vendredi 31 décembre 2010

Révolution informatique et déséquilibres économiques

(Article destiné au numéro 47 de la revue Questions internationales publiée par la Documentation française, janvier 2011).

Résumé

La géopolitique des XIXe et XXe siècles a pour le meilleur et pour le pire été dominée par les nations industrialisées. Depuis le milieu des années 1970, l'émergence du système technique informatisé transforme les économies, les échanges et les rapports entre nations. Les pays émergents s'industrialisent grâce au bas niveau des salaires puis se positionnent sur les techniques de pointe.

L'économie mondiale est déséquilibrée : les pays riches peinent à s'adapter, la croissance des pays émergents met leurs structures sociales sous tension, des prédateurs tirent parti de l'informatique et des réseaux.

Les cartes se redistribuent : au XXIe siècle, la plupart des pays riches d'aujourd'hui céderont la place à d'autres sur le podium de la géopolitique.


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L’année 1975 marque le début d’un changement des relations économiques internationales qui est aujourd'hui patent. L’évolution qui a conduit à l'émergence de puissances économiques nouvelles – Chine, Inde, Brésil, lesquelles contrastent avec la somnolence, sinon la décadence, de celles qui ont dominé aux XIXe et XXe siècles [1] – et à la migration de la production industrielle vers ces puissances nouvelles est marquée par deux césures. L’une sépare le système technique contemporain informatisé du système mécanisé antérieur tandis que l’autre sépare les pays riches des pays pauvres.

mercredi 15 décembre 2010

WikiLeaks et l'informatique

English version

WikiLeaks provoque deux réactions diamétralement opposées : pour les uns, c'est une entreprise criminelle qui met la démocratie en danger. Pour d'autres, on ne trouve rien de neuf dans les documents que WikiLeaks publie. Mais si ces opinons sont toutes deux négatives, elles se contredisent évidemment : comment WikiLeaks pourrait-il mettre la démocratie en danger s'il ne publie rien de neuf ? Les personnes qui font les deux critiques à la fois sont comiques.

Ses adversaires ne font pas dans la demi-mesure. Sarah Palin juge Julian Assange aussi dangereux qu'Oussama Ben Laden. Rush Limbaugh estime que « si les hommes étaient encore des hommes, Assange aurait reçu une balle dans la tête ». Joe Lieberman dit que les journalistes du New York Times, qui publient des commentaires sur les dépêches publiées par WikiLeaks, sont de mauvais citoyens. Newt Gingrich pense qu'Assange se livre à une attaque militaire contre les États-Unis.

Pour Nicolas Sarkozy, WikiLeaks représente « le dernier degré d'irresponsabilité », Eric Besson estime qu'il « met en danger les relations diplomatiques », François Fillon l'accuse de « vol et recel de vol »...

Pour tirer cela au clair je suis allé sur http://wikileaks.liberation.fr/cablegate.html et j'ai passé quelques heures à lire les dépêches que les ambassades américaines envoient au département d'État.

WikiLeaks en détient 251 287 qu'il publie progressivement depuis le 28 novembre 2010. Le 20 décembre, 1 788 dépêches ont été publiées.

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J'ai trouvé dans cette lecture de quoi contredire les deux opinions citées ci-dessus : ces dépêches contiennent des choses à la fois intéressantes et nouvelles et leur publication, loin de nuire au prestige de la diplomatie des États-Unis, devrait plutôt l'accroître.

lundi 13 décembre 2010

Charles Platt, Make: Electronics, O'Reilly, 2009

Lorsque j'étais en Taupe, les travaux pratiques d'électricité ne comportaient pas d'application à l'électronique : je connaissais les équations par cœur mais je n'ai jamais manipulé les composants – et je sais bien qu'il existe, entre les équations et les manipulations, l'immense écart du savoir-faire.

À l'école Polytechnique des camarades avaient créé un club d'électronique mais je sentais que pour y adhérer il fallait déjà « s'y connaître », car un débutant maladroit ne pouvait qu'agacer les autres et s'attirer des rebuffades.

Je suis donc resté loin de l'électronique et cela m'a toujours contrarié : nous vivons entourés de machines électroniques (postes de radio, téléviseurs, ordinateurs etc.) et il me semble barbare de vivre parmi des choses que je ne sais pas manipuler.

Comme j'ai envié les chercheurs qui, au CNET, concevaient des circuits capables de réaliser des prouesses, et pour qui les phénomènes qui se produisent dans les composants étaient familiers !

Grâce à Charles Platt, je peux enfin mettre la main sur ces composants (résistances, potentiomètres, condensateurs, transistors, diodes, relais électromagnétiques, puces et microcontrôleurs), manipuler le fer à souder, le multimètre et l'oscilloscope, construire enfin et peut-être finalement concevoir des circuits qui fassent automatiquement des choses étonnantes. Je me régale à l'idée de former à l'électronique ceux de mes petits-enfants que cela intéressera, de leur ouvrir cette porte qui m'est restée si longtemps fermée.

vendredi 10 décembre 2010

François Rachline, La loi intérieure, Hermann, 2010

François Rachline, qui est athée, nous invite à accompagner sa méditation sur la Bible hébraïque.

La clé de sa pensée se trouve, me semble-t-il, à la p. 69 : « Est-il possible d'atteindre ce noyau insécable, cette source mystérieuse qui siège en nous, qui nous échappe dès que nous croyons l'appréhender, qui recule à mesure que l'on s'avance vers elle, qui ne loge en aucun lieu précis et que cependant l'être humain ressent intimement, qui est partout en lui et nulle part à la fois ? »

Sa méditation illustre cette orientation qu'il s'agisse d'Ève, de Moïse, des dix commandements ou du tétragramme YHWH par lequel Israël désigne le Dieu qu'il a légué aux chrétiens et aux musulmans.

