lundi 14 mai 2012

« Numérique » et « informatisation »

Le mot « numérique » s'impose, dans le langage courant, pour désigner par métonymie tout ce qui touche à l'informatique. Il est préférable à « digital » qui a l'inconvénient d'être un anglicisme et d'évoquer le « doigt », mais il n'est pas sans défaut.

Son étymologie évoque en effet le codage en 0 et 1 qu'exige le traitement informatique des textes, images, sons, programmes et autres documents et cela l'entoure de connotations techniques qui risquent d'égarer l'intuition. Certains, prisonniers des images qui accompagnent les mots, vont même jusqu'à lui associer la froideur supposée des « nombres » et le croient incapable de transmettre la chaleur émotive de la littérature !

On peut à bon droit estimer qu'il aurait mieux valu retenir un terme plus exact, par exemple « informatisation ». Malheureusement le lexique qui dérive d'« informatique » (« informaticien », « informatiser », « informatisation » etc.), dont l'étymologie est saine en effet, éveille aujourd’hui des connotations péjoratives ou, comme on dit, « ringardes », tandis que malgré son étymologie déplorable « numérique » connote « jeune », « nouveau », « créatif », « dynamique » etc. Il est sans doute vain de prétendre lutter contre un usage qui s'est aussi bien installé.

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Étant récent, cet usage n'est d'ailleurs pas stabilisé car chacun entend « numérique » à sa façon. Pour les collectivités territoriales, il s'agit du haut débit de l'accès à l'Internet. Pour les médias et la plupart des politiques, des transformations qu'apporte l'Internet à l'économie de la presse, de l'édition et des droits d'auteur. Enfin les entreprises qui fournissent les matériels, logiciels et compétences nécessaires à l'informatisation sont classées par la statistique dans un secteur des « industries du numérique ».

La diversité de ces usages invite à conférer le sens le plus large à « numérique » : je propose de prendre carrément le contre-pied de son étymologie et de le retenir pour désigner l'ensemble des phénomènes anthropologiques que suscite l'informatisation.

Pour pouvoir se représenter l'éventail de ces phénomènes il suffit de considérer ce qui se passe dans une entreprise qui s'informatise :
- la nature des produits, la façon de produire et de commercialiser, les relations avec les clients, partenaires et fournisseurs sont différentes de ce qu'elles étaient avant l'informatisation. Celle-ci a ainsi des conséquences économiques, à tel point qu'une entreprise non ou mal informatisée peine à survivre ;
- l'entreprise délègue des responsabilités opérationnelles à des agents qui travaillent dans l'espace mental que balise un « système d'information », et cela détermine le contexte psychologique de l'action productive ;
- la mise en place du système d'information nécessite une élucidation des processus de production et de la sphère de légitimité des dirigeants : cette élucidation, qui suscite souvent des « conflits de pouvoir », a une dimension sociologique ;
- la définition des êtres dont le système d'information enregistre l'existence (clients, produits, salariés, fournisseurs, entités de l'organisation etc.) et des attributs qui sont observés sur ces êtres suppose le recours à des techniques de pensée, à une pratique de l'abstraction, ce qui confère à l'informatisation une portée philosophique réelle, même si celle-ci est ignorée par ceux qui se méprennent sur la nature de la philosophie ;
- enfin, l'informatisation des processus fournit des indicateurs qui focalisent l'attention sur la qualité des produits, l'efficacité de la production et la satisfaction des clients : ce sont là des valeurs qui orientent l'entreprise et dont le choix, comme celui de toute valeur, relève d'une métaphysique qui dans l'entreprise reste le plus souvent implicite.

Économie, psychologie, sociologie, philosophie, métaphysique : on retrouve ces dimensions dans l'usage de l'ordinateur et de l'Internet pour la vie personnelle et familiale, ainsi que dans le système éducatif et le système de santé, où elles s'accompagnent encore de dimensions culturelle, esthétique et affective qui sont moins présentes dans l'entreprise.

