La perspective de l'iconomie peut éclairer celle de la blockchain elle-même, tout en offrant un point de vue qui permet de faire abstraction des débats techniques actuels (sur la taille optimale des blocs, sur le choix entre « preuve de travail » (prof of work) et « preuve d'enjeu » (proof of stake) pour la rémunération des « mineurs » (miners) ou des « forgeurs » (minters), sur le contenu et le fonctionnement des « contrats intelligents » (smart contracts), etc.).
Les traits essentiels de l'iconomie sont les suivants1 :
- les tâches répétitives physiques et mentales sont automatisées ;
- chaque produit est diversifié en variétés destinées à un segment des besoins ;
- chaque variété d'un produit est un assemblage (package) de biens et de services élaboré par un réseau de partenaires ;
- chaque entreprise vise à conquérir un monopole temporaire.
Cette courte description fait immédiatement apparaître des domaines d'application de la blockchain : coopération au sein d'un réseau de compétences, ingénierie d'affaire autour des partenariats, cohésion de l'assemblage de biens et de services.
S'agissant de prospective il faut considérer ici la génération de blockchain aujourd'hui la plus avancée, dite 3.0, qui est celle des « contrats intelligents » (smart contracts) et englobe les fonctionnalités des générations 1.0 (réalisation et conservation de paiements en devise numérique) et 2.0 (stockage des traces de transactions portant sur des actifs)2. Nous n'imaginons pas ici par anticipation une future génération 4.0.
Réseau de compétences
L'automatisation des tâches répétitives physiques et mentales entraîne une transformation de la force de travail, qui doit dans l'iconomie faire preuve de discernement et d'initiative : le cerveau d'oeuvre supplantant dans l'emploi la main d'oeuvre, l'iconomie est l'économie de la compétence.
L'organisation de la fonction de commandement passe dès lors par une animation et non plus par la relation hiérarchique, car la légitimité (droit à l'écoute, droit à l'erreur) n'est plus le monopole des dirigeants et doit être accordée aux agents à proportion de la responsabilité que l'entreprise leur confie. Les compétences coopèrent selon des réseaux associant des cerveaux d'oeuvre externes et internes à l'entreprise.
Les structures que l'on rencontre aujourd'hui dans le code source ouvert (open source)3 et, de façon plus générale, les structures de production participative (crowdsourcing), sont l'amorce d'une forme d'organisation qui sera fréquente dans l'iconomie : l'« Organisation autonome décentralisée » (Decentralized Autonomous Organization, DAO). La blockchain permettra de lui apporter une équité qui faisait auparavant défaut et supprimera ainsi un obstacle à la coopération.
Illustrons cela par un exemple. Lorsque AOL a acheté le Huffington Post pour 315 millions de dollars en février 2011, les personnes qui avaient contribué à ce journal de crowdsourcing ont protesté car elles estimaient qu'une partie de la plus-value ainsi réalisée aurait dû leur revenir.
Le projet FairlyShare4 met en place une relation contractuelle tirant parti du Blockchain sous la forme d'un contrat intelligent qui sécuriserait les engagements de l'entreprise envers les contributeurs dont les droits seraient enregistrés progressivement, et rémunérés automatiquement lorsque l'entreprise se vendrait sur le marché5.
Pour pouvoir fonctionner, une DAO doit cependant ne pas présenter des coûts prohibitifs de conception et de fonctionnement, et les contrats intelligents doivent être conçus de façon à inclure de « bonnes incitations » (voir ci-dessous l'ingénierie d'affaire).
Ingénierie d'affaire
Les tâches répétitives étant automatisées, l'essentiel du coût de production réside dans le coût fixe de l'investissement initial (sunk cost) : conception du produit, conception et programmation des automates, dimensionnement du réseau de distribution. La quasi-totalité du coût de production est donc dépensée avant que l'entreprise n'ait reçu la première réponse du marché et de la concurrence : l'iconomie est l'économie du risque maximum.
L'élaboration du produit par un réseau de partenaires permet de partager les risques et de limiter celui que supporte une seule entreprise. Elle est déjà fréquente dans l'industrie : c'est ainsi que sont produits les automobiles, avions militaires, avions de ligne, navires, etc. Elle existe aussi dans les services (code sharing dans le transport aérien, « dégroupage » dans les télécoms, enchaînement des opérations de logistique dans la distribution). Cette forme d'organisation tend à se substituer à la relation « donneur d'ordre / sous-traitant », trop souvent inéquitable.
Le montage d'un réseau de partenaires suppose une ingénierie d'affaire (business engineering) pour définir les engagements mutuels des partenaires ainsi que le partage des tâches, responsabilités, dépenses et recettes. Elle doit aussi assurer l'interopérabilité de leurs systèmes d'information, qui conditionne l'efficacité du processus de production. Le coût de l'ingénierie d'affaire fait partie du coût fixe de l'investissement initial ; le suivi de la réalisation du contrat est également un coût fixe (il ne dépend pratiquement pas du volume produit), mais réparti dans le temps6.
