jeudi 4 avril 2013

Pour comprendre l'iconomie

English version : Understanding the iconomy.

Avis au lecteur : ce texte ne conviendra qu'à ceux qui acceptent l'austérité de l'abstraction. Les autres le jugeront sans doute pauvre et trop affirmatif.

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Pour comprendre l'économie contemporaine, qui est évidemment complexe, il faut avoir posé quelques concepts simples qui permettront de bâtir un raisonnement (cf. Qu'est-ce qu'un « concept » ?).

Dégager ces concepts simples est l'affaire d'une méditation elle-même complexe qu'alimentent l'expérience, les conversations et les lectures. Le long parcours de cette méditation ne laissant pas de trace dans la sécheresse des concepts, seul le commentaire peut leur rendre un peu de chaleur.

Nous allons donc procéder more geometrico. Nous présentons d'abord les six concepts qui procurent un cadre théorique à la modélisation de l'économie actuelle, puis neuf concepts qui lui donnent un contenu. Ensuite nous rappelons chaque concept en le faisant suivre par un commentaire qui l'explicite.

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Six concepts économiques
  1. l'économie a pour but le bien-être matériel de la population ;
  2. toute action jugée utile ou nécessaire par la société est réalisée par une institution dont elle constitue la mission ;
  3. l'entreprise, institution économique industrielle, a pour mission de produire efficacement des choses utiles ; elle assure dans la biosphère l'interface entre la société et la nature ;
  4. la réalisation de la mission d'une institution nécessite une organisation ; celle-ci a un rapport dialectique avec la mission ;
  5. l’État, institution des institutions, définit leurs missions, suscite leur création et régule la dialectique de la mission et de l'organisation ;
  6. une révolution industrielle transforme la nature, donc la mission des institutions ainsi que les conditions pratiques de leur organisation.
Neuf concepts pour comprendre l'économie contemporaine
  1. le système productif s'appuie sur le système technique contemporain (STC) dont les techniques fondamentales sont la microélectronique, le logiciel et l'Internet ; le STC a succédé vers 1975 au système technique moderne développé (STMD) ;
  2. l'émergence du STC suscite une cascade de conséquences anthropologiques ;
  3. les tâches répétitives sont automatisées ;
  4. l'essentiel de l'effort que demande la production est accompli lors de la phase initiale d'investissement ;
  5. le marché obéit au régime de la concurrence monopolistique ;
  6. les produits sont des assemblages de biens et de services, élaborés chacun par un réseau de partenaires ;
  7. le bien-être matériel du consommateur dépend de la qualité de sa consommation ;
  8. les prédateurs sont d'habiles utilisateurs du STC ;
  9. la crise s'explique par l'inadéquation du comportement des agents économiques envers le système productif que fait émerger le STC.
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Six concepts économiques

1) l'économie a pour but le bien-être matériel de la population

Ce but est limité : le bien-être matériel n'est ni le bonheur, ni l'équité, ni la puissance de la nation, dont la recherche relève d'autres préoccupations et démarches.

Cette limitation est logique : aucune discipline intellectuelle, aucune forme d'action ne peuvent embrasser la totalité du destin humain ni la totalité des besoins d'une société. Ceux qui voudraient que l'économie traitât aussi du bonheur et de l'équité glissent dans le fossé de l'économisme qui prétend que l'économie peut ou devrait, à elle seule, répondre à tout.

Nota Bene : (1) le bien-être matériel a crû si rapidement pendant les « trente glorieuses » que l'on a pu alors le confondre avec le bonheur. Cette confusion se renouvelle aujourd'hui, de façon symétrique, dans les tentatives pour évaluer un « bonheur national brut » ; (2) l'efficacité économique ne garantit pas l'équité, dont la recherche doit donc se référer à d'autres critères : il se peut en effet qu'une société esclavagiste soit pareto-optimale (cf. John Rawls, A Theory of Justice).

Des sociétés qui accordent peu d'importance au bien-être matériel ont pu atteindre un haut degré de civilisation : leurs valeurs culminaient dans le courage militaire, dans le culte des Dieux, dans une sagesse frugale etc. L'effort que notre société consacre à l'économie résulte d'ailleurs d'un arbitrage entre diverses valeurs et il peut arriver qu'elle juge légitime de sacrifier une part du bien-être matériel pour conforter le bien-être mental que l'on nomme « bonheur », s'approcher de l'équité ou encore protéger la nation : comme l'a dit le créateur de la science économique lui-même, « defence is of much more importance than opulence » (Adam Smith, The Wealth of Nations, Livre IV, chapitre 2).

Le bien-être matériel de la population, c'est le bien-être du consommateur auquel les intérêts du producteur – c'est-à-dire des entreprises, de leurs propriétaires, de leurs dirigeants et de leurs salariés – doivent être subordonnés. L'axiome de Smith importe plus pour la science économique que le trop fameux texte sur la « main invisible » :
« Consumption is the sole end and purpose of all production; and the interest of the producer ought to be attended to only so far as it may be necessary for promoting that of the consumer. This maxim is so perfectly self-evident that it would be absurd to attempt to prove it » (Adam Smith, op. cit., Livre IV, chapitre 8).

Le bien-être matériel fait l'objet d'un arbitrage intertemporel : l'investissement, qui renforce la capacité productive, réduit le bien-être immédiat (puisqu'il soustrait de la consommation une part de la production) afin d'accroître le bien-être futur.

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2) toute action jugée utile ou nécessaire par la société sera réalisée par une institution dont elle constitue la mission

L'être humain est en relation dialectique avec la nature (physique et biologique, mais aussi humaine et sociale) dans laquelle il s'insère, qu'il aménage et qui se présente devant lui à la fois comme ressource et comme obstacle. Cette relation dialectique, c'est l'action.

Une action peut être individuelle : se laver les mains ou même respirer, c'est déjà agir et transformer la nature à une toute petite échelle. Mais les effets de l'action individuelle restent confinés dans une sphère étroite. Toute action historique, c'est-à-dire susceptible d'avoir des conséquences au plan de la société entière, nécessite l'intervention d'une structure collective qui a été instituée à cet effet : une institution. Ainsi le texte d'un écrivain, création éminemment individuelle, reste sans conséquence au plan de la société tant qu'il n'aura pas été diffusé par un éditeur ou sur la Toile, qui sont des institutions, pour être mis à la disposition des lecteurs.