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On est toujours tenté de réduire l'informatisation à la technique qui lui sert de socle, au dimensionnement des ressources physiques (taille et rapidité des mémoires, puissance des processeurs, débit des réseaux etc.) et à la qualité des ressources logicielles (systèmes d'exploitation, langages de programmation, algorithmes, programmes etc.).

L'expérience montre cependant que l'informatisation d'une institution, d'une entreprise, ne peut réussir que elle est conduite par un dirigeant conscient des phénomènes anthropologiques qu'elle met en mouvement : s'il ne l'est pas, l'informatisation trébuchera sur autant de types d'obstacles que l'anthropologie comporte de dimensions.

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L’informatisation est loin d'avoir déployé aujourd'hui toutes ses conséquences. Pour le comprendre, considérons celles qu'a eues l'industrialisation (c'est le nom que l'on a donné à la mécanisation du système productif qui s'est opérée dans le monde occidental à partir du XVIIIe siècle).

Initialement, la mécanisation était l'affaire d'ingénieurs qui entendaient accroître l'efficacité de l'action productive mais elle a eu une cascade de conséquences : effacement du féodalisme et prise de pouvoir par la bourgeoisie, création des usines, concentration d'une population ouvrière dans les villes, lutte des classes et conflits sociaux, urbanisation, croissance du niveau de vie et de l'hygiène, enseignement gratuit et obligatoire, impérialisme et colonialisme, guerres enfin d'autant plus dévastatrices qu'elles mettaient en œuvre les armes que fournit l'industrie.

Les régimes nazi et soviétique ont été jusqu'à donner la machine, infatigable et impitoyable, comme modèle de comportement à l'« homme nouveau » qu'ils ambitionnaient de faire émerger.

L'informatisation aura des conséquences différentes mais d'ampleur comparable mutatis mutandis, certaines positives et d'autres négatives car l'informatique peut servir indifféremment le bien et le mal. On voit déjà apparaître des formes d'organisation qui, niant la possibilité d'événements imprévisibles, soumettent entièrement l'action humaine à des automatismes, et aussi des thèses qui donnent l’ordinateur comme modèle, lui aussi infatigable et impitoyable, à un nouvel avatar d'« homme nouveau ».

Aucun mot n'a désigné les conséquences anthropologiques de la mécanisation, sinon « industrialisation » qui conservait cependant une connotation technique.

« Numérique » peut, si nous l'utilisons pour désigner les conséquences de l'informatisation, nous aider à les percevoir et à les trier pour encourager celles que nous jugeons positives et contenir celles que nous jugeons négatives : si nous ne savons pas les nommer, elles se dérouleront selon la logique implacable d'un phénomène naturel.

Il faudra cependant, pour ne pas commettre d'erreur, se rappeler ce que l'on entend désormais par « numérique » : l'ensemble des phénomènes anthropologiques que suscite l'informatisation. Certes ce mot s'accompagne comme toute métonymie d'un risque de contresens mais l'essentiel est de savoir de quoi l'on parle, de bien comprendre qu'« une voile à l'horizon » annonce un bateau entier.

8 commentaires:

  1. Une proposition intéressante ! Et proposer un mot annonce l'ampleur du sujet — un bateau entier.

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  2. Sacha Krakowiak26 juin 2012 à 23:25

    Analyse très pertinente, mais qui laisse de côté un autre aspect : la transformation profonde des sciences (physique, chimie, biologie, linguistique, etc.) par l'adoption de la démarche informatique (abstraction, modélisation, création et analyse d'algorithmes). On parle alors de "sciences numériques". On pourrait donc compléter ainsi la définition : "l'ensemble des phénomènes anthropologiques et scientifiques que suscite l'informatisation". On peut objecter que la science est une activité humaine ; mais le terme d'"anthropologie" ne connote guère habituellement la pratique des sciences "dures".

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  3. "Sciences Numériques" = "l'ensemble des phénomènes anthropologiques que suscite l'informatisation", définition proposée ici et qualifiée par son auteur de "métonymie".