L'expérience montre que les partenariats sont fragiles : si les conditions de l'équité dans le partage des dépenses et recettes ne sont pas réunies, si l'un des partenaires abuse de sa position de force pour fausser ce partage, ou encore si l'un des partenaires ne respecte pas les engagements concernant la qualité de son produit et le délai de production, le partenariat peut se terminer par un divorce.
Un contrat intelligent s'appuyant sur la blockchain peut répondre à ces exigences7 : il déclenche les transactions qui répartissent les dépenses et les recettes de façon automatique et contrôlable. La sécurité et la transparence qu'il procure, ainsi que la réduction du coût de transaction et de contrôle, contribuent de façon décisive à la solidité et l'efficacité du partenariat.
Notons que si le contrat intelligent facilite le fonctionnement du partenariat, et automatise un travail qui sans lui serait fait par des êtres humains, « l'intelligence » qu'il comporte ne se substitue pas à celle, essentiellement humaine, qu'exige l'ingénierie d'affaire et qui demande l'expertise des organisateurs et négociateurs : les notaires, par exemple, perdront sans doute leur mission d'archivage mais ils conserveront leur mission de conseil.
Cohésion des biens et services
Dans l'iconomie l'entreprise cherche à conquérir un monopole temporaire sur un segment des besoins. Elle doit à cette fin différencier son offre de celle de ses concurrents en dotant son produit des attributs qualitatifs qui répondent à ce segment : l'iconomie est l'économie de la qualité.
L'offre de biens, produits ayant ayant une masse et un volume (automobiles, équipements ménagers, vêtements, etc.), est associée à des services8 qui, contribuant à la satisfaction du consommateur / utilisateur, confortent sa qualité : conseil et information, financement d'un prêt, aide à l'utilisation, maintenance, remplacement et recyclage en fin de durée de vie, fidélisation, etc. L'offre de services purs (transport aérien, télécoms, etc.) s'enrichit elle aussi de services annexes (information, etc.) qui les accompagnent.
La cohésion de l'assemblage de biens et de services ainsi formé, ou de l'assemblage de purs services, impose une architecture d'échanges d'information, une traçabilité, une sécurité pour lesquelles la blockchain sera un élément essentiel de la solution. L'internet des objets (Internet of Things, IoT) apporte la solution pour la gestion de stocks, la logistique des approvisionnements et la télé-maintenance, mais seule la blockchain, associée à une architecture de traitement répartie (Edge computing), semble pouvoir permettre de maîtriser le volume des échanges de données et des traitements que cela implique9.
La réduction des coûts de transaction que cela procure est de nature à faire naître dès aujourd'hui de nouveaux marchés et de nouveaux modèles d'affaire (Business models)10 selon deux couches qui impliquent des entreprises différentes : des offres d'infrastructures de blockchain (aujourd'hui Ethereum, Tezos, etc.) qui se distinguent par leurs caractéristiques techniques, des offres de services-outils (middleware) (gestion de documents avec Keeex, de bons d'achat avec MoneyTrack, etc.), des offres de services-solutions destinés aux utilisateurs finals enfin.
Taxonomie
Les offres d'intrastructure seront diversifiées mais relativement peu nombreuses, leur diversification étant semblable à celle que l'on observe aujourd'hui dans les systèmes d'exploitation effectivement utilisés, dont le nombre est de l'ordre de la dizaine. Les offres de services, par contre, se diversifieront pratiquement sans limite pour répondre à la diversité des besoins, comme le font aujourd'hui les services offerts sur le Web, et selon une arborescence qui va du service-outil11 à la solution.
Couches de la blockchain
Les modèles d'affaire préciseront chacun la forme de la gouvernance et comporteront une rémunération en cascade, les utilisateurs payant et le service, le service payant lui-même les services-outils, l'infrastructure et les « mineurs » ou « fondeurs » qui fournissent le travail nécessaire à la formation des blocs. L'intervention des « mineurs » ou « fondeurs » fera l'objet d'un partenariat dont la construction nécessitera une ingénierie d'affaire selon la logique évoquée ci-dessus.
Le flux des rémunérations peut comporter des affluents (recettes publicitaires etc.), la structure tarifaire peut se diversifier en formules allant de la gratuité éventuelle sur un marché biface à la segmentation tarifaire (yield management), à l'offre groupée (bundle), etc.
Le nombre des applications possibles est illustré dès aujourd'hui par la diversité des services-outils et de services-solutions déjà offerts ou en projet : transfert d'argent, covoiturage, certification de documents, travail collaboratif, assurance, vote lors des élections, etc. La taxonomie d'ensemble distingue selon William Mougayar12 et comme nous l'avons fait l'infrastructure et les plates-formes, les services-outils, les applications et les prestations annexes.
