dimanche 24 octobre 2021

Voyage dans le monde de la pensée

La raison rationnelle procure à l’intellect et à l’action le schéma conceptuel et hypothétique, ou « modèle », d’un existant qu’elle perçoit hic et nunc.

Le « modèle en couches » de la communication étend la portée de la raison rationnelle en modélisant une suite de conditions nécessaires.

La « raison systémique » apporte une deuxième extension, les éléments d’un système étant reliés non par une suite séquentielle mais par un réseau de communications.

Le système qu’est un organisme vivant – être humain, institution, entreprise – dépend d’un réseau d’organes. Il comporte trop d’imprévisibles pour que la raison systémique puisse le penser.

La « raison raisonnable » embrasse la consistance physique de l’organisme et comble, fût-ce de façon imprécise, l’écart entre le schéma rationnel et la complexité du vivant. Elle lève les énigmes que présentent à la raison systémique le personnage de l’entrepreneur comme la personne de l’entreprise.

*     *

La raison rationnelle

La nature, monde de ce qui « existe réellement et de fait », présente à la pensée et à l’action des êtres dont l’existence, perçue dans l’instant, n’a pas d’autre condition qu’elle-même. La logique développe un attribut essentiel de la nature : aucun être réel ne peut être autre que ce qu’il est. Poser simultanément deux affirmations dont l’une est le contraire de l’autre, c’est violer la nature car aucun être réel ou possible ne peut se contredire lui-même.

La logique est donc l’instrument qui permet de trier parmi les idées, pensées, images et phrases, celles qui peuvent correspondre à un être réel ou possible, et d’éliminer celles qui ne sont qu’un assemblage d’images ou de mots sans contenu.

Le langage abonde en ambiguïtés qui peuvent faire croire à la réalité d’une contradiction (on rencontre le mot « contradiction » chez Hegel mais il n’est pas aisé de dégager le sens qu’il lui attribue1). On peut dire ainsi qu’une route pentue « monte et descend à la fois », mais cela dépend du sens dans lequel on la parcourt ; un même être peut être ceci à un moment et cela à un autre moment, mais cela dépend du moment que l’on considère ; chacun est libre de vouloir à la fois une chose et son contraire, mais ces deux désirs ne pourront pas être satisfaits simultanément, etc.

La complexité de la nature est sans limite car il est impossible de décrire entièrement l’objet le plus banal et a fortiori la nature. Tout ce qui est logique est donc réel, car si ce n’était pas le cas la complexité de la nature aurait une limite.

Une pensée construite sur des postulats contradictoires s’annule car elle ne représente rien de réel ni de possible ; une pensée construite sur des postulats exempts de contradiction rencontrera par contre, fût-ce après un délai, un phénomène réel dont elle est l’image. La géométrie non euclidienne, conçue comme un pur exercice, s’est révélée adéquate pour rendre compte de phénomènes réels. Les mathématiques sont essentiellement réalistes car fondées sur le principe de non-contradiction.

Pour rendre compte d’un phénomène réel la raison rationnelle qu’ont inventée les Grecs édifie une architecture logique, faite de définitions (« concepts ») et d’hypothèses, qui permettra d’anticiper par le raisonnement les effets d’une action et donc d’agir. Le phénomène est alors représenté dans la pensée par une « théorie ». Ni les concepts, ni les hypothèses ne sont choisis de façon arbitraire : il faut qu’ils soient pertinents en regard du phénomène considéré et de la relation que l’on entend avoir avec lui.

Une pensée qui ne s’appuie pas sur la raison rationnelle trouvera des ressources dans l’instinct ou dans une tradition, éventuellement riche en enseignements mais impuissante devant la nouveauté : dans l’Anabase Xénophon explique les victoires que son armée remportait sur diverses peuplades par le fait que seuls les Grecs savaient penser.

La conduite d’une automobile met ainsi en œuvre des concepts (route, signalisation, obstacles divers, instruments de la conduite, etc.) qui donnent du monde un schéma pertinent. Elle postule des causalités (freiner ralentira la voiture, tourner le volant modifiera son orientation, etc.) et fait l’hypothèse que le réservoir contient du carburant, que le moteur n’est pas en panne, etc. Une évaluation implicite des probabilités permet d’utiliser une automobile tout en sachant que des incidents peuvent se produire.

La raison rationnelle est essentiellement pratique. Le chirurgien qui opère, le professionnel qui utilise une machine, agissent sauf incident dans un monde aux contours clairs : à chaque outil sont associés un concept et les hypothèses qui permettent d’anticiper les conséquences de chaque geste.

Si tout ce qui est rationnel est réel, aucune théorie ne peut rendre entièrement compte de la nature dont la complexité dépasse ce qu’il est possible de penser par concepts et hypothèses : des surprises, des incidents sont toujours possibles, il peut arriver qu’une panne dépasse les compétences du dépanneur. La raison rationnelle ne rend donc pas entièrement compte du phénomène réel mais seulement de sa représentation pragmatique2 : pour rendre compte des pannes il faut ouvrir le capot et posséder une rationalité systémique qui n’est pas exactement celle de l’utilisateur.

Prendre conscience de ce fait, c’est s’ouvrir à une conception plus large de la raison. Il arrive en effet qu’un phénomène fasse jouer simultanément plusieurs logiques possédant chacune sa propre rationalité. Comment en rendre compte ?

Modèle de la communication

La communication est un être éphémère qui permet à des personnes, systèmes et ordinateurs d’échanger des informations (« forme intérieure »). Son existence est soumise à une suite de conditions nécessaires.