Le cerveau individuel est le lieu naturel de naissance de toute idée nouvelle même s'il peut arriver que la même idée naisse simultanément dans plusieurs cerveaux. L'idée restera cependant purement verbale si aucune institution ne l'incarne dans le monde des faits et des choses, ne la réalise. Ici se tend une dialectique dramatique car – nous verrons plus loin pourquoi – l'institution refuse d'abord l'idée nouvelle puis, parfois, se l'approprie soudain, le plus souvent en la déformant. Malheur à l'inventeur à qui font défaut la ferme lucidité et l'humour !

Ainsi le déploiement historique du destin humain suppose un dépassement institutionnel de la pensée et de l'action individuelles. C'est là un fait que certains, comme Sartre, refusent ou ignorent : « Sartre ne s'est jamais résigné à la vie sociale telle qu'il l'observait, telle qu'il la jugeait, indigne de l'idée qu'il se faisait de la destination humaine. Il n'a jamais renoncé à l'espérance d'une sorte de conversion des hommes tous ensemble. Mais l'entre-deux, les institutions, entre l'individu et l'humanité, il ne l'a jamais pensé, intégré à son système » (Raymond Aron, Mémoires, p. 954).

La famille, l'entreprise, les services publics, les grands systèmes d'une nation (éducation, justice, santé, défense), l’État, sont des institutions. La langue elle-même, que chaque génération hérite des précédentes et transmet à la suivante après l'avoir améliorée ou dégradée, est une institution. L'institution fonctionne parfois sans que personne n'ait une idée claire d'une mission dont l'origine se perd dans la nuit des temps : il est alors salubre de faire l'effort de retrouver la mission.

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3) l'entreprise, institution économique industrielle, a pour mission de produire efficacement des choses utiles ; elle assure dans la biosphère l'interface entre la société et la nature

L'entreprise est l'institution économique : son but est celui de l'économie. C'est aussi une institution industrielle, en prenant cet adjectif selon son étymologie qui est « ingéniosité de l'action productive ». Sa mission s'explicite donc selon deux objectifs : (1) elle doit produire des choses utiles, c'est-à-dire capables de contribuer au bien-être matériel du consommateur ; (2) elle doit les produire efficacement, c'est-à-dire en utilisant au mieux les ressources que fournit la nature.

On propose souvent d'autres définitions de la mission de l'entreprise. La plus courante est « faire du profit » ou, de façon équivalente, « produire de l'argent ». Mais comme l'argent ne se consomme pas, ce n'est pas un produit : c'est un moyen pour investir et assurer la pérennité de l'entreprise, buts intermédiaires qui contribuent au but de l'économie. On entend dire aussi que la mission de l'entreprise est de « créer des emplois », mais le but de l'entreprise n'est pas d'être une garderie de salariés.

Il peut arriver que le profit soit accaparé par les propriétaires ou les dirigeants de l'entreprise, ou encore par des réseaux d'allégeance qui se sont formés parmi les salariés. L'axiome de Smith étant alors violé, cette action sort du régime de l'économie pour entrer dans celui de la prédation qui consiste à consommer des produits ou à s'approprier des patrimoines dont le prédateur s'empare par la force. Dans toute société l'échange équilibré et la prédation s'entrelacent mais le raisonnement doit les distinguer, même si à certaines époques la prédation a pu être intimement associée à l'évolution de l'économie.

L'entreprise s'intercale entre le monde de la nature, où elle puise ses ressources, et la société à qui elle fournit ses produits : elle joue dans la biosphère le rôle d'une interface entre ces deux mondes. Pour que cette interface puisse être efficace il faut que l'institution « entreprise » se démultiplie en une multitude d'entreprises au pluriel, car c'est dans la confrontation pratique avec les besoins des consommateurs et la complexité de la nature, donc sur le terrain, qu'il est possible de définir des produits utiles et de trouver des solutions efficaces pour leur production.

Il faut aussi que l'entreprise tienne compte de la désutilité des déchets qu'elle injecte dans la nature (gaz à effet de serre, résidus toxiques) car leur maîtrise, ainsi que le recyclage des produits en fin de vie, importent autant que la production elle-même (plus exactement : ils font partie de la production d'utilité). Les négliger est une prédation dirigée contre le patrimoine naturel.

Alors que l'entreprise baigne dans le marché où elle se procure ses facteurs de production et distribue ses produits, son intérieur n'est pas marchand. L'entreprise est ainsi analogue à une cellule vivante qui baigne dans son environnement et dont la membrane joue le rôle d'un filtre sélectif. La membrane de l'entreprise, c'est d'une part la première ligne qui gère sa relation avec les clients, fournisseurs et partenaires et remplit une fonction d'interprétariat en assumant la dialectique du marché et de l'organisation, et d'autre part la R&D qui explore le monde de la nature pour concevoir les produits et les techniques nécessaires à leur production.

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4) la réalisation de la mission d'une institution nécessite une organisation ; celle-ci a un rapport dialectique avec la mission

Pour que la mission d'une institution puisse être effectivement réalisée et s'incarner dans la nature, il faut que l'institution soit dotée d'une organisation qui définisse les procédures de l'action collective et répartisse les responsabilités entre les personnes. Alors que la mission indique ce qu'il faut faire, l'organisation indique comment le faire : elle descend donc dans le concret de la pratique pour préciser le vocabulaire et les règles de l'action, définir l'enchaînement des tâches qui composent son processus et les attribuer aux diverses personnes.

La mise en place d'une organisation est un investissement lourd. Une fois définie elle tendra inévitablement à s'émanciper de la mission, à laquelle les esprits sont en effet toujours tentés de substituer le formalisme des procédures et la perspective de la carrière. Il peut arriver ainsi qu'un service public soit la proie d'une corporation : une armée, dont la mission est de défendre la nation, se retourne contre elle pour instaurer une dictature militaire ; un système éducatif, dont la mission est d'instruire les esprits, d'éduquer les citoyens et de former des compétences, se transforme en une garderie d'adolescents etc.

Le même phénomène se rencontre dans les entreprises : souvent les procédures internes sont jugées plus importantes que la satisfaction des clients car les agents se conforment aux critères selon lesquels ils se sentent ou se croient jugés. Il arrive aussi que les procédures se fossilisent en pratiques contraires à la mission : la direction générale sera le théâtre de conflits de pouvoir entre des réseaux d'allégeance ; le traitement des déchets ou le recyclage des produits seront négligés ; la priorité sera donnée à l'affichage d'un profit ; la comptabilité analytique suscitera entre services une rivalité qui détruit leur coopération, etc.