    Métonymie ? une figure de style qui remplace un mot par un autre, les deux pots entretenant une relation telle que cause/effet, contenant/contenu, l’artiste/œuvre ou citée ici voile/bateau

    Pour nous numérique ne se réduit pas à l'informatique, l'électronique ou le digital.

    Il y a quelque chose de plus : la propriété intellectuelle.

    Et nous avançons "Numérique = NTIC + NUPI"

    NUPI : nouveaux usages de la propriété intellectuelle, par exemple, utiliser les Créative Commons au lieu de la licence GNU utilisée ici.

    Et d'ailleurs, les droits d'auteurs prévoient (en France) des droits moraux, qui sont inaliénables, et que nous oserons qualifier de "propriété anthropologique".

    anthropologie : littéralement "discours sur l'être humain"

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  4. Je ne vois pas le rapport entre l'adjectif "numérique" même substantivé et "informatisation". Numérique s'oppose à analogique. C'est juste une représentation mathématique des phénomènes. L'informatisation, c'est un processus, une démarche, une suite d'actions, avec un début, une continuité et une fin permettant d'automatiser un certain nombre de tâches.

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  5. Sacha Krakowiak27 juin 2012 à 15:05

    Pour répondre à Anonyme de 12:21. Il est vrai que "numérique" (ou discret) s'oppose à "analogique (ou continu). Mais la "numérisation du monde" (les supports écrits, les messages transmis sur les réseaux, les images fixes ou animées, la musique, et autres) est liée à la pénétration universelle du traitement automatique de l'information, donc de l'informatique. C'est en ce sens que sont associées les notions d'informatique et de numérique (pour ma part je n'aime ni cet adjectif ni sa forme substantivée, mais on ne peut rien contre l'usage).

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  6. Anonyme de 12:21 a dit : "Numérique... C'est juste une représentation mathématique des phénomènes".
    Remarque frappée au coin du bon sens, mais qui me semble en même temps plus profonde qu'elle n'en a l'air.
    "Le numérique" (c'est-à-dire la technologie numérique) n'est pas un phénomène ou un "ensemble de phénomènes que susciterait l'informatisation", mais bien une manière de représenter des phénomènes, qui emprunte aux mathématiques. En cela d'ailleurs, la technologie numérique (le numérique) imite la nature dont le livre est écrit, comme le disait déjà Galilée et avant lui Pythagore, en langage mathématique.
    Ce n'est pas l'informatisation qui suscite le numérique, mais plutôt l'inverse : l'informatisation est suscitée par l'essor des techniques numériques (le numérique) comme l'industrialisation l'a été en son temps par l'essor des techniques mécaniques (la mécanique). C'est l'informatisation, comme l'industrialisation l'a été en son temps, qui peut être et doit être sans aucun doute considérée comme un phénomène dont la dimension anthropologique est incontournable.
    Le numérique n'est pas un phénomène suscité par l'informatisation, mais une technique dont l'essor suscite un ensemble de phénomènes anthropologiques faisant partie intégrante du phénomène d'informatisation qui succède au phénomène d'industrialisation.
    Le numérique est une manière de représenter le monde qui emprunte à la nature son mode d'écriture (une technique). L'informatique en est l'outil et l'informatisation, un phénomène dont les aspects anthropologiques sont en effet particulièrement importants à prendre en compte.

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  7. Cher camarade,

    Je connaissais déjà votre blog et ne suis pas surpris que certaines de nos réflexions soient voisines: je m'étais moi aussi interrogé sur "le" numérique, et la dualité numérique-informatique. J'ai analysé cela, de manière complémentaire à la vôtre, dans un article de la revue "Le Débat" (mai-août 2012, n°170). Vous trouverez cet article en ligne sur mon blog "bibliothèques numériques": http://bibnum.over-blog.com/article-revue-le-debat-n-170-le-livre-le-numerique-106151547.html

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    1. J'avais lu cet article intéressant. Merci de l'avoir signalé au lecteurs de mon blog.

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