lundi 18 avril 2011

Sylvestre Frézal, Modèles et mesures, Ellipses, 2010

Ce petit livre, d'une clarté lumineuse, explore la dimension intellectuelle et pratique de la mesure (notamment en statistique et en comptabilité) et de la modélisation (notamment en économie mais plus généralement dans la pensée).

Il s'appuie sur une riche expérience professionnelle et, on le sent, sur une vaste culture : cela lui permet de conjuguer précision et sobriété. Beaucoup de ses pages sont admirables, il ne serait pas possible de mieux écrire.

J'ai pourtant senti une lacune. Venant d'un auteur qui maîtrise si bien son sujet, il ne peut s'agir que d'une lacune de fond, d'une de ces lacunes qui se creusent dans l'intellect et s'y nichent pour devenir une évidence partagée, collective. Je crois utile de m'en expliquer.

Frézal dit que le choix de ce que l'on modélise, ou que l'on mesure, vise à « mieux appréhender le réel ». « Modéliser, dit-il p. 72, c'est l'art de perdre à bon escient de l'information qualitative, de retenir l'essentiel en fonction de ce que l'on souhaite appréhender. Mesurer, c'est l'art de perdre de manière consciente et intelligente de l'information quantitative, en fonction de ce qui nous intéresse, avec la précision pertinente ». Et il ajoute, p. 92, « faire un choix éclairé, ce n'est pas faire un choix objectif et intelligent, puisque de tels choix n'existent pas dans l'absolu, mais c'est faire un choix conscient de sa subjectivité ».

Tout cela est fort bien dit mais je m'interroge : quel est le critère qui permettra, quand on fait un choix qui en effet ne peut être que subjectif, de savoir si ce choix est pertinent ? Ou pour poser la question autrement, que signifie « appréhender le réel » ? Est-ce accéder à son essence, c'est-à-dire à une vérité qui peut échapper à l'évidence mais qui lui est essentielle ? Ou est-ce autre chose ?

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Il faut bien, si l'on veut que la subjectivité ne s'égare pas, trouver la pierre de touche qui, permettant d'évaluer la pertinence de ses choix, restaurera une forme d'objectivité dans l'exercice même de la subjectivité. Cette pierre de touche, Frézal l'indique avec le mot appréhender mais ce mot est ambigu.

On peut en effet l'entendre de deux façons : appréhender, c'est prendre avec ses mains et donc toucher et serrer un objet réel que l'action pourra manipuler ; mais c'est aussi « saisir par l'esprit », et non avec les mains. Dans les deux cas il s'agit d'une relation entre les choses et la pensée. Cependant tandis que la première acception, pratique, considère l'action, la seconde est purement contemplative.

Or seule l'approche pratique permet de donner un sens au critère de pertinence et de fonder objectivement l'exercice de la subjectivité : seront pertinents, parmi les choix a priori possibles lorsque l'on modélise ou mesure, ceux qui répondent aux besoins de l'action. Pour évaluer cette pertinence, il faut donc d'abord avoir tiré au clair ce que l'on veut faire.

L'action en question n'est pas nécessairement celle d'un être humain individuel car la subjectivité peut être celle d'une institution, voire d'une société entière, confrontée à une situation historique particulière : l'étude de l'histoire des nomenclatures montre que la société a su, à chaque époque, définir les classifications qui répondaient à la situation et aux priorités du moment.

*     *

Sous son apparente modestie l'appréhension contemplative du réel est en fait follement ambitieuse : l'objet concret le plus banal, nœud d'un foisonnement conceptuel d'une richesse infinie, résistera en effet indéfiniment à l'intellect qui prétend en rendre compte.

L'appréhension pratique, par contre, est parfaitement réalisable. On le voit bien dans les systèmes d'information : pour choisir les données que l'on doit observer il suffit de savoir ce que l'on veut faire, d'avoir défini la relation que l'on entend avoir avec l'objet (client, produit, équipement, agent, fournisseur etc.) que l'on considère.

*     *

On peut bien sûr poser d'autres questions : si le modèle et la mesure sont pertinents en regard de l'action que l'on entend réaliser, cette action elle-même est-elle judicieuse en regard des intentions que l'on a ? Et ces intentions, sont-elles justes (au sens de justesse) en regard des valeurs que l'on entend promouvoir ?

Se poser ces deux questions-là, c'est passer d'un niveau à l'autre du destin d'une personne, d'une institution ou d'une société. Pour choisir les modèles et les mesures, en tout cas, il suffit de faire jouer le critère de pertinence à l'interface entre l'action et la pensée.

