samedi 1 octobre 2011

Qu'est-ce qu'un produit aujourd'hui ?

Le mot « production » doit retrouver dans l'économie contemporaine son sens économique fondamental : ce qu'une économie produit, c'est la satisfaction des besoins des consommateurs, leur bien-être matériel.

Ce qui importe n'est donc pas de produire des choses mais de faire en sorte que le produit, une fois placé dans les mains du consommateur, lui procure satisfaction et bien-être. Comme le dit Philippe Moati, la mission du système productif est de produire des « effets utiles ».

Ainsi la production ne peut pas se limiter à la mise en stock, en sortie d'usine, de produits finis qu'un commercial viendrait prélever pour les distribuer. Elle doit suivre le produit le long des circuits de transport, commercialisation et distribution jusqu'à ce qu'il soit entre les mains du consommateur puis encore, pendant son utilisation, le long des phases de maintenance jusqu'à la fin de son cycle de vie et au recyclage final.

Il apparaît ainsi que le bien, composante physique du produit, est associé à des services (transport etc.) qui sont une composante nécessaire de la production. Les services qu'implique la production (conception des produits, rapports avec les clients) sont d'ailleurs à forte valeur ajoutée ainsi que le service d'intermédiation que nous évoquerons ci-dessous.

Pour « capter la valeur », comme on dit, il ne suffit donc plus de faire tourner les usines pour fabriquer des biens manufacturés : entretenir de bonnes relations avec les clients, connaître leurs besoins est tout aussi important sinon davantage. Des biens manufacturés qui s'empileraient dans un stock mais dont personne ne voudrait n'auraient aucune valeur.

En raison de la multiplicité des compétences qu'elles impliquent l'ensemble des tâches que nécessite la production excède ce que peut faire une même entreprise. La formule la plus efficace est donc celle du partenariat, plusieurs entreprises coopérant à la fourniture des biens et services que nécessite l'élaboration du produit.

L'intermédiation

Parmi les entreprises partenaires, il en existe une qui est chargée d'une fonction d'intermédiation (ce n'est pas nécessairement la plus grosse) : le montage d'un partenariat requiert en effet une ingénierie d'affaires pour bâtir le cadre contractuel qui répartit les responsabilités, les dépenses et les recettes. Puis il faut assurer dans la durée le fonctionnement du système d'information qui assure la transparence et l'efficacité du processus de production, et aussi animer le partenariat (maintien et ajustement de l'orientation, désamorçage des contentieux, entretien de l'esprit de coopération).

L'automatisation de la production physique des biens est l'une des conséquences de l'informatisation. Il en résulte que les usines où se réalise cette production n'emploient pratiquement plus personne, leurs effectifs se réduisant à quelques superviseurs qui contrôlent les automates et à des équipes de maintenance.

Le gros des effectifs du partenariat se trouve donc dans les tâches amont de conception, de « design », chronologiquement antérieures à la production physique, et dans les tâches aval de service et relation avec la clientèle qui lui sont postérieures. La localisation géographique des usines est de ce fait indifférente, ou plutôt elle doit tenir compte des contraintes qu'imposent la logistique, les approvisionnements en matières premières et la réglementation douanière de chaque pays. Les bas salaires, qui attirent tant les usines vers les pays pauvres, ne peuvent être pris en considération que si l'on continue à utiliser des techniques obsolètes, antérieures à l'automatisation. Ils ne jouent plus si l'usine est automatisée.

En outre la qualité des produits, la satisfaction des consommateurs, se gagnent par une adéquation fine aux besoins d'un segment de clientèle, voire à des besoins individuels. Cela suppose que le partenariat soit orienté vers la connaissance des besoins, et aussi que l'ensemble que constituent les services et les biens soit mis en forte cohérence par l'intermédiation. L'éventuelle délocalisation des usines ne doit donc pas s'accompagner d'une perte de contrôle, ni d'un risque de pillage des innovations et du design par des concurrents.

