samedi 9 décembre 2017

Le rapport entre la pensée et ses objets

Un colonel de mes amis travaillait à l’état-major des armées dans l’équipe chargée de concevoir le référentiel du « système d’information du champ de bataille ». Elle se noyait dans le détail car aucun critère logique ne lui permettait de savoir où s’arrêter : il suffisait de considérer une des armes qui agissent sur un champ de bataille (l’artillerie, par exemple) pour que se révèle une complexité capable d’absorber toute l’attention, tout le travail.

Un nouvel arrivé a posé une question cruciale : « que veut-on donc faire sur le champ de bataille ? ». Cette question a permis de sélectionner, parmi les faits innombrables, ceux sur lesquels un stratège doit focaliser son attention.

Lorsque j’étais à l’INSEE je me suis intéressé à la nomenclature des activités économiques. L’histoire montre que le critère selon lequel ces activités sont classées a évolué : selon la matière première au XVIIIe siècle, la ressemblance des produits au milieu du XIXe siècle, les équipements utilisés au début du XXe siècle, leur occurrence dans les entreprises après 1945. Chacun de ces critères a été jugé à son époque « naturel » par les statisticiens mais il répondait en fait aux exigences d’une situation économique.

Dernier exemple : le système d’information d’une entreprise contient une représentation (malencontreusement nommée « objet ») de ses clients, de ses produits, etc. À chaque client sont associés un identifiant et, en outre, des données fournies par l’observation de certains de ses attributs (nom, adresse, numéro de téléphone et, peut-être, cumul du chiffre d’affaires réalisé avec lui, indicateur de satisfaction, alerte éventuelle sur l’état des livraisons, etc.).

La couleur des yeux du client ne se trouve pas parmi ces attributs, sauf si notre « entreprise » est la gendarmerie et l’« objet » une fiche signalétique. On l’a compris : les attributs notés dans le système d’information se limitent à ce que l’entreprise entend faire dans sa relation avec ce client.

Il faut savoir ce que l’on veut faire pour choisir ce qu’il convient de voir dans la complexité des faits.

*     *

Georg Cantor a démontré qu’il existe autant de points dans le segment [0, 1] d’une droite que dans l’espace entier. De même, le plus modeste des objets de notre vie quotidienne (une brosse à dents, un verre, un stylo) est aussi complexe que l’univers entier.

Dans le moindre détail se rencontrent en effet, comme dans une fractale, d’autres niveaux de détail d’une complexité égale à celle de l'ensemble. Cependant chacun de ces niveaux obéit à une logique qui lui est particulière. À la complexité de la fractale s'ajoute ainsi un autre type de complexité : la nature, essentiellement complexe, est « ultra-fractale ».

Considérons votre brosse à dents. Un examen au microscope révélerait les détails de sa structure physique puis, en augmentant la définition, des molécules, des atomes, etc. : l’examen de chaque détail révèle ainsi d’autres détails ad infinitum.

Les faits relatifs à cette brosse à dents ne se limitent d’ailleurs pas à sa composition chimique. Elle a été achetée à une certaine date, dans un certain magasin. S’ouvre alors un nouveau champ de détails relatifs à ce magasin, sa décoration, l’identité de son propriétaire, ses attributs, etc. On peut aussi considérer l’entreprise qui l’a produite, le circuit commercial qu’elle a parcouru et enfin son futur car un jour elle sera usée, jetée, etc.

Beaucoup de ces détails n’ont aucun intérêt pour vous : il vous suffit de savoir utiliser cette brosse pour vous laver les dents. Ce sont tous des faits aussi réels les uns que les autres. La connaissance exhaustive de tous les faits relatifs à un objet est cependant à la fois impossible et inutile.

Notre pensée ne nous donne donc pas accès à la connaissance « parfaite », complète, des objets et des êtres auxquels nous sommes confrontés : une telle connaissance est hors de portée car chaque objet est d’une complexité illimitée. Nous pouvons, par contre, en avoir une connaissance suffisante pour pouvoir agir sur ou avec cet objet lorsque nous le rencontrons.

Chacune de ces rencontres est une situation : la situation du conducteur d’une voiture n’est pas la même que celle de son passager, alors qu’il s’agit de la même voiture. Lorsque vous conduisez votre voiture, pour en rester à cet exemple, votre action est orientée par une intention, aller de tel endroit à tel autre. Pendant que vous conduisez, votre attention se focalise sur la route, les autres véhicules, les obstacles éventuels, les signaux et indications, et vous ne voyez pas les détails de l’architecture, du paysage, de la physionomie des personnes : une « grille conceptuelle » filtre ce qui s’affiche sur votre rétine pour n’en retenir que ce qui est utile à la conduite, sinon vous seriez un danger public.

Aucun critère formel, purement logique, ne permet de distinguer parmi les faits relatifs à un objet ceux qu’il convient de retenir : cela dépend de notre situation et aussi de ce que nous voulons faire, c’est-à-dire de notre intention.

Notre pensée est donc essentiellement pratique, orientée vers l’action : la grille conceptuelle à travers laquelle elle perçoit un objet est déterminée par la situation qui nous met en relation avec lui et par notre intention envers lui. En regard de la complexité illimitée de l’objet, cette pensée est simple.

Récapitulons 
  • chaque objet concret est d’une complexité illimitée ;
  • une situation nous met en relation avec cet objet, une intention détermine l’action que nous voulons avoir sur lui ;
  • pour pouvoir agir de façon judicieuse il faut que la grille conceptuelle à travers laquelle nous percevons l’objet soit pertinente en regard de cette situation et de cette intention ;
  • la simplicité de cette grille conceptuelle et des raisonnements qui lui sont associés contraste avec la complexité de l’objet.
On ne peut véritablement comprendre une construction théorique (un modèle économique, une théorie physique) que si l’on sait dépasser son formalisme pour partager la démarche du théoricien : cela suppose de connaître la situation dans laquelle il s’est trouvé et l’intention qui l’a orienté.

Les textes théoriques et les cours que dispensent les pédagogues sont cependant souvent muets sur cette situation et cette intention : il faut donc une enquête... Nous y reviendrons.

(Voir « L'utilité des modèles irréalistes » et « Valeurs, métaphysique et mythes »).

7 commentaires:

  1. Si bien résumé par Paul Valéry : « Le simple est toujours faux. Ce qui ne l'est pas est inutilisable. »

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  2. Merci pour ces trois billets.

    Savez-vous comment télécharger le document PDF intitulé "Essai sur les nomenclatures industrielles" disponible à cette adresse :
    http://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1971_num_20_1_6122

    Il y a visiblement un captcha à renseigner mais je n'ai pas le temps de le faire et le document téléchargé est incomplet (seules les 5 premières pages sont lisibles).

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  3. Ce lien-là marche mieux :

    https://www.epsilon.insee.fr/jspui/bitstream/1/17169/1/estat_1971_20_3.pdf

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    1. Document très instructif (et confirmatif), merci beaucoup.

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  4. je te rejoins michel sur l'aspect méthodologie intentionnelle que Colette Rolland avait proposé dès 2005. Isabelle Contini

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  5. Voilà un billet d'une très grande clarté qui complète à merveille la méthode des six chapeaux d'Edward de Bono.

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