Ainsi la mission et l'organisation sont en relation dialectique : si l'organisation est nécessaire à la réalisation de la mission, sa tendance à l'émancipation doit être compensée par un rappel permanent à celle-ci. La vie quotidienne de toute institution est celle des conflits dramatiques que comporte cette dialectique : à côté d'exemples toujours trop rares d'un dévouement lucide à la mission, on constatera souvent des abus de pouvoir, des formalismes stériles, une hypocrisie choquante, le refus entêté de l'idée innovante – refus qui cède parfois soudainement pour faire place, de façon déconcertante, à une mode nouvelle.

Ces contrariétés inévitables sont le prix qu'il faut accepter de payer pour l'incarnation de la mission dans la réalité. Certains, trop sensibles à ces contrariétés, détestent tout ce qui est institutionnel. Ils préféreront toujours aux institutions existantes le projet d'institutions nouvelles qui, tant qu'elles restent au plan des idées, peuvent conserver leur pureté. Il faudra cependant une organisation si le projet se réalise effectivement et ces personnes verront alors l'idée contrainte à de pénibles compromis. Leur désir de pureté les poussera à l'abandonner pour concevoir d'autres projets : cet idéalisme souvent non pertinent est pour le meilleur et pour le pire l'un des moteurs de l'histoire.

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5) l’État, institution des institutions, définit leurs missions, suscite leur création et régule la dialectique de la mission et de l'organisation

On définit souvent l’État par les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire dont la société doit selon Montesquieu exiger la séparation. Ces pouvoirs se recoupent avec les fonctions régaliennes : sécurité extérieure et intérieure, émission de la monnaie.

Mais quelle est la mission de l’État ? C'est d'être, a dit Maurice Hauriou, « l'institution des institutions » : il lui incombe d'identifier les missions que la société estime utiles ou nécessaires, de faire en sorte que des institutions soient créées et organisées pour les accomplir, puis de rappeler continuellement ces institutions à leur mission par une régulation qui compense la tendance de l'organisation à s'émanciper et limite les tentations qui s'offrent aux prédateurs.

Comme il est cependant lui aussi une institution, l’État est nécessairement doté d'une organisation qui tend elle aussi à s'émanciper de la mission. Parmi les hommes qui dirigent l’État il faut donc distinguer le politicien, qui se satisfait du pouvoir que lui confère l'organisation, de l'homme d’État qui maintient et oriente l'organisation au service de la mission. Les hommes d’État sont rares, tout comme sont rares les vrais entrepreneurs à la tête des entreprises et les vrais stratèges à la tête des armées, mais ce sont eux qui font l'histoire.

Étant l'agent de la société entière l’État accorde de l'importance au bien-être matériel de la population mais il doit arbitrer entre cet enjeu et d'autres que nous avons évoqués : bien-être mental (et donc culture), équité, défense de la nation etc.

Ainsi il ne convient pas, comme le font des libéraux les plus dogmatiques, de refuser toute intervention de l’État dans l'économie, ni de refuser que l’État soumette l'économie à des impératifs non économiques. Il ne convient pas non plus d'accorder à l’État le monopole de la décision économique car l'institution économique par excellence est l'entreprise, concrétisée par la multiplicité des entreprises qui doivent pouvoir accomplir librement leur mission sur le terrain.

La régulation doit donc préserver la liberté d'entreprendre, sanctionner la prédation et dénouer les rigidités de l'organisation. Sa définition étant délicate il peut arriver qu'elle soit tentée d'empiéter sur la liberté d'entreprendre : certains États ont cru devoir organiser l'ensemble de l'économie comme si elle formait une seule entreprise, le Plan ayant le monopole du pouvoir de décision. Si une telle formule peut convenir à la conduite de quelques grands projets, la distance qu'elle implique envers les opportunités et les risques qui se présentent sur le terrain n'est pas compatible avec l'efficacité.

Comme toute institution l’État peut être ignoré et détesté. Beaucoup de personnes refusent d'assumer les contrariétés que provoque la dialectique entre sa mission et son organisation, les défauts de son fonctionnement et le comportement des politiciens. Les hommes d’État eux-mêmes sont rarement appréciés de leur vivant : Richelieu et Mazarin ont été détestés et il a fallu beaucoup de temps pour que la nation reconnaisse ce qu'ils lui avaient apporté.

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6) une révolution industrielle transforme le monde de la nature, donc la mission des institutions ainsi que les conditions pratiques de leur organisation

Chaque époque de l'histoire s'appuie, selon Bertrand Gille (Histoire des techniques, Gallimard, La Pléiade, 1978), sur la synergie de quelques techniques fondamentales qui forment un « système technique ». On nomme « révolution industrielle » le passage d'un système technique à l'autre et donc d'une époque à l'autre.

On dénombre dans les derniers siècles trois de ces révolutions : la première, vers 1775, a fait émerger le système technique moderne qui, s'appuyant sur la mécanique et la chimie, a succédé au système technique classique qui était essentiellement agricole. La deuxième, vers 1875, a fait émerger le système technique moderne développé (STMD) qui associe à la mécanique et à la chimie une énergie plus commode que ne l'était la vapeur (électricité, pétrole). La troisième, vers 1975, a fait émerger le système technique contemporain (STC) que nous examinerons ci-dessous.

Lors d'une révolution industrielle le rapport entre la société et la nature est modifié car de nouvelles possibilités et de nouveaux risques se présentent devant l'initiative et l'action. On peut dire que la nature elle-même est transformée : elle est comme un nouveau continent dont la flore, la faune et la géographie ne ressemblent pas à ce que l'on connaissait auparavant.

Les missions des institutions doivent alors être redéfinies et il faut donner une place à des institutions nouvelles. Ainsi l'entreprise, l’État de droit et la démocratie sont nés avec la première révolution industrielle, qui a fait émerger de nouveaux secteurs d'activité (notamment pour la production des biens d'équipement). La grande entreprise moderne est née avec la deuxième révolution industrielle. L'art militaire a dû créer, après l'armée de terre et la marine, une armée de l'air puis, récemment, une armée du cyberespace.

L'organisation, étant purement pratique, subit des modifications plus importantes encore en raison du changement des conditions de l'action : les possibilités techniques nouvelles exigent des compétences capables de les exploiter, le catalogue des produits est transformé ainsi que la façon de les produire.

