dimanche 7 novembre 2010

L'échelle du pouvoir

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Le « pouvoir », but suprême, objet de fantasme ! Avoir du pouvoir, c’est dominer les autres, dominer le monde, être en mesure de donner soi-même un sens à sa vie au lieu de subir un sens imposé...

À l’état pur, le pouvoir est l’exercice d'une légitimité qui confère son autorité à l’homme au pouvoir et fait se courber devant lui les têtes des subordonnés : ils accepteront ses décisions, ils obéiront à ses ordres.

Cependant le pouvoir recouvre plusieurs niveaux correspondant à des fonctions diverses : distinguer les pouvoirs de nomination, de gestion et d’orientation permet de poser un diagnostic lorsque l’on examine la façon d’agir d’un homme au pouvoir.

Pouvoir de nomination

Une première forme de pouvoir réside dans la délégation de parcelles de légitimité. Celui qui peut nommer des responsables, distribuer les rôles et les places, est un seigneur auquel des féaux doivent prêter serment.

Le président de la République nomme ainsi les ministres, préfets, directeurs des ministères, dirigeants des entreprises nationalisées - et aussi, indirectement, ceux des entreprises privées sur lesquelles l'État possède une influence. Il répand galons et étoiles sur les épaules des militaires. Le pouvoir politique s'est souvent réduit à ce pouvoir de nomination : en lisant Les Rougon-Macquart ou Lucien Leuwen, on voit qu'il descendait au XIXe siècle jusqu'à l'attribution des bureaux de tabac.

Dans une entreprise le PDG et le DG nomment les directeurs qui choisissent, parmi les cadres, ceux dont la carrière va avancer : le pouvoir de nomination se ramifie ainsi selon une arborescence.

Les rêves, les ambitions, tournent autour de celui qui le détient. On ne s’adresse à lui qu’en tremblant, on lui parle avec la voix de fausset que cause un resserrement de la gorge. Les épouses des ambitieux, si elles sont belles, s'offrent parfois à lui pour favoriser la carrière de leur mari : les femmes des dignitaires fascistes ont ainsi soumis Mussolini à un surmenage sexuel.

Pouvoir de gestion

Le pouvoir de gestion consiste à « faire tourner la boutique » dans le cadre des procédures et structures existantes. C’est le pouvoir que possède le secrétaire général d’un ministère, celui qu’exercent les cadres opérationnels et aussi, parfois, les assistant(e)s des dirigeants. Il s’agit de veiller au bon déroulement des processus, de surveiller des indicateurs et de lancer, s’il le faut, des actions correctrices.

Le bon fonctionnement de l'institution dépend de la façon dont ce pouvoir est exercé. Quelqu'un dont la fonction est de « mettre de l’huile dans les rouages » peut d'ailleurs, s’il en a envie, y mettre du sable afin de les gripper. Étant en position de favoriser ou bloquer une embauche, une commande, il peut aussi entrer dans le délicieux (et rémunérateur) négoce des services rendus.

Pouvoir d’orientation

Toute institution (entreprise, service public, administration) exécute une mission concrétisée par le positionnement qui définit les compétences qu'elle réunit, les techniques qu’elle met en œuvre, les produits qu’elle élabore, les segments de clientèle qu'elle sert, enfin la qualité du service.

La définition du positionnement suppose que l'institution ait choisi et exprimé une orientation : ce choix et cette expression relèvent de la responsabilité du dirigeant (président, ministre, directeur, PDG, DG etc.). C'est lui qui dira, par exemple, si le but d'une entreprise est de « produire de la valeur pour l'actionnaire » ou d'« éliminer la concurrence », de « satisfaire et fidéliser les clients », d'« être leader sur le marché mondial », d'« innover » etc.

L'orientation se manifeste par la parole que le dirigeant adresse à l'institution (il « donne du sens »), par la façon dont il arbitre entre les projets que lui présentent les diverses directions, ainsi que par des décisions quotidiennes dont l'accumulation persévérante déterminera, dans la durée, le positionnement de l'institution.

Le pouvoir d’orientation est la forme la plus éminente et la plus effective du pouvoir. C'est lui qui fonde sa légitimité : toute institution, toute nation s'égare en effet si elle n'est pas orientée.

Les abus de pouvoir

L'homme de pouvoir est bien placé pour tirer un profit personnel de sa fonction. Dominer les autres personnes, les faire plier devant son caprice, devant une décision arbitraire ou même absurde, tout cela peut lui procurer un plaisir sensuel.

Il peut aussi tirer parti de son pouvoir pour s'enrichir. Même si elle respecte les formes légales, la rémunération extravagante des dirigeants qui semble être aujourd'hui la norme est une prédation : les montants que l'on entend citer correspondent en effet à un transfert de patrimoine plutôt qu'à une rémunération véritable.

Rapports entre les pouvoirs

La mission du dirigeant réside tout entière dans le pouvoir d’orientation, en regard duquel les pouvoirs de gestion et de nomination ne sont que des outils utiles.

Il arrive qu'un dirigeant ne puisse ou ne sache pas exercer le pouvoir d'orientation. Alors il se replie sur les minuties du pouvoir de gestion ou, pis, sur le seul pouvoir de nomination : alors même qu'il se refuse à remplir sa mission ces deux pouvoirs lui permettront de faire l’important.

Distinguer les trois pouvoirs permet d’évaluer l’action d’un dirigeant. Donne-t-il des orientations ? Sont-elles fermes ou versatiles ? S’incarnent-elles dans les faits, structures et procédures, ou sont-elles seulement de ces éclats de voix qui font vibrer l'air ?

Si le dirigeant n'est pas capable d'orienter, occupe-t-il son temps avec la gestion ? Va-t-il jusqu'à ne plus s'occuper que de nominations ?

Le pouvoir de nomination, devant lequel tant de gens font la révérence, peut à lui seul procurer de vifs plaisirs  et c'est peut-être pour les faire durer que Nicolas Sarkozy tarde tant à désigner le prochain premier ministre.

5 commentaires:

  1. Bonjour Michel,

    Merci pour cette salutaire analyse.

    "La mission du dirigeant réside tout entière dans le pouvoir d’orientation", écrivez-vous.
    Et un peu avant :"L'orientation se manifeste par la parole que le dirigeant adresse à l'institution (il « donne du sens »), par la façon dont il arbitre entre les projets ... ".

    Encore faudrait-il qu'on puisse croire cette parole, ce qui est parfois difficile, surtout quand l'arbitrage entre les projets semble contredire les paroles.

    Cordialement.

    Jean Jégu.

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  2. J'ajouterais le pouvoir de nuisance... D'une efficacité redoutable...

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  3. Excellente analyse. J'aurais tendance à la faire suivre par une sorte de "profil d'un dirigeant idéal". Mais je sais que la tâche n'est pas aisée. Ce que je tire en observant cette fonction de l'intérieur et de l'extérieur, est que l'homme de pouvoir doit être un 'mâle' dominant(les femmes y compris).

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  4. Bravo pour ce billet. Et on sent bien que, si le pouvoir d'orientation se traduit concrètement par des choix de gestion et de nominations… il n'est pas si facile de gérer et nommer de façon conforme aux orientations que l'on souhaite poursuivre !

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  5. Oui !
    Cela étant, pour compléter l'analyse, il faudrait voir les choses du côté de ceux qui obéissent (ou se rebellent). Relire ici le Discours de la servitude volontaire de Etienne de La Boëtie : ça n'a pas pris une ride.

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