéré à l’Euro les membres élus d’une assemblée qui délibérera sur les initiatives de la BCE, réduit la « souveraineté » des États à une fonction de type parlementaire, assujettie aux décisions d’une bureaucratie dont on peut seulement souhaiter qu’elle soit compétente.

Quel est d’ailleurs le périmètre des institutions qui émanent du souverain (la « couronne », disent les Britanniques)  ? Il comprend à coup sûr la défense, la justice et la diplomatie. Certains pays leur ajoutent l'enseignement, la santé publique, la politique sociale, la culture et même la religion : ce périmètre est plus ou moins étendu selon les nations.

L'expérience des crises monétaires invite à ne pas considérer la monnaie comme un « instrument de la souveraineté de l’État », mais comme un outil dont la commodité fonde l'usage général qui, lui-même, inspire la confiance : si l'on a confiance en la monnaie, ce n'est pas parce qu'elle bénéficie de la garantie d'un État (garantie contredite par les épisodes d'hyperinflation), mais parce que sa commodité fait qu'elle est acceptée par chacun en contrepartie des biens et des services dont elle facilite l'échange.

Réalité historique

vendredi 10 avril 2020

Secouer la paresse des économistes

J’ai démontré dans les années 1990, avec toute la rigueur souhaitable, que l’économie actuelle est pour l’essentiel soumise à la loi du rendement d’échelle croissant et que ses marchés obéissent au régime de la concurrence monopolistique1.

Je n’étais ni le seul, ni le premier à percevoir ce phénomène : Paul Krugman, Brian Arthur, Elhanan Helpman, Mike Spence, Paul Romer, Steven Salop, Robert Solow, d’autres encore ont parlé avant moi des rendements croissants et de la concurrence monopolistique. J’ai donc pu me recommander de leur autorité et placer mon propos sous une ombrelle de citations américaines.

La théorie de la concurrence monopolistique n’est d’ailleurs pas récente : elle date de 1933 avec les travaux de Joan Robinson et Edward Chamberlin et fait partie du bagage de tout économiste bien formé.

Il existe cependant un écart entre ces travaux respectables, mais purement théoriques, et le fait de démontrer que désormais l’économie obéit pratiquement et concrètement à ce régime.

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Certains économistes exigent que toute démonstration s’appuie sur des statistiques et de l’économétrie. Mais autant ces disciplines sont nécessaires pour trancher des questions auxquelles ni l’évidence, ni le raisonnement ne peuvent suffire, ici l’évidence est criante et le raisonnement tout simple.

Le fait est en effet que le coût marginal d’un logiciel est pratiquement nul : une fois écrit, on peut le reproduire des millions de fois, sans coût supplémentaire significatif, par téléchargement ou impression de disques. Le fait est aussi que le coût marginal d’un composant microélectronique, processeur ou mémoire, est lui aussi pratiquement nul. Le fait est enfin que le transport d’un octet ou d’un document supplémentaire ne coûte pratiquement rien sur l’Internet : il sera seulement bloqué si le réseau est saturé.

Aucune personne de bon sens ne peut nier ces faits qui sont aussi solidement établis que possible : les trois techniques fondamentales de l’économie contemporaine sont donc à rendement d’échelle croissant, et cette propriété s’étend aux autres secteurs à proportion de leur informatisation.

C’est pour la science économique une catastrophe au sens de René Thom2 : les bases de la théorie de l’équilibre général étant ruinées, des lois économiques jugées certaines deviennent obsolètes, des réflexes professionnels auparavant judicieux ne peuvent plus avoir leurs effets habituels.

Cette catastrophe a été anticipée par John Hicks, toujours finement exact :

« It is, I believe, only possible to save anything from (…) the wreckage of the greater part of the general equilibrium theory if we can assume that the markets confronting most of the firms (…) do not differ greatly from perfectly competitive markets (…) and if we can suppose that the percentages by which prices exceed marginal costs are neither very large nor very variable » (John Hicks, Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84).

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Pour bâtir le modèle qui répondait à cette situation nouvelle il fallait la simplifier et n’en retenir que l’essentiel. C’est ce que j’ai fait en postulant que le coût marginal est nul et que le coût de production se réduit au coût fixe (sunk cost), éventuellement très élevé, d’un investissement initial.

Dans une telle situation la concurrence parfaite est impossible ainsi que la tarification au coût marginal qui est un de ses corollaires. Le régime du marché sera donc soit le monopole, soit la concurrence monopolistique, et si le monopole peut subsister un temps sur un marché la diversification qualitative du produit y introduira bientôt la concurrence monopolistique.