Partir de la question « qu'est-ce que je veux faire » permet en effet d'éclairer ces choix bien mieux que ne le fait l'ambition d'« appréhender le réel » - ambition absolue et donc vouée à un échec désespérant.

Notre pensée, il faut s'en convaincre, n'a pas pour rôle de nous faire connaître le réel mais de nous donner des poignées intellectuelles qui nous permettront de le manipuler, d'agir sur lui pour réaliser nos intentions - et cela doit nous suffire.

4 commentaires:

  1. Bonjour,
    la mise en perspective de notre manière de raisonner, notamment la connaissance des limites des représentations du monde qu'on manipule est toujours stimulante. Ce serait donc dans l'intention, le 'pourquoi faire' qu'on (re-)trouverait un repère rassurant (en tout cas suffisant) pour rester raisonnable plutôt que de s'abandonner à une ir-rationalisation de nos actes.
    Deux petites questions :
    1) qu'en déduisez vous à propos de l'utilisation des statistiques ethniques au coeur d'un conflit entre un principe universaliste défendu par décret et volonté de connaitre le réel pour l'"améliorer" (selon les mêmes principes)
    2) qu'elle est la place de la morale ou de l'éthique dans votre schéma? Comment construire une norme/modèle sur laquelle s'appuyer pour juger des actions que l'on souhaite avoir sur le réel ? Reporter ce débat sur la question des intentions par opposition à l'action est une manière d'évacuer ce problème. En effet, cela revient à botter en touche au prétexte que la norme de l'action relève d'une réalité différente de l'action elle-même. C'est un dualisme étrange que vous proposez là, qui revient à prôner une rationalité totale dans l'action quitte à abandonner toute métaphysique. Un humanisme si peu humain... qui vous ressemble peu pour ce que j'ai pu lire sur ce blog!
    Au plaisir de vous lire,
    Axel

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  2. @Axel
    1) Je n'aime pas l'expression "statistique ethnique". Durant l'occupation la SGF a proposé au commissariat aux questions juives de faire un dénombrement des juifs...
    Tout dépend de ce que l'on veut faire. Si l'on a pour objectif de réussir l'intégration, il faut bien avoir des indicateurs. Si l'on a pour objectif d'accroître l'exclusion, mieux vaut ne pas en avoir.
    2) Une action est bonne si elle répond de façon judicieuse à une intention bonne. Elle n'est pas bonne si elle répond maladroitement à une intention bonne, elle est mauvaise si elle répond à une intention mauvaise.
    3) L'intention elle-même est bonne si elle est fidèle à des valeurs bonnes.
    Le Mal et le Bien résident donc dans le choix des valeurs, qui relève de la métaphysique.
    Je sais bien que beaucoup de personnes voient les choses autrement, mais c'est ainsi que je les vois.

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  3. Merci de votre clarté.
    Mais j'avoue que certains points restent confus pour moi.
    Prenons une exemple:
    intention : 'lutter contre la prédation'
    => cette intention est bonne du point de vue du modèle de prédation que vous proposez, elle ne sera pas forcément jugée bonne dans la représentation de certains économistes libéraux. Le jugement éthique dépend de la représentation du monde que l'on a.
    Bref, la relation intention/action/modèle est empreinte d'endogénéité. De plus les intentions sont souvent ambiguës.
    Ainsi pourquoi l'appréhension pratique ne pourrait-elle pas viser à éliminer le moins de caractéristiques possibles des objets réels? Pourquoi la modélisation ne devrait elle pas abandonner la structure a priori pour une approche plus empiriste type data mining?

    Axel

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  4. @Axel
    1) Ceux des libéraux qui jugent inutile la lutte contre la prédation font un contresens sur la "main invisible" d'Adam Smith. Elle suppose en effet que la prédation a été éliminée : "le commerce et l'industrie ne peuvent pas s'épanouir dans un État qui ne dispose pas d'un appareil judiciaire convenable, où les personnes ne se sentent pas en sécurité dans la possession de leurs biens, où la fidélité des contrats n'est pas garantie par la loi" (Richesse des nation, Livre V, chap. 3).
    2) Tout objet réel possède une infinité de caractéristiques (sa forme géométrique, son histoire, sa composition moléculaire etc.) : il faut donc choisir celles que l'on observera, et leur nombre sera toujours fini.
    3) La pratique de l'analyse des données m'a appris qu'il fallait une bonne maîtrise de la modélisation pour pouvoir interpréter correctement les statistiques. L'a priori théorique est nécessaire.

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