Dans toute entreprise, dans toute institution, les forces conservatrices luttent pour assurer la pérennité de l’organisation et la plupart des dirigeants ne comprennent rien aux nouveautés. Le raisonnement économique ne suffit pas à expliquer qu’il se produise des innovations : pour que l’entreprise se lance dans un projet nouveau il ne suffit pas que l’innovation lui semble rentable, il faut aussi que cette rentabilité potentielle ait été comprise ou du moins entrevue. Comment des dirigeants « qui ne comprennent rien aux nouveautés » peuvent-ils pourtant, finalement, comprendre l'intérêt d'une invention ?
Ces deux mystères sont analogues à celui auquel nous confronte l’évolution des espèces. Si les parents transmettent leurs gènes à leurs enfants, comment se fait-il qu’une espèce puisse évoluer, que les formes que prend la vie puissent se diversifier ? La réponse, on le sait, réside dans les mutations aléatoires : les gènes ne sont pas toujours transmis à l’identique.
La plupart des mutations sont nocives et leurs porteurs disparaissent. Quelques-unes cependant sont tellement positives que leurs porteurs seront avantagés dans la concurrence pour la reproduction : d’où l’évolution.
Ne se produit-il pas dans notre esprit, dans nos institutions, un phénomène analogue à celui-ci, et qui expliquerait à la fois la créativité de la pensée chez l'individu, et l'innovation dans l'entreprise ?
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Nous croyons que la pensée réside tout entière dans les concepts et relations logiques entre concepts, et qu’elle est donc tout entière explicite. Le fait est que l’éducation, l’expérience, l’habitude, nous dont dotés de la grille conceptuelle à travers laquelle nous voyons le monde. Cette grille est nécessaire à l’action mais le « petit monde » qu’elle permet de voir est étroit en regard de la complexité sans limite du monde réel : nos connaissances sont comme un cercle lumineux, entouré par un plan infini et obscur.
« Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement », disait Boileau. C’est faux ou plutôt incomplet : nous concevons bien le visage de l’être aimé mais il n’est pas possible d’« énoncer » un visage. Avant que la pensée ne s’explicite en concepts, qu’elle ne se mette en forme, elle tâtonne dans l’obscurité pour prendre un contact intuitif avec le monde réel et tenter de sortir des limites du « petit monde ».
L’association d’idées, qu’il convient certes de bannir de la pensée explicite et rationnelle, est le moteur de cette phase préconceptuelle de la pensée : elle est comme l’engrais que nous ne mangeons pas mais qui nourrit les plantes qui nous alimentent.
Dans les moments de détente et de rêverie qui précèdent ou suivent le sommeil, lorsque nous nous laissons aller, des idées, images et impulsions se succèdent dans notre esprit : la glande cérébrale les produit spontanément tout comme les glandes endocrines sécrètent des hormones. Le cerveau humain est le lieu naturel de naissance des idées nouvelles.
L’association d’idées n’obéit pas à un ordre logique. Suscitée par l’assonance des mots, par la ressemblance des images, elle suit des chemins aléatoires en regard de l’ordre des choses : elle est comme la main qui bat un jeu de cartes.
Parmi les idées, les images qui défilent ainsi dans notre esprit, la plupart n’ont aucun intérêt : elles seraient aussi nocives que ne le sont la plupart des mutations génétiques. Quelques-unes, rares, sont potentiellement fécondes : elles ont mis en rapport des choses qu’il serait utile de rapprocher, suggéré la démarche ingénieuse à laquelle on n’aurait jamais pensé si l’on était resté enfermé dans la rationalité de la grille conceptuelle, proposé des principes dont il sera possible de tirer une moisson de conséquences.
Pour repérer, dans le flot d'idées que produit spontanément la glande cérébrale, celles qui sont potentiellement fécondes, il faut faire un tri : c'est le rôle de l’intelligence créative, qui suppose de la méthode, une sensibilité d’un type particulier et l'intervention de la mémoire.
La méthode consiste à distinguer, parmi ces idées, ce qui est réel de ce qui est possible et de ce qui est purement imaginaire. Le réel, ce qui existe réellement et de fait, fournit son levier et son point d’appui à l’action. Le possible délimite l’espace ouvert à la création.
L’imaginaire pur est ce qui, étant physiquement et logiquement impossible, ne peut exister que sous forme d’image et dans la seule imagination : les chimères que l’esprit se plaît à créer (le griffon, la licorne, Pégase, les centaures), les oxymores dont l’« existence » est purement mentale et qui s’évanouissent dès qu’on tente de les réaliser (c’est le cas de certaines des conceptions de l’« intelligence artificielle »). Une pensée qui se complaît dans l’imaginaire pur tourne à vide car elle n’a aucune prise sur le monde réel.