De ce point de départ résulte une cascade de conséquences concernant les produits, l’ingénierie, l’emploi, les compétences, l’organisation, la stratégie, etc. Elles dessinent le monde hypothétique que j’ai exploré avec quelques autres et que nous avons nommé « iconomie ». Je l’ai décrit dans des livres3, articles et émissions sur Xerfi Canal, me répétant au point d’avoir parfois l’impression pénible de radoter.

Comme tout modèle économique celui de l’iconomie est schématique. Cela ne l’empêche pas de fournir des indications éclairantes à la stratégie des entreprises et à la politique : l’orientation qu’elles indiquent se révèle d’ailleurs familière aux entrepreneurs que nous rencontrons car à défaut de théorie ils ont une intuition exacte de la situation présente.

Mais qu’en est-il de nos confrères économistes ?

mercredi 8 avril 2020

La crise et comment en sortir

Pour comprendre la crise actuelle, il faut d’abord voir que ce n’est pas une crise économique.

L’origine d’une crise économique se trouve dans l’économie : une ressource naturelle fait défaut (crise pétrolière), le potentiel du système technique est épuisé (crise systémique), la spéculation a détruit la crédibilité des créances (crise financière), la confiance dans la monnaie s’est dissipée (crise monétaire), etc. Souvent une crise économique comporte plusieurs de ces dimensions.

On peut juger l’économie actuelle fragile sous certains de ces aspects mais le fait est que ce n’est pas eux qui ont déclenché cette crise. L’origine de la crise présente ne réside ni dans les ressources naturelles, ni dans le système technique, ni dans les créances, ni dans la monnaie.

L’origine de la crise présente est sanitaire.

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Elle a cependant des conséquences économiques. L’INSEE estime que 35 % du système productif sont à l’arrêt1, ce taux variant d’ailleurs fortement d’un secteur à l’autre (certaines activités sont à l’arrêt complet, d’autres travaillent au contraire à plein rendement). Il reste que l’économie fonctionne à 65 % de ses capacités : ce n’est pas nul, contrairement à ce que l’on entend parfois dire, mais le choc est sévère.

Comme toute crise, celle-ci a eu un début et elle finira lorsque sa cause aura disparu : elle durera le temps de l’épidémie, c’est-à-dire encore quelques semaines. Il ne faut pas avoir la vue courte : la situation actuelle n’est pas faite pour durer. Il faut résister à la tentation de la myopie.

La crise aiguë aura cependant laissé des traces. La logistique des flux qui ont été bloqués et les processus de production interrompus devront redémarrer. Cela demandera un certain délai.

Cependant les ressources sont toujours là. Avec tout le respect qui est dû aux personnes qui ont perdu des proches, on peut dire que la démographie n’aura pas été atteinte de façon significative : les compétences seront pratiquement intactes, les organisations ne sont pas compromises.

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La plus grave des conséquences de la crise sanitaire sera la dégradation de la trésorerie des entreprises. Les ménages auront relativement peu souffert grâce aux mesures de soutien aux revenus (chômage partiel, indemnités, etc.). Par contre les entreprises qui ont été contraintes de ralentir ou cesser leur activité (mécanique, BTP, transport aérien et chemin de fer, restauration, tourisme, etc.) auront dû couvrir leurs dépenses récurrentes sans pouvoir faire de recettes.

Nous risquons donc une épidémie de faillites d’entreprises par ailleurs saines, mais incapables de supporter un tel choc.

Il ne faudra pas jouer à la « destruction - création » schumpeterienne. On peut lorsque l’économie est dans son régime normal croire aux vertus brutales de la sélection naturelle, qui supprime des entreprises inefficaces, mais l’épidémie est une situation exceptionnelle et les entreprises qui se trouvent aujourd’hui en danger ne sont pas nécessairement des entreprises inefficaces.

mercredi 18 mars 2020

Le rationnel et le raisonnable

Cette série développe le contenu du texte Pensée rationnelle et pensée raisonnable, que certains lecteurs ont jugé trop elliptique.

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Notre pensée fournit à l’action les concepts et hypothèses, autrement dit les théories, qui lui permettent de répondre à diverses situations. Les « petits mondes » qu’elle crée ainsi découpent autant de zones de clarté rationnelle dans la complexité du réel. L’immensité obscure du monde réel entoure cependant ces « petits mondes » et il arrive qu’elle se manifeste.