En définitive la localisation des usines dépendra d'un arbitrage entre la nécessité d'une répartition de la production physique selon les contraintes géographiques évoquées ci-dessus, et celle d'un contrôle et d'une cohérence stricts de la production ainsi d'une protection du monopole temporaire qui doit être la contrepartie de l'effort de conception.

L'équilibre des échanges commerciaux résulte alors non de la localisation des usines, puisqu'il se fait à travers la répartition des revenus entre partenaires, mais de la qualité des produits, de la cohérence de la chaîne de production et du partage des rôles dans le partenariat.

Un changement d'attitude

L'économie ainsi conçue demande un fin discernement pour connaître les besoins des clients, et aussi beaucoup de modestie puisqu'il faut que l'entreprise se mette à leur service. Cela suppose un changement de comportement par rapport à l'économie d'avant 1975 : l'entreprise impérialiste et prétentieuse d'autrefois doit disparaître, car elle est incapable de conclure des partenariats et d'écouter ses clients. Les rapports de sous-traitance, souvent accompagnés d'une pression sur les prix qui interdit au sous-traitant d'investir et d'améliorer sa production, doivent céder la place à des partenariats équilibrés.

Il faut aussi modifier l'idée que l'on se fait de l'industrie. Étymologiquement l'industrie est « l'habileté à faire quelque chose » (Littré). On l'a assimilée naguère à la mécanique et à la chimie car ces techniques étaient en effet celles qui permettaient de produire le plus habilement. L'entité industrielle typique était alors l'usine et la production semblait s'arrêter à l'accumulation de stocks de produits finis.

Aujourd'hui le mot « industrie » doit désigner l'élaboration, par des entreprises en partenariat, de produits qui sont des assemblages de biens et de services destinés à produire des « effets utiles » entre les mains du consommateur, et suivis tout au long de leur durée d'utilisation jusqu'à la mise au rebut suivie d'un recyclage.

La transformation que cela implique n'est pas facile. Elle suppose l'émergence de compétences nouvelles et de nouvelles formes d'organisation – notamment l'intermédiation que nous avons évoquée. Elle modifie les relations de pouvoir et les échelles de légitimité. Elle doit donc surmonter des obstacles sociologiques, juridiques et intellectuels autant qu'économiques. On peut cependant prévoir que les pays qui sauront maîtriser la « doctrine d'emploi » de cette économie et des outils informatiques qu'elle procure seront avantagés dans la compétition internationale, et que ceux qui ne le sauront pas seront handicapés.

Atouts et handicaps

De ce point de vue la France possède à la fois des atouts et des handicaps. Une population cultivée, héritière d'une tradition de finesse et d'entregent, est a priori capable de concevoir des produits utiles et d'entretenir une bonne relation de service avec les clients. Mais une classe dirigeante prétentieuse et accrochée à ses pouvoirs, une conception impérialiste et dominatrice de l'entreprise ou du service public (tournés vers les besoins de leur organisation interne plus que vers ceux des clients), un système éducatif hostile à l'action productive sont autant d'obstacles.

L'enjeu économique fondamental est la productivité cérébrale : la conception des produits, ainsi que la relation avec les clients et les partenariats, demandent du discernement et de la subtilité. L'effort qu'exige l'action productive n'est plus l'effort musculaire du manœuvre, ni l'effort répétitif de l'ouvrier qui travaille à la chaîne, mais un effort mental qui suppose une formation et une éducation poussées. Le succès, dans l'économie future, ira aux pays qui auront su miser sur la formation des cerveaux et qui auront su aussi attirer les cerveaux les mieux formés.

Qui peut assurer l'intermédiation ?

Qui est à même d'exercer la fonction d'intermédiation ? Ce sera celui qui est capable de réaliser le montage, puis l'animation d'un partenariat, de le réorienter si l'évolution des techniques et de la concurrence l'exige ; de concevoir et d'exploiter le système d'information qui assure l'interopérabilité des systèmes d'information des partenaires ainsi que le traitement des transactions entre partenaires, fournisseurs et clients. Le service qu'il rend se rémunère, simplement, par un pourcentage prélevé sur les transactions.