Cette méthode consiste à trier les idées en les faisant passer sous le joug du constat des faits ; c’est le principe même de la démarche expérimentale, mais appliqué dans une étape de la pensée antérieure à l’expérimentation telle qu’elle se pratique dans un laboratoire.
Le terrain propre de l’action créative est le possible, mais il faudra que l’inventeur y fasse encore un tri, selon les valeurs qu’il porte, afin de distinguer l’utile de l’inutile, du nuisible et du dangereux.
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Certaines personnes perçoivent un relief parmi les idées : elles verront émerger l’association d’idée ingénieuse comme un sommet dont l'apparition suscite une forte émotion : l’émergence d’une idée dont l’intuition anticipe la fécondité provoque un éblouissement, une sensation de vertige que certains inventeurs ont décrite. Cette émotion grave l’idée dans la mémoire : on ne la lâchera plus, elle orientera l’effort et l’action.
Tout le monde n'est pas sensible au relief des idées : certaines personnes, mettant sur le même plan toutes les suggestions que leur cerveau sécrète dans les moments de détente, leur seront également indifférentes. Dans leur esprit, l’Everest lui-même ne semble pas émerger du niveau de la mer et leurs associations d’idées restent sans conséquence.
D’autres perçoivent un relief mal placé, comme sur une carte établie par un géographe mal informé. Elles vont s’enticher d’idées stériles, sélectionnées au hasard et auxquelles elles s’attachent par caprice : elles auront beau s’efforcer, il n’en sortira rien qui vaille.
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L’émotion devant l’idée féconde est semblable à l’émotion esthétique : la personne sensible à la beauté, à l’harmonie d’une œuvre d’art ou d’un objet bien conçu, voit cette œuvre, cet objet, se détacher et briller sur le fond indifférencié de la perception. Ceux qui sont privés de cette sensibilité ne peuvent pas même entrevoir de quoi il s'agit.
On pourrait simuler l’association d’idées sur un ordinateur : il peut sauter au hasard d’un document, d’une image à l’autre, brasser des fichiers, etc. Il ne pourra pas y percevoir du relief, anticiper les conséquences d’un rapprochement, sélectionner enfin les idées potentiellement les plus fécondes. Il y faut, semble-t-il, la sensibilité et la capacité anticipatrice dont seuls nous autres êtres humains sommes dotés - ou du moins certains d'entre nous.
Chacun peut développer une sensibilité esthétique, il en est de même de l’intelligence créative. Un créateur exercé est attentif aux suggestions qu’émet son cerveau : il affine le sens du relief qui permet de sélectionner les plus fécondes, il fait un effort pour les garder en mémoire : comme beaucoup d’autres aptitudes, la créativité se développe par l’entraînement.
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Ce qui se passe dans l’individu, en particulier sa créativité, ne peut pas se comprendre si on l’isole du milieu dans lequel il vit – en fait l’individu n’est pas la personne isolée, mais comme le dit Gilbert Simondon le couple que cette personne forme avec un milieu.
Nous n’avons jusqu’ici considéré que la créativité individuelle mais l’histoire montre qu’il existe une créativité collective : certaines époques, certaines nations ont été des moments et des lieux de créativité intense, la Grèce classique, l’Italie de la Renaissance, la Silicon Valley à notre époque… Qu’est-ce qui les distingue, et qu’est-ce qui distingue, symétriquement, les époques et les nations qui ne sont pas créatives ?
Certains milieux, certaines situations historiques, vont être favorables ou non à la créativité, l’encourager ou l’inhiber. Les périodes de forte croissance économique sont celles où le système productif met en exploitation le potentiel d’un système technique : l’innovation est éventuellement forte mais les inventions ne sortent pas du « petit monde » que ce système définit, elle n’ont pas le caractère radical, fondamental, qui permettrait de concevoir un autre système technique, elles peuvent aboutir à un blocage une fois le potentiel de ce système épuisé : c’est ce qui est arrivé aux empires égyptien, grec, romain, ainsi qu’à l’empire chinois au XIXe siècle.
Un conformisme s’installe d’autant plus facilement que l’économie est plus prospère, les organisations plus efficaces, plus perfectionnées. L’effort créatif qu’il a fallu faire pour concevoir le système technique, pour définir et organiser les institutions, est oublié : les attentions sont focalisées sur le fonctionnement quotidien dont la routine devient bureaucratique.
La créativité sera par contre favorisée si la société est consciente des limites du « petit monde », si elle est capable d’écouter les explorateurs dont le témoignage contredit les habitudes et les évidences partagées et les expérimentateurs qui questionnent le monde réel et le forcent à répondre.
Les époques de créativité ne sont pas des époques tranquilles mais elles laissent dans l’histoire une trace de leur rayonnement et un exemple d’énergie qui invite à soulever la chape du conformisme, d’autant plus pesante qu’elle est moins perçue car elle a la forme de l’évidence.
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