La « pensée raisonnable » est celle qui, tout en tirant parti de la pensée rationnelle, est consciente de la complexité du monde réel et vigilante en regard des phénomènes qu’il comporte ainsi que de la dynamique qui transforme les situations.

Une personne dont la pensée est raisonnable diffère, par sa psychologie et par son action, de celles dont l’intellect s’enferme dans le « petit monde » rationnel d’une spécialité professionnelle, d’une institution ou d’une époque.

Seule la pensée raisonnable peut répondre au changement de situation qui a lieu, comme c’est le cas aujourd’hui, lorsqu’une révolution industrielle transforme la relation entre l’action et le monde réel.

Fonction pratique de notre pensée


Notre pensée confrontée au monde réel

Les « théories » familières de notre vie courante

Nos apprentissages

Réponse à une objection

Les étapes de notre pensée

Nos « petits mondes »

Nos « petits mondes » et le monde réel

Pensée rationnelle et pensée raisonnable


La situation présente


Une révolution dans le monde de la pensée


La situation présente (suite)

Fonction pratique de notre pensée

(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)

Il nous est impossible de penser entièrement et complètement l’objet réel le plus modeste, notre tasse de café par exemple, car elle est en fait d’une complexité sans limite : les atomes qui composent ses molécules nous sont imperceptibles ainsi que leurs électrons ; son histoire est énigmatique car nous ignorons où, comment et par qui elle a été fabriquée, par quel circuit elle a été commercialisée, quand et par qui elle a été achetée ; son futur est imprévisible car nous ne pouvons pas savoir quand et par qui elle sera cassée, puis jetée, ni où iront ses restes, etc.

Ces connaissances, direz-vous, nous sont inutiles. C’est vrai : il suffit de savoir se servir de la tasse pour boire un café. Mais dire qu’une connaissance est inutile, c’est soumettre la connaissance au critère de l’utilité. Utilité en regard de quoi ? En regard de ce que l’on a à faire, c’est-à-dire d’une action que l’on a l’intention de réaliser en réponse à la situation dans laquelle on se trouve.

La connaissance, la pensée, sont donc soumises aux exigences de l’action, aux contraintes d’une situation : nous ignorons délibérément ce qu’il nous est inutile de connaître. Nous sélectionnons, parmi les attributs innombrables d’un objet réel, ceux seuls dont la connaissance nous est utile, et faisons abstraction des autres.


Nota Bene : la langue courante et familière associe au mot « abstraction » des connotations sérieuses, académiques, « scientifiques » : l’abstraction serait le fait des Savants, Philosophes et Intellectuels que l’on soupçonne d’être éloignés de la vie quotidienne et dépourvus de l’esprit pratique. Or l’exemple de la tasse de café montre que l’abstraction se trouve au cœur de notre activité quotidienne et qu’elle a un caractère pratique puisque la « pratique », c’est l’action elle-même.

Les choses que désignent les mots « pensée », « abstraction », « concept », « théorie » et « hypothèse » ne doivent pas être jugées « grandes, hautes, élevées, sublimes », mais « basses, communes, familières1 » : comme elles sont présentes dans nos activités les plus quotidiennes (conduire une voiture, faire la cuisine, avoir une conversation, etc.), c’est en considérant ces activités que l’on comprend leur nature, et cela permet d’élucider leur rôle dans les institutions, les sciences et la société.


Dire que la pensée est soumise aux exigences de l’action, c’est renverser l’ordre des choses qui nous a été inculqué par l’éducation et qui nous semble naturel : nous avons été formés à respecter la dignité éminente de la pensée, nous estimons qu’elle ne doit pas dépendre de ce qui est « subjectif » – nos désirs, nos intentions – et nous n’acceptons de la courber, avec la science expérimentale, que sous le joug du constat des faits.

L’exemple de la tasse de café montre cependant que l’objectivité au sens courant du mot, celle qui « reproduit exactement l’objet dans la pensée », est impossible car l’objet réel le plus modeste est d’une complexité illimitée. La connaissance est toujours en un sens subjective car elle est le fait d’un sujet porteur de valeurs, animé par des intentions, plongé dans une situation et cherchant des repères pour y agir. Cette subjectivité n’est cependant ni individuelle, ni capricieuse : elle est historique car elle est le fait de tous les individus qui rencontrent une même situation et adhèrent aux valeurs de la même civilisation. Prendre objectivement conscience de cette rencontre confère au mot « objectivité » un sens plus fécond que celui de l’usage courant.