La transition d'un système technique à l'autre est une période de bouillonnement et de désarroi. Ceux des entrepreneurs qui savent les premiers s'emparer des possibilités nouvelles dégagent des profits impressionnants tandis que la plupart des entreprises restent prisonnières de l'organisation à laquelle elles se sont habituées. Les diverses classes sociales, confrontées à un nouvel horizon, perdent leurs repères familiers. Les systèmes législatif et judiciaire tardant à prendre en compte les réalités émergentes, des prédateurs tirent parti de leurs lacunes. Le système éducatif persévère à former des compétences dont l'économie n'a plus besoin.

Toute crise économique ayant pour cause l'inadéquation du comportement des agents économiques (État, entreprises, consommateurs) à la réalité du système productif, il est inévitable que les périodes de transition soient aussi des épisodes de crise et pas seulement de crise économique : les années 1770-1780, 1830-1840 et 1870-1880 ont été des périodes de désespoir alors même que se préparait un boom que personne ne voyait venir.

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Neuf concepts pour comprendre l'économie contemporaine

1) le système productif s'appuie sur le système technique contemporain (STC) dont les techniques fondamentales sont la microélectronique, le logiciel et l'Internet ; le STC a succédé vers 1975 au système technique moderne développé (STMD)

Le STMD s'appuyait sur la mécanique, la chimie et l'énergie, dont la synergie a constitué le socle du système productif jusque vers 1975. Aux alentours de cette date, le système productif a commencé à s'informatiser et les techniques fondamentales sont alors devenues celles, physiques et logiques, de la microélectronique et du réseau (bientôt dénommé Internet) et celles, sémantiques et logiques, du logiciel.

L'émergence du nouveau système technique s'explique, comme toujours, par plusieurs facteurs concourants. Le choc pétrolier qui a suivi la guerre du Kippour en octobre 1973 a provoqué une augmentation du niveau et de la volatilité du prix de l'énergie, et introduit ainsi dans les anticipations une incertitude qui a altéré la crédibilité du STMD. Les troubles de la fin des années 1960 avaient contraint les entreprises à accorder des augmentations de salaire qu'elles voulaient compenser par une hausse de la productivité.

Or l'informatique, qui s'était progressivement introduite dans les entreprises à partir de la fin des années 1950, offrait enfin dans les années 1970 un accès décentralisé et commode à l'ordinateur grâce aux grappes de terminaux. La notion de « système d'information » avait été proposée au début des années 1970 et il semblait raisonnable d'articuler ce système avec ceux de la décision et de la production.

Le STC, qui s'offrait ainsi pour prendre la relève, n'a pas supprimé les techniques du STMD, pas plus que la mécanisation n'a au XIXe siècle supprimé l'agriculture. Mais tout comme l'agriculture s'est progressivement mécanisée et chimisée tandis que sa part dans la population active diminuait, la mécanique, la chimie et l'énergie allaient progressivement s'informatiser tandis que leur part dans la population active allait décroître.

L'informatique a procuré à la société un automate programmable ubiquitaire (APU). L'ensemble des processeurs, mémoires et logiciels que l'Internet met à la disposition de n'importe quel utilisateur compose en effet un automate (certes gigantesque et susceptible de cloisonnements plus ou moins étanches, mais néanmoins unique). Il est essentiellement programmable, c'est-à-dire capable de faire tout ce qu'il est possible de programmer. Comme il est accessible depuis n'importe quel endroit de la Terre le service qu'il rend est doué d'ubiquité et celle-ci, n'étant plus conditionnée par la proximité d'un terminal, est absolue depuis que le téléphone mobile est devenu un ordinateur.

L'informatisation, déploiement des possibilités qu'offre l'informatique, s'appuie sur l'alliage du cerveau humain et de l'automate ou, plus précisément, de l'être humain organisé (EHO) et de l'APU. L'EHO, c'est l'être humain qui contribue à l'action d'une institution et dont la compétence est mobilisée par une organisation (celle-ci ne mobilise pas, et c'est heureux, les dimensions affectives et spirituelles que possède l'être humain complet).

Nota Bene : la dignité du travailleur réside dans la conscience qu'il a de l'utilité de son travail, son plaisir au travail dépend du levier que la qualité de l'organisation procure à l'efficacité de sa compétence. Ce sont là des phénomènes psychiques profonds mais qui ne relèvent ni de la spiritualité, ni de l'affectivité : même si l'on s'attache naturellement à une institution où la compétence peut s'épanouir, l'adjectif "affectif" s'applique aux seules relations (amoureuses ou familiales) qui éveillent les émotions du corps.

Cet alliage intervient même dans l'informatique embarquée où l'automate est supposé agir sans intervention humaine : il faut en effet qu'un être humain ait conçu et programmé cet automate, il faut aussi que son fonctionnement soit supervisé car tout automate est sujet à des pannes aléatoires, et par ailleurs tout logiciel dont la taille dépasse quelques dizaines de milliers de lignes de code source comporte des défauts qui ont échappé aux tests et provoqueront des incidents imprévus lors de la confrontation de l'automate avec la nature.

L'émergence d'un alliage fait apparaître dans la nature un être nouveau : l'alliage du cuivre et de l'étain a fait apparaître le bronze, l'alliage du fer et du carbone a fait apparaître l'acier, et de même l'informatisation déploie progressivement les potentialités de l'alliage de l'APU et de l'EHO. Comme toute émergence celle-ci a des conséquences en partie imprévisibles.

Entre l'informatique, qui se condense dans l'APU, et l'informatisation qui allie celui-ci à l'EHO, le rapport est analogue à celui qui existe entre la construction navale et la navigation : l'informatique est condition nécessaire de l'informatisation, dont elle permet les succès et qui lui indique ses exigences.

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2) l'émergence du STC suscite une cascade de conséquences anthropologiques

L'informatisation transforme les entreprises et donc l'économie : nous examinerons cela en détail ci-dessous. Mais ses effets dépassent l'économie car elle fait émerger une société ultra-moderne qui outrepasse la modernité et aussi la post-modernité. Ils s'étendent à toutes les dimensions de l'anthropologie : psychologie des individus, sociologie des organisations et des classes sociales, philosophie des méthodes et démarches de la pensée, enfin métaphysique des valeurs, orientations et choix fondamentaux.

Il ne pouvait pas en être autrement puisque l'informatisation a transformé la nature à laquelle l'individu et les institutions sont confrontés. Les biotechnologies, les nanotechnologies et la science des matériaux s'appuient sur l'informatique ; l'Internet a supprimé nombre des effets de la distance géographique ; le cerveau s'allie à l'automate dans l'action productive ; chacun peut enrichir sur la Toile une ressource documentaire dont l'accès n'a pratiquement plus de limite ; le corps humain s'informatise avec des prothèses organisées en réseau autour du téléphone mobile ; les choses elles-mêmes s’informatisent avec l'Internet des objets ; l'impression 3D décentralise la fabrication des biens auxquels elle procure une légèreté et une solidité jusqu'alors impossible.