C'est là un métier nouveau mais qui mutatis mutandis ressemble à celui que la Banque a exercé au XIXe siècle quand elle s'impliquait dans le développement des réseaux de chemin de fer, des canaux, des exploitations minières et plus largement dans l'industrialisation.

Les intermédiateurs, ou « médiateurs » tout court, sont les entrepreneurs d'aujourd'hui : ils montent les affaires puis les font vivre – et pour cela il faut qu'ils aient certaines qualités : réalisme, modestie, entregent...

Ce rôle pourrait être tenu par une des entreprises partenaires – c'est d'ailleurs ce qui se passe le plus souvent – mais cette solution est boiteuse, car il est très difficile d'être à la fois une partie prenante et un arbitre impartial. Il pourrait être tenu par l'opérateur télécom historique, car il est placé au centre du réseau qui fait communiquer les partenaires : mais rien, dans sa tradition et son métier, ne l'a préparé à une telle mission. Il pourrait être tenu par des cabinets d'avocats, experts en ingénierie d'affaires, mais la compétence en système d'information ne fait pas partie de leur bagage.

Il pourrait être aussi tenu par la Banque, qui a l'expérience du traitement des transactions et qui a une expérience en système d'information. Elle renouerait ainsi avec une tradition ancienne, mais dont elle s'est écartée après 1975 lorsque la mondialisation et l'informatisation lui ont procuré des sources de profit plus faciles (mais plus risquées) : elle ne remplit même plus la fonction traditionnelle et modeste qui consiste à financer les PME. Elle a acquis ainsi une mauvaise réputation qui s'opposera sans doute à ce que d'autres acteurs lui accordent la fonction d'intermédiation.

Il n'empêche : l'histoire nous confronte à des contraintes économiques et techniques qui sont aussi fortes que des contraintes physiques.
- le fait est que les produits deviennent, qu'on le veuille ou non, des assemblages de biens et de services : ceux qui refusent de le comprendre seront progressivement éjectés du marché ;
- le fait est que de tels assemblages ne peuvent pas être produits par une seule entreprise car il y faut des compétences trop diverses : ils seront élaborés par des partenariats ;
- le fait est que pour qu'un partenariat soit pérenne il faut que son architecture s'appuie sur une ingénierie d'affaire bien conçue, puis que son fonctionnement soit animé dans la durée : cela implique que quelqu'un assume la fonction d'intermédiation ;
- le fait est que des fonctions analogues à l'intermédiation ont été tenues par la Banque dans le passé, et que renouer avec cette mission lui rendrait un rôle économique constructif.

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Dans son histoire la Banque n'a été entreprenante que lorsque c'était l'activité la plus rentable. Aujourd'hui elle s'est orientée non vers la production de choses utiles mais vers la production d'argent en circuit court, et elle draine à cette fin nombre de ressources cérébrales, d'ingénieurs bien formés qui sont perdus pour le système productif.

La question reste donc ouverte : on ne voit pas clairement aujourd'hui qui pourra jouer le rôle de médiateur.

Il est cependant certain que sans médiateur l'économie contemporaine reste déséquilibrée : ne pouvant pas atteindre sa pleine efficacité, elle connaîtra un chômage durable et des crises répétées. Il faudrait qu'une nouvelle génération d'entrepreneurs surgît, sur le modèle des saint-simoniens qui au XIXe siècle ont construit l'industrie française.

C'est une orientation que nous devons indiquer à nos élèves ingénieurs : le métier d'entrepreneur est peut-être moins rémunérateur que celui du trader, mais il favorise l'épanouissement de la personne en la confrontant avec les obstacles et les outils qu'elle rencontre dans le monde de la nature.

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