Épisode suivant : Notre pensée confrontée au monde réel

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1 Blaise Pascal, « De l'esprit géométrique et de l'art de persuader », in Oeuvres complètes, ed. Pléiade, Gallimard, Pléiade, 1954, p. 602

Notre pensée confrontée au monde réel

(Ce texte fait partie de la série "Le rationnel et le raisonnable".)

Épisode précédent : Fonction pratique de notre pensée

Puisqu’il est impossible de penser entièrement l’objet le plus modeste il sera a fortiori impossible de penser entièrement le monde réel, ensemble des objets réels : sa complexité, étant illimitée, le rend en toute rigueur impensable car il est impossible de le penser de façon entière et absolue.

Mais notre action et notre pensée peuvent et doivent faire abstraction de cette complexité pour trouver le moyen d’agir dans le monde réel. Elle le peuvent, comme le montre l’exemple de la tasse de café, et aussi elle le doivent, comme le montre celui de la conduite automobile : un conducteur doit voir la route, les obstacles, les autres véhicules, la signalisation, et il ne doit pas voir les détails du paysage, de l’architecture, de la physionomie des passants, car cela distrairait son attention et ferait de lui un danger public.

À la conduite automobile est donc associée une grille de perception qui sélectionne, parmi les images qui s’impriment sur la rétine du conducteur, celles seules qui sont utiles à la conduite. Lorsque nous nous sommes formés à conduire une automobile nous avons appris à voir le monde à travers cette grille et nous l’appliquons sans y penser dès que nous sommes au volant.

Nous sommes génétiquement les héritiers des chasseurs-cueilleurs qui devaient trouver de quoi se nourrir dans le monde qui les entourait, donc distinguer des autres les plantes comestibles et aussi ruser à la chasse pour s’emparer de leurs proies. Notre pensée a, comme la leur, pour fonction de nous fournir les moyens d’agir1 face à une situation qu’elle représente de façon schématique à travers une grille qui sélectionne, parmi les êtres du monde réel et parmi les attributs de ces êtres, ceux seuls qu’il est nécessaire d’observer, et fait abstraction des autres. Cette grille est « conceptuelle » car elle définit les concepts dont nous observons la valeur sur les êtres que nous considérons2.

Le mot « concept » fait comme « abstraction » partie du vocabulaire savant mais ce qu’il désigne est là encore présent dans notre vie quotidienne. Un concept, c’est une idée à laquelle sont associés une définition et aussi un mot qui le nommera : l’idée de cercle est celle d’un rond régulier, sa définition est lieu des points d’un plan équidistants d’un point donné et seule cette définition rend possible le raisonnement qui déduira la surface, le périmètre et autres propriétés du cercle.

À chaque attribut des êtres que nous observons est associé un concept qui le désigne sans ambiguïté mais tout être réel, tout objet particulier et concret, est doté d’une infinité d’attributs comme nous l’avons vu à propos de la tasse de café : son existence assure la synthèse d’une infinité de concepts parmi lesquels nous devons choisir ceux que nous observerons. Toute observation suppose un choix parmi des attributs innombrables.


Une personne a ainsi une infinité d’attributs : une date et un lieu de naissance, un nom propre, un âge, un poids, un sexe, une adresse postale, une adresse électronique, un numéro de téléphone, un compte bancaire ; ses yeux ont une couleur, ainsi que ses cheveux, ses études ont été sanctionnées par des diplômes, sa carrière l’a fait passer par des emplois. À chaque instant cette personne a aussi un nombre de cheveux, une température, une tension, un rythme cardiaque, etc.

Certains des attributs sont stables (nom propre, date de naissance), d’autres peuvent varier avec le temps (âge, poids, adresse, tension) ou être multiples (compte bancaire, numéro de téléphone). La liste peut s’allonger indéfiniment pour contenir le nom des écoles et lycées par lesquelles la personne est passée, celui de ses professeurs et camarades de classes, celui de ses parents et autres membres de sa famille ainsi que leurs attributs, des dates, etc.

Épisode suivant :  Les « théories » familières de notre vie courante
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1 Charles Sanders Peirce, « La maxime du pragmatisme », Conférences à Harvard, 1903.
2 « To comprehend and cope with our environment we develop mental patterns or concepts of meaning (…) The activity is dialectic in nature generating both disorder and order that emerges as a changing and expanding universe of mental concepts matched to a changing and expand-ing universe of observed reality » John Boyd, « Destruction and Creation », US Army Command and General Staff College, 1976.