Cette transformation se poursuit à vive allure. L'évolution est explosive, volcanique, un cataclysme brise la croûte des institutions et des habitudes. Ce que nous avons vu jusqu'à présent, c'est pour ainsi dire rien en regard de ce qui nous attend car, comme le disent Brynjolfsson et McAfee, « nous n'en sommes qu'à la moitié de l'échiquier » : à la 32e case l'inventeur du jeu d'échecs ne recevait que la récolte annuelle d'une rizière de 40 hectares, mais à la 64e il aurait reçu 600 milliards de tonnes de riz, soit mille fois la production annuelle mondiale. Telle est la proportion entre ce que nous connaissons aujourd'hui, avec les iPhones et autres iPads qui nous impressionnent tant, et ce qui nous attend au XXIe siècle. Il est naturel que cela provoque chez les individus une perte de repères douloureuse.

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3) les tâches répétitives sont automatisées

Chacune des composantes de l'alliage que forment l'EHO et l'APU possède ses qualités propres ; la réussite de l'alliage suppose leur articulation judicieuse.

L'automate exécute les tâches répétitives de façon infatigable 7 jours sur 7 et 24 heures sur 24 à la seule exception des interruptions pour la maintenance, mais il est incapable d'interpréter une situation imprévue et de prendre des initiatives pour lesquelles il n'a pas été programmé. Par contre les tâches répétitives fatiguent vite l'être humain, mais il est capable d'improviser pour se débrouiller devant l'imprévu.

L'informatisation implique donc d'automatiser toutes celles des tâches répétitives qui se présentent assez fréquemment pour que l'effort que demande l'automatisation soit raisonnable. L'automatisation des tâches répétitives physiques se manifeste par la généralisation des robots dans les usines ; les tâches mentales répétitives (recherche documentaire, contrôle visuel de qualité etc.) se trouvent elles aussi automatisées.

Il en résulte que la main d’œuvre est remplacée dans les entreprises par un « cerveau d’œuvre », seules les facultés mentales de l'être humain étant en principe sollicitées : discernement, initiative, jugement, compréhension des situations et des personnes, esprit de décision et de responsabilité, etc.

Cela entraîne des conséquences dans la structure de l'emploi. Dans une usine robotisée seuls interviennent les superviseurs et les équipes de maintenance. Les salariés, dans leur majorité, travaillent à l'interface entre l'entreprise et le monde extérieur : dans la R&D qui assure la conception des produits et des outils nécessaires à leur production, ainsi que dans la première ligne qui assure les relations avec les clients, fournisseurs et partenaires.

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4) l'essentiel de l'effort que demande la production est accompli lors de la phase initiale d'investissement

La production physique étant automatisée, l'essentiel de l'effort que demande la production d'un bien est réalisé lors de la conception du produit puis lors de la conception, la programmation et la mise en œuvre des automates : l'effort est donc concentré dans la phase d'investissement qui précède la production proprement dite.

Il en résulte que le coût marginal de la production d'un bien est négligeable en regard du coût fixe initial – sauf bien sûr si la matière première que la production transforme est elle-même d'un coût élevé par rapport au prix du produit, ce qui n'est pas le cas général.

Le coût des services que rend la première ligne est par ailleurs un coût de dimensionnement : elle est dimensionnée, comme un réseau, selon le volume de travail anticipé.

Au total la fonction de coût d'une entreprise informatisée typique est à rendement d'échelle croissant car le coût moyen décroît lorsque le nombre des unités produites augmente. C'est là pour les économistes un fait bouleversant : John Hicks, qui fut sans doute au XXe siècle le meilleur d'entre eux, estimait que renoncer à l'hypothèse des rendements décroissants équivalait au « wreckage of the greater part of general equilibrium theory » (Value and Capital, Oxford University Press, 1939, p. 84). Nous allons voir que l'on peut pourtant éviter ce naufrage.

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5) le marché obéit au régime de la concurrence monopolistique

Lorsque les rendements d'échelle sont croissants, et si le coût des facteurs et les techniques de production sont les mêmes pour toutes les entreprises, celle qui produit la plus grande quantité d'un produit peut évincer ses concurrents en vendant moins cher que leur coût de production. On dit alors que le marché de ce produit obéit au régime du monopole naturel : à terme il sera entièrement servi par une seule entreprise, les autres auront disparu.

Ces autres entreprises peuvent cependant survivre en différenciant le produit en variétés caractérisées par leurs attributs qualitatifs et susceptibles de répondre à des besoins différents. Entre autres conséquences cette différenciation se manifeste par les échanges croisés d'un même produit entre deux pays : si l'automobile, par exemple, ne comportait pas de variétés différentes, les Français n'achèteraient pas des voitures allemandes et les Allemands n'achèteraient pas des voitures françaises.

La qualité peut prendre deux formes : la diversification « verticale » classe les variétés selon leur degré de finition et donc leur coût de production, la diversification « horizontale » distingue des variétés qui ont le même coût de production mais diffèrent par des attributs qualitatifs (exemple : chemises bleues et chemises roses).

Si chaque entreprise offre la variété qui convient à un segment de clientèle, elle a sur ce segment un monopole de niche. Dans l'espace des besoins certains clients se trouvent à la frontière entre deux segments : les entreprises que cette frontière sépare s'y trouvent en concurrence par les prix. On dit que le marché obéit alors au régime de la concurrence monopolistique.

A l'exception de quelques produits très simples comme le saumon de cuivre pur la plupart des produits se prêtent à une différenciation répondant à des besoins divers. Quand les rendements d'échelle sont croissants l'équilibre économique s'établit donc dans la plupart des secteurs selon le régime de la concurrence monopolistique.

Le modèle qui permet de schématiser cet équilibre n'est ni plus ni moins compliqué que celui de la concurrence pure : dans le cas d'une diversification horizontale, par exemple, ses exogènes sont la fonction de coût du produit et le budget du consommateur ainsi que sa fonction d'utilité, cette dernière faisant apparaître la distribution des préférences dans l'espace des besoins ; les endogènes sont le nombre des variétés et leur prix.