Ce Dieu, disent ces trois religions, réside au delà de l'horizon illimité de notre connaissance mais aussi au plus profond de l'intimité de notre personne.

samedi 4 décembre 2010

Les collectivités à l'heure du numérique

(Conférence du 17 novembre 2010 au Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT) dans les locaux de l'Université Pierre et Marie Curie)

Que signifie « à l'heure du numérique » ?

L'usage s'est installé : on dit « numérique » pour désigner le système technique qui s'appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau. Puisque « numérique » il y a, va pour numérique !

Cependant il se peut que ce terme masque l'essentiel du phénomène. Que désigne-t-il en effet ? Le fait que les documents et les programmes sont soumis à un codage qui les transcrit en une suite de 0 et de 1 afin que le processeur puisse opérer. Le mot « numérique » désigne ce codage universel des textes et programmes, sons, images fixes ou animées.

Mais pour qu'il puisse représenter ce qui se passe dans ce système technique il faut lui conférer une extension qui outrepasse son étymologie, car au dessus du codage numérique et de l'architecture de la plate-forme informatique et des réseaux s'empilent toutes les couches de l'anthropologie.

Lorsque l'on informatise une institution (entreprise ou service public), il est notoire que les obstacles sociologiques, les « questions de pouvoir » occupent 90 % du temps des consultants. Par ailleurs le choix des êtres que le système d'information représente et des attributs qu'il observe, ainsi que la modélisation des processus, supposent une pratique de l'abstraction qu'il faut bien qualifier de philosophique. Comme personne ne renonce volontiers aux procédés de pensée auxquels il s'est habitué, les obstacles philosophiques sont plus redoutables encore que les obstacles sociologiques.

Ajoutons que comme la numérisation modifie les possibilités offertes à l'action et les risques que celle-ci rencontre, elle transforme les conditions de la production et a donc des effets économiques. Cela invite à mettre à jour les priorités et les valeurs qui orientent l'action car avant de pouvoir décider comment faire, il faut savoir ce que l'on a l'intention de faire.

vendredi 3 décembre 2010

Les effets de l’informatisation sur la crise économique et financière

Contribution à la Conférence de l’Applied Econometric Association, Ankara, 4 octobre 2010

(English version)

Le système technique contemporain


Pour comprendre les effets de l’informatisation il est utile de se référer à la théorie des systèmes techniques. Un « système technique » se met en place lorsque un petit nombre de techniques entrent en synergie, leur alliage dégageant une efficacité jusqu’alors inconnue. Ce fut le cas avec l’industrialisation, qui s’est appuyée à partir du XVIIIe siècle sur la synergie entre la mécanique et la chimie auxquelles se sont ajoutés à la fin du XIXe siècle l’électricité et le pétrole.

L’informatisation, elle, s’appuie sur la synergie entre la microélectronique et le logiciel, auxquels s’est ajouté à partir de 1975 le réseau : elle a ainsi fait émerger le système technique contemporain (STC). L’informatique, jusqu’alors essentiellement consacrée au calcul, est devenue – avec le traitement de texte, le tableur, le grapheur, puis la messagerie et le fichier partagé, enfin l’Internet et le Web – l’instrument universel qui apportait l’assistance de l’automate au travail personnel et à la communication entre les personnes.

L’industrialisation, d’origine technique, a eu des conséquences anthropologiques et géopolitiques : elle a élargi le régime du salariat et fait naître l’entreprise moderne, suscité la naissance de la classe ouvrière et de la guerre des classes, entraîné une urbanisation rapide et l’exode rural, accéléré l’évolution technique et le recours à la recherche scientifique, suscité le déploiement du système éducatif et du système sanitaire, encouragé l’impérialisme et le colonialisme, provoqué enfin des guerres auxquelles l’industrie procurait des armes dévastatrices.

C’est la qualité, la puissance de leur industrie qui a classé les nations entre elles : celles qui ne s’étaient pas industrialisées ayant été bientôt dominées, voire colonisées par les nations industrielles.

Quelles sont aujourd’hui les conséquences du STC ?

L’ensemble des ordinateurs interconnectés constitue un automate programmable ubiquitaire (APU), apte à réaliser tout ce qu’il est possible de programmer et libéré, grâce au réseau, des contraintes qu’impose la distance géographique. Alors que l’industrialisation s’appuyait sur l’alliage entre la main et la machine, et soumettait la « main d’œuvre » à une discipline stricte, l’informatisation fait apparaître l’alliage entre le cerveau et l’automate et mobilise les compétences du « cerveau d’œuvre ».

L’être humain organisé (EHO) forme ainsi avec l’APU un alliage original : il en résulte une organisation spécifique de l’entreprise ainsi que de ses relations avec ses clients, fournisseurs et partenaires. Cet alliage a fait émerger un continent nouveau et l’on peut nommer « informatisation » l’ensemble des phénomènes que suscite cette émergence.

Elle présente à l’action des possibilités nouvelles accompagnées naturellement de risques nouveaux. Dans l’entreprise, le déploiement des « systèmes d’information » a des effets économiques, mais aussi sociologiques (structures de légitimité et de pouvoir), philosophiques (méthodes et techniques de la pensée), métaphysiques enfin (« valeurs » qui confèrent son sens à l’action productive).