La taxonomie des applications13 identifie trois concepts structurants : monnaies cryptées, contrats intelligents et DAO, puis quatre domaines d'application : la finance (traitement des flux de transactions, gestion d'actifs, « compliance », etc.) ; le secteur public, avec une amélioration de la transparence (impôts, aides sociales, lutte contre la corruption) et une réduction des coûts ; le secteur juridique (sécurisation des contrats et droits de propriété, exécution automatique des contrats, etc.) et l'Internet des objets (interopérabilité des équipements, etc.).
Le diable réside cependant dans le détail des contrats intelligents. Lorsqu'un contrat déclenche l'exécution d'un programme informatique, le service sort en effet du monde sécurisé et chiffré de la blockchain pour entrer dans le monde plus ouvert des programmes informatiques, sujets à toutes sortes d'attaques. Le risque peut rester limité si le contrat ne concerne qu'un petit nombre de partenaires qui se connaissent. Par contre si le service est ouvert au vaste monde du grand public il sera soumis aux mêmes tentations et aux mêmes risques que n'importe quelle utilisation d'un programme exécutable.
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1 Claude Rochet et Michel Volle, L'intelligence iconomique, De Boeck, 2015.
2 Anuchika Stanislaus, « Les enjeux et défis des infrastructures de données utilisant la blockchain selon l'Open data institute », LINC, 2 août 2016.
3 Jean Tirole et Josh Lerner « The simple economics of Open Source », Journal of Industrial Economics, 24 juillet 2001.
4 Vincent Lorphelin, « #FairlyShare contre le péché originel d'Internet », Journal du Net, 2 septembre 1914.
5 « In most cases, the value produced by the crowd is not equally redistributed among all those who have contributed to the value production; all of the profits are captured by the large intermediaries who operate the platforms. Blockchain facilitates the exchange of value in a secure and decentralized manner, without the need for an intermediary » (Primavera de Filippi, « What Blockchain means for the Sharing Economy », Harvard Business Review, 15 mars 2017).
6 « Ethereum, widely seen as the most ambitious crypto-ledger project, wants its blockchain to go beyond transferring value: it should also be able to execute simple tasks such as verifying if a party to a contract has fulfilled its side of the bargain. Its boosters think such a machine could support “smart contracts”, where a computer can verify or enforce an agreement » (« The next big thing », Special report, The Economist, 9 mai 2015).
7 « Un "smart contract" est un logiciel, une application de la blockchain. On a tendance à assimiler les smart contracts à des contrats, mais ils n’ont pas en eux-mêmes d’autorité juridique : lorsqu’un contrat juridique existe, le smart contract n’est qu’une application technique de ce contrat » (Blockchain France, « Qu'est-ce qu'Ethereum ? », 4 mars 2016).
8 Un service est « la mise à disposition temporaire d'un bien ou d'une compétence » (Magali Demotes-Mainard, « La connaissance statistique de l’immatériel », INSEE, 2003).
9 « In the case of the Internet of Things, we’re going to need a blockchain-settlement system underneath. Banks won’t be able to settle trillions of real-time transactions between things » (Don Tapscott, « How Blockchains could change the world », McKinsey Company, mai 2016).
10 « We identify two key costs that are affected by distributed ledger technology: 1) the cost of verification; and 2) the cost of networking. Blockchain technology, by allowing market participants to perform costless verification, lowers the costs of auditing transaction information, and allows new marketplaces to emerge. Furthermore, when a distributed ledger is combined with a native cryptographic token (as in Bitcoin), marketplaces can be bootstrapped without the need of traditional trusted intermediaries, lowering the cost of networking » (Christian Catalini et Joshua S. Gans, « Some Simple Economics of the Blockchain », National Bureau of Economic Research, 13 avril 2017).
11 « Vérification de document ou de propriété intellectuelle (sealX and geniusX, blocksign, Factom) ; contrôle des chaines d’approvisionnement (EverLedger, Provenance, Skuchain) ; initiatives d’économie pair à pair (Slock.it, Airlock.me, Lazooz, WeiFund) ; système de gouvernance (Colony, Freecoin, Boardroom, BitNation); distribution de contenus dématérialisés (Alexandria, UjoMusic, Blockai) » (Anuchika Stanislaus, op. cit).
12 William Mougayar, The Business Blockchain, Wiley, 2016.
13 Vincent Schlatt, André Schweizer, Nils Urbach et Gilbert Fridgen, Blockchain: Grundlagen, Anwendungen und Potenziale, Fraunhofer FIT, décembre 2016.
Salut Michel.
RépondreSupprimerToujours aussi pertinent.
Est ce que cette technologie DLT et smart contrat pourrait ameliorer notre bien être, son impact environnementale est til raisonnable ?
Bonne continuation.
Une technique ne décide pas de sa propre utilité. Dans le cas de celle-ci, comme dans celui des autres, l'informatique peut servir l'environnement et notre bien-être ou, au contraire, leur nuire : cela dépend de la volonté de ceux qui la mettent en oeuvre.
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