Ce modèle mathématique éclaire le raisonnement mais il ne rend pas entièrement compte de l'économie contemporaine et informatisée, où l'innovation est vive. En fait le marché obéit à une dynamique de concurrence monopolistique plutôt qu'à un équilibre. Si l'on représente l'espace des besoins par un plan le dessin des zones de monopole n'y prend pas la forme paisible d'un découpage en nids d'abeilles mais plutôt celle de bulles qui naissent à la surface d'un liquide en ébullition, rivalisent pour s'étendre, puis éclatent pour laisser la place à d'autres : c'est ce à quoi l'on assiste par exemple sur le marché des téléphones « intelligents » avec la concurrence entre Apple, Samsung, Nokia etc.

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6) les produits sont des assemblages de biens et de services, élaborés chacun par un réseau de partenaires

La quasi totalité du coût de production d'une variété est dépensée lors de la phase initiale d'investissement. Cet investissement est un pari qui repose sur une anticipation des besoins des consommateurs et des initiatives de la concurrence. La concurrence par la qualité pousse par ailleurs son coût vers le haut (celui des jeux vidéo a cru ainsi de plusieurs ordres de grandeur). La mise en production d'un nouveau micro-processeur coûte une dizaine de milliards d'euros, le coût d'un nouveau système d'exploitation est du même ordre de grandeur.

Il en résulte que l'économie du STC est l'économie du risque maximum. L’entreprise qui a dépensé l'essentiel du coût de production avant d'avoir reçu la première réponse du marché peut perdre sa mise si le consommateur n'apprécie pas son produit ou si un concurrent rafle le marché qu'elle ambitionnait de servir.

Elle a donc impérativement besoin de partager les risques : la plupart des produits seront élaborés par un réseau de partenaires. Le montage d'un tel réseau requiert une ingénierie d'affaires qui précise le partage des responsabilités, dépenses et recettes entre les partenaires.

L'informatisation a par ailleurs permis un fort développement des services, c'est-à-dire de la mise à disposition temporaire d'un bien ou d'une compétence, au point que certains ont cru que l'économie qui émergeait serait essentiellement servicielle. En réalité la production des biens se poursuit évidemment mais ils sont désormais accompagnés de services : l'automobile, qui était le produit emblématique du STMD, s'entoure de services de conseil, financement, location, garantie pièces et main d’œuvre, dépannage, maintenance, remplacement etc., dont la qualité est un facteur de différenciation aussi déterminant ou même plus que ne le sont les attributs de la voiture elle-même.

Les produits sont donc désormais des assemblages de biens et de services, ou de purs services. La cohésion de l'assemblage, comme l'interopérabilité et la transparence du partenariat, sont assurés par un système d'information qui est le pivot de la stratégie.

L'Internet des objets associe enfin à chaque bien un identifiant qui permet de le suivre durant son cycle de vie : cela entraîne des conséquences sur la logistique, la maintenance, la traçabilité, le remplacement et le recyclage en fin de vie.

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7) le bien-être matériel du consommateur dépend de la qualité de sa consommation

Les économistes ont coutume de représenter le bien-être du consommateur par une « fonction d'utilité » U = f( x1, x2, …), fonction ordinale croissante des quantités consommées x1, x2... des produits 1, 2...

La satisfaction du consommateur dépend cependant aussi de la qualité du produit : comme un poulet fermier est plus goûteux qu'un poulet de batterie, on ne peut pas dire « un poulet égale un poulet ».

La satisfaction du consommateur se mesure donc non selon la seule quantité consommée mais selon quelque chose comme le produit quantité*qualité : si la qualité est plus élevée le consommateur peut se satisfaire d'une quantité moindre. Il peut même n'accorder d'importance qu'à la qualité : il ne lui est pas nécessaire de posséder plusieurs exemplaires du même livre ou du même disque, mais il souhaite que ceux qu'il se procure soient intéressants.

Lorsque chaque produit est diversifié en variétés la satisfaction du consommateur sera toutes choses égales d'ailleurs d'autant plus élevée que le nombre des variétés auxquelles il peut avoir accès est plus grand : le découpage du marché étant alors plus fin, il pourra en effet y trouver une variété plus proche de ses besoins.

La richesse ne se définit donc plus, dans une économie où les produits se sont diversifiés en variétés, par les quantités que la population peut consommer mais par la diversité des variétés auxquelles elle peut accéder. Il en résulte une redéfinition du bien-être et, par voie de conséquence, de la valeur. C'est là pour la théorie économique un défi radical car il touche à sa racine même.

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8) les prédateurs sont d'habiles utilisateurs du STC

Les prédateurs, qui sont vigilants, rapides et se tiennent à l'affût, sont les premiers à tirer parti du STC. L'informatisation et l'Internet ont offert à la Finance des automates puissants, capables de jouer simultanément sur toutes les places financières de la planète. La sensation du risque étant amoindrie les tentations ont été irrésistibles et les bons professionnels, ceux qui restaient attentifs à l'arbitrage rendement/risque, ont été chassés du marché. L'informatisation et l'Internet sont ainsi à l'origine de la crise financière.

Le crime organisé a profité de l'opacité de l'informatique et de la complicité intéressée des banques pour blanchir ses profits et s'emparer de pans entiers de l'économie légale, voire dans certaines régions du pouvoir politique lui-même. La corruption, qui est endémique dans l'économie du risque maximum, a pu elle aussi tirer parti de la discrétion que procure le blanchiment informatisé. L’État de droit et la démocratie se trouvent ainsi confrontés à une résurgence du régime féodal : l'économie ultra-moderne est de façon paradoxale tentée de renouer avec les valeurs de la féodalité et aussi avec celles, plus archaïques encore, de la tribu (cf. Entrepreneurs et prédateurs, conflit frontal).

Le modèle adéquat pour représenter l'économie contemporaine n'est donc plus celui de l'échange équilibré où personne ne peut être contraint d'accepter une transaction sans contrepartie, mais celui, certes plus complexe, qui rend compte de la dialectique de l'échange équilibré et de la prédation.

Contenir la prédation suppose d'instaurer par la loi et dans le système judiciaire des garde-fous qui, augmentant la probabilité d'une sanction, réduisent la tentation. La société rencontre ici un enjeu d'importance car l'État de droit est condition nécessaire de l'efficacité économique :
« commerce and manufactures can seldom flourish long in any state which does not enjoy a regular administration of justice, in which the people do not feel themselves secure in the possession of their property, in which the faith of contracts is not supported by law » (Adam Smith, Wealth of Nations, Livre V, chapitre 3).

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9) la crise s'explique par l'inadéquation du comportement des agents économiques envers le système productif que fait émerger le STC

Il faut distinguer parmi les crises économiques celles qui sont cycliques, analogues aux coups d'accordéon de la circulation sur une route encombrée, et celles qui sont structurelles. Lorsqu'une crise structurelle s'amorce on peut croire qu'il s'agit du début d'un cycle et que les affaires reprendront bientôt comme avant : c'est ce que l'on a pensé en 1975. Il faut que des années passent pour que le caractère structurel de la crise devienne manifeste : les mesures conjoncturelles restent sans effet tandis que les capacités de production sont sous-utilisées, que l'investissement ralentit et que le chômage augmente.

Une crise structurelle s'explique (1) par un changement survenu dans le système productif, (2) par l'inadéquation du comportement des acteurs économiques (entreprises, consommateurs, État) au système productif qui émerge et dont ils ne comprennent pas la nature.

C'est ce qui s'est passé dans les années 30 : le système productif du STMD avait été porté à un haut degré d'efficacité par le taylorisme et par les innovations qu'exigeait la guerre, mais les entrepreneurs comme les consommateurs étaient revenus après la courte période d'hubris des années 1920 aux habitudes d'épargne et de prudence qui conviennent à une économie agricole soumise aux aléas du climat. Le manque de débouchés étouffait l'économie : Keynes a dénoué ce problème en créant la théorie des anticipations.

Un diagnostic analogue peut être porté sur l'économie contemporaine. Elle étouffe car ni les entreprises, ni les consommateurs, ni l’État ne se comportent de façon telle qu'elle puisse délivrer sa pleine efficacité. Les comportements efficaces, certes instructifs, restent exceptionnels.

On dit d'une économie en crise qu'elle est en déséquilibre. L'équilibre économique est comme celui d'une voûte : pour que celle-ci tienne il faut que ses diverses parties se rejoignent et s'appuient l'une sur l'autre dans la clé de voûte. Si le comportement des entreprises est celui qui répond au STC, mais non celui des consommateurs, l'efficacité ne peut pas être atteinte et il en est de même a fortiori si plusieurs acteurs sont défaillants.

Nous nommons iconomie une économie qui, par hypothèse, aurait atteint l'équilibre dans le STC. Prenons les acteurs de l'économie française contemporaine l'un après l'autre pour voir ce qui les sépare de l'iconomie :

L'entreprise

L'organisation de la plupart des grandes entreprises s'est figée autour d'habitudes qu'il leur est difficile de secouer et qui les maintiennent à distance de l'iconomie :
  • alors que dans l'iconomie les tâches répétitives sont automatisées, beaucoup d'entreprises ont refusé l'effort d'organisation que cela nécessite et ont délocalisé la production vers des pays à bas salaire pour pouvoir continuer comme avant ;
  • alors que dans l'iconomie l'enjeu essentiel réside dans la qualité du produit et la relation avec les clients, l'effort des entreprises se focalise souvent sur la baisse du coût de production ;
  • alors que dans l'iconomie les produits sont des assemblages de biens et de services, beaucoup d'entreprises refusent de déployer les services qui contribueraient à la qualité de leur produit. Absurdité suprême, certaines confient à des sous-traitants la relation avec leurs clients ;
  • alors que dans l'iconomie l'élaboration du produit est assurée par un réseau de partenaires beaucoup d'entreprises, impériales, préfèrent la relation de sous-traitance au partenariat d'égal à égal ;
  • alors que dans l'iconomie le système d'information est le pivot de la stratégie, beaucoup d'entreprises considèrent l'informatique comme un centre de coût qu'il convient de comprimer ;
  • alors que dans l'iconomie l'entreprise doit pratiquer le commerce de la considération envers le « cerveau d’œuvre », la plupart des directions générales se comportent de façon autoritaire envers les personnes qui agissent sur le terrain.
Il existe, même parmi les plus grandes, des entreprises dont la stratégie et les méthodes sont déjà celles de l'iconomie mais elles forment une toute petite minorité. Il en a toujours été ainsi après les révolutions industrielles : au début du XIXe siècle les entreprises efficacement mécanisées étaient rares.

L’État

On rencontre dans l'organisation des administrations les mêmes défauts que dans les entreprises. L’État peine en outre à exercer sa mission d'institution des institutions sur un terrain que l'émergence du STC a bouleversé :
  • alors que le système productif de l'iconomie devrait être pour l'homme d’État la priorité, des « problèmes de société » non négligeables mais du deuxième ordre accaparent le parlement ;
  • alors que l'iconomie s'appuie sur l'informatique, les politiques considèrent celle-ci comme une technique sans importance stratégique et se focalisent sur les aspects les plus superficiels de l'informatisation (« secteur du numérique », effets médiatiques, usages à domicile etc.) ;
  • alors que le plein emploi ne peut être atteint que par la multiplication du nombre des entreprises de l'iconomie et leur développement, l’État s'épuise à « sauver les emplois » dans des activités obsolètes ;
  • alors que l'iconomie permettrait de restaurer les comptes de l’État, les mesures prises pour limiter le déficit budgétaire contrarient son émergence ;
  • alors que la qualité des grands systèmes (éducation, santé, justice etc.) conditionne l'iconomie, ils restent prisonniers de bureaucraties et de corporations dont l'inertie s'oppose à l'informatisation ;
  • alors que dans l'iconomie le marché s'équilibre sous le régime de la concurrence monopolistique, les régulateurs croient que seule la concurrence pure peut conduire à l'efficacité et ils interdisent la constitution de monopoles ;
  • alors que l'iconomie réclame que les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire agissent pour contenir la prédation, l’État tarde à définir les lois et à déployer les compétences nécessaires.

Le consommateur

Le consommateur porte sa part de responsabilité dans la crise mais il faut reconnaître que la publicité et la grande distribution sont pour beaucoup dans son comportement :
  • alors que dans l'iconomie son discernement l'orienterait vers la variété du produit qui lui convient le mieux, il reste dupe de dénominations et de présentations fallacieuses ;
  • alors que dans l'iconomie le choix d'une variété se fait selon le rapport qualité/prix, il se laisse séduire par une publicité qui focalise son attention sur le prix et lui seul ;
  • alors que dans l'iconomie la consommation est sélective et sobre parce qu'orientée vers la qualité, sa fonction d'utilité accorde encore une grande place à la quantité.
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Cette liste certainement incomplète d'errements indique l'effort qui est nécessaire pour atteindre l'iconomie. Comme toute économie en équilibre, celle-ci connaîtra le plein emploi, l'équilibre des échanges commerciaux et celui des comptes de l’État. Elle connaîtra aussi une croissance soutenue par l'innovation. Cette croissance ne sera cependant pas mesurée par le PIB – qui est quantitatif – mais par un indicateur du bien-être matériel de la population.

La priorité stratégique pour les entreprises n'est pas aujourd'hui de comprimer les coûts, de dégager du profit ni de satisfaire les actionnaires, mais de tirer parti du STC pour produire efficacement des choses utiles, de se tailler sur le marché mondial un monopole de niche, puis de le protéger par le secret et de le renouveler par l'innovation.

La priorité stratégique pour l’État n'est pas de répondre à la hâte aux symptômes de la crise, mais de prendre celle-ci par sa racine pour favoriser l'émergence de l'iconomie. Cela suppose que la société tout entière partage une vision lucide de la troisième révolution industrielle, des possibilités et des risques qu'apporte l'informatisation.

Certains disent que l'avenir de l'économie réside dans les énergies renouvelables. Il est vrai que le pétrole, énergie d'origine fossile commode et au prix bas, a été pour beaucoup dans la croissance économique jusqu'en 1975, et il est vrai aussi que son prix est désormais élevé, volatil, et qu'il le sera de plus en plus avec la montée de la pénurie.

Mais la forme nouvelle que le STC a procurée à la fonction de production et, corrélativement, à la fonction de coût est un phénomène plus radical que l'évolution, même brutale, du prix d'un facteur de production. Plus profondément encore, la transformation de la nature qu'apporte le STC a modifié les conditions de l'équilibre économique : les questions que soulèvent le prix de l'énergie et le réchauffement climatique doivent être posées dans le cadre de ce nouvel équilibre et non en l'ignorant.

Il ne faut pas d'ailleurs que ces questions masquent les risques auxquels le STC confronte la société : risque d'un retour au régime féodal ; risque d'un long sacrifice humain par prolongation de la crise ; risque enfin d'une assimilation de l'être humain à l'ordinateur, implicite dans certaines tentatives de l'« intelligence artificielle » et semblable, en son principe, à celle des régimes totalitaires qui, assimilant l'être humain à la machine, ont ambitionné de créer un « homme nouveau » monstrueux.

7 commentaires:

  1. Bonjour

    Décidément, je ne comprends pas grand chose à l'économie ! Bêtement je butte sur le premier concept :
    "l'économie a pour but le bien-être matériel de la population." Pourquoi n'est-ce pas : le bien-être de la population ?

    A ce jour, une majeure partie de la production est immatérielle. Ces lignes en sont la preuve.

    Cordialement

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    1. Le bien-être matériel, c'est celui que procure la possession d'un patrimoine et la consommation de produits. Il faut le distinguer du bonheur, qui est le bien-être mental.
      Les services (mise à disposition temporaire d'un bien ou d'une compétence) contribuent au bien-être matériel, et ceci même si on les qualifie d'"immatériels".

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  2. Bonjour

    Je comprends bien que les services comme par exemple les études pour fabriquer un produit,
    le service rendu par la médecine etc. sont destinés à contribuer au bien-être matériel (finalement).
    Cependant, classererions nous aussi une émission de TV, un livre numérique, un site internet (tiens, celui-ci, excellent, pour ne pas le citer !!), un site de rencontres, de philosophie etc. dans cette catégorie "immatérielle" ayant un but final matériel ? Nous voyons bien par exemple la différence entre la "formation" dont le but est immédiat : adapter une personne au travail donc améliorer son bien-être matériel et l'"éducation" dont le rôle est plus général.

    Cordialement.

    Jean-Luc

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    1. Il faut en effet distinguer l'instruction, qui procure à l'élève une structure, l'enseignement qui lui indique par des signes ce qu'il doit connaître (la leçon de choses), l'éducation qui le conduit hors de l'adolescence vers la maturité, enfin la formation qui procure à son esprit une forme, c'est-à-dire une capacité d'action.
      Les produits culturels relèvent pour partie de l'économie mais obéissent à des valeurs étrangères à l'économie. L'enseignement est lui aussi hybride : cf. George Steiner, Maîtres et disciples, Gallimard, 2003.

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  3. Bonjour

    Je suis bien d'accord avec vous, dans le sens où je comprends votre réponse. Mais, pour revenir à la question initiale qui était en gros : pourquoi l'économie n'englobe pas aussi le bien-être ? Oui, je sais c'est assez difficile à mesurer.

    Vous allez chez le podologue : vous boitiiez avant et plus après (oui, c'est une exemple tiré par les cheveux, mais je n'en ai pas trouvé relatif aux coiffeurs). Il y a un résultat mesurable mais le service n'est pas vraiment matériel !

    Peut-être est-ce pour cela que l' écologie n'est pas dans le champ de l'économie.

    Si vous déversez votre huile automobile usagée sur une terre non cultivable, vous ne gênez pas l'économie. Par contre, vous avez un effet sur le ressenti des gens (voisins, promeneurs etc.). En d'autres termes sur leur bonheur.

    Nos problèmes actuels ne sont-ils pas liées à cela ? Mais je me répète, je ne comprends pas l'économie, la valeur etc. donc mes réflexions sont peut-être mal venues.

    Cordialement

    Jean-Luc

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    1. Il se peut qu'on soit malheureux si on est privé du bien-être matériel (ou, si vous préférez, "physique"), mais il arrive aussi que quelqu'un qui a tout au plan matériel soit malheureux : le bien-être matériel n'est donc pas le bonheur, et le but de l'économie est limité en regard de la totalité des besoins humains.
      Un raisonnement économique complet et correct englobe l'écologie. L'écologie bien comprise est en effet l'économie du patrimoine naturel de l'humanité : celui qui déverse de l'huile usagée sur le sol détruit une part de ce patrimoine.
      Certains écologistes sectaires souhaitent cependant que l'espèce humaine disparaisse pour que la nature puisse retrouver sa virginité. Ceux-là sont évidemment hostiles à l'économie car elle a pour but de satisfaire la part matérielle des besoins humains.

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  4. Concept 5 : "L’État, institution des institutions, définit leurs missions, suscite leur création, etc." Et comme la famille est une institution, elle se voit définir ses missions par l’État ?
    L’État est donc totalitaire, puisque rien ne peut alors exister sans lui, pas même ce qui préexistait à son apparition.
    Bigre, ce n'est pas rassurant.

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