Considérons en effet ce qui se passe lors d’une conversation, forme courante et quotidienne de la communication. Le locuteur veut transmettre une information à un interlocuteur (idée, image, jugement, raisonnement, donnée, etc.). La communication passe nécessairement par des étapes qui forment une suite séquentielle. Il faut :

1) que le locuteur formule son idée dans un langage
2) qu’il transforme les mots de ce langage en phonèmes
3) qu’il prononce ces phonèmes afin d’émettre des sons
4) que les sons soient transportés par des ondes de pression de l’air
5) que ces ondes soient reçues par le tympan de l’interlocuteur
6) que l’oreille les transforme en signaux électriques perçus par le cerveau
7) que le cerveau interprète ces signaux et reconstitue les sons, puis les mots
8) qu’une autre partie du cerveau interprète les mots et accède aux idées qu’ils transportent.

Plusieurs phénomènes sont à l’œuvre lors de la conversation, comportant chacune un couple des étapes ci-dessus : logique et sémantique (1 et 8), phonétique (2 et 7), physiologie (3 et 6), physique (4 et 5). Cette représentation doit être modifiée si l’on suppose que les deux personnes se parlent par téléphone, échangent des écrits, etc.

Pour décrire une communication les ingénieurs ont inventé le « modèle en couches » : chacun des couples d’étapes forme une « couche », chaque couche obéit à un « protocole » qui lui est propre, deux couches successives communiquent par une « interface » à travers laquelle passent des « messages ».

Les conditions nécessaires s’ajoutent les unes aux autres, et il suffit que l’une d’elles soit violée pour que la communication soit coupée. Ce sera le cas si un protocole n’est pas respecté : si les deux interlocuteurs ne parlent pas la même langue (1 et 8) ; si un obstacle s’oppose à la transmission des ondes sonores (4 et 5), etc.

Elle peut être coupée aussi si une interface ne fonctionne pas : si le locuteur ne peut pas parler (2 et 3), si la cochlée ne transmet pas les sons au cerveau (6 et 7), si l’interlocuteur ne sait pas interpréter les mots (7 et 8), etc.

Le modèle en couches permet de décrire et de comprendre un phénomène où divers êtres communiquent, par exemple deux personnes, un ordinateur avec son utilisateur ou avec d’autres ordinateurs3. Il peut être défini selon une granularité plus ou moins fine selon la nature du phénomène ou de ce que l’on veut faire (on peut découper le fonctionnement de l’oreille en distinguant le tympan, les osselets et la cochlée, découper le fonctionnement d’un neurone en distinguant le signal électrique qui le parcourt et les réactions chimiques de la synapse, etc.).

Le modèle en couches étend donc la portée de la raison rationnelle en lui permettant de penser des situations où plusieurs êtres s’articulent et où les conditions nécessaires se multiplient.

Cette extension est d’une ampleur comparable à celle que le calcul des probabilités a procurée à la raison : il serait regrettable que l’origine technique du modèle en couches le disqualifie aux yeux des philosophes.

Raison systémique

Chaque machine est un système et la raison systémique du dépanneur d’une voiture, tout en étant rationnelle, n’est pas la même que la raison rationnelle du conducteur.

On a pu dire que le système d’information d’une entreprise était « un ensemble de lignes de code source4 ». Il est cependant plus pertinent de le considérer comme un système dont les éléments communiquent pour remplir des fonctions complémentaires, ce que l’expression « système d’information » exprime d’ailleurs exactement.

Comme dans le modèle en couche de la communication la représentation d’un système peut se découper en éléments selon divers niveaux de granularité : la finesse du découpage dépend de ce que l’on veut faire et s’évalue en termes de pertinence.

Chaque élément remplit sa fonction selon un « protocole » qui lui est particulier, communique avec les autres éléments à travers des « interfaces » et échange avec eux des « messages » : on retrouve ici la terminologie du modèle en couches mais tandis que dans la communication les couches s’empilent selon un ordre séquentiel, dans un système les éléments sont reliés par un réseau de communications.

Le modèle systémique est plus complexe que le modèle en couches d’abord parce que le graphe d’un réseau est plus complexe qu’une série séquentielle, ensuite parce que la chronologie des échanges de messages peut différer selon la situation considérée tandis que dans le modèle en couches ils se succèdent selon l’ordre séquentiel.

Raison organique

Le modèle systémique peut-il convenir pour représenter un organisme vivant ? Oui en partie, car les organes de cet organisme sont comme les éléments d’un système, mais leurs relations ne sont pas les mêmes que celles que peuvent avoir les engrenages, chaînes de transmission et automatismes d’une machine.

Contrairement à la machine un être vivant est en effet porteur d’une volonté d’agir, fût-ce seulement la volonté de continuer à vivre. Son action vise à modifier la situation dans laquelle il se trouve, son comportement réagit aux messages qu’il en reçoit.

Alors que l’être humain est une « personne physique » l’entreprise est une « personne morale » dont le fonctionnement suppose un réseau d’organes dont chacun a une mission et obéit à un « protocole ». Ces organes communiquent par des « interfaces » et échangent des « messages ». L’« organigramme » décrit une structure en directions et services qui découpe l’entreprise selon les fonctions de ses organes : production, conception (R&D), production, commercialisation, logistique, système d’information (DSI), formation des compétences (DRH), finance, etc.

Comme tout organisme, l’entreprise est plongée dans un monde qui lui est extérieur, ici le « marché », avec lequel elle communique comme le fait une cellule à travers la « membrane » qui comprend les personnes qui assurent sa relation avec les fournisseurs, partenaires et clients, ainsi que la « veille technologique » qui permet de se maintenir à l’état de l’art et la R&D qui conçoit comment produire efficacement des produits qui satisferont les clients et rencontreront leur demande.

Chacun de ces organes a sa vie propre, ses procédures et son vocabulaire, mais ils doivent agir ensemble pour atteindre une synergie. Leurs échanges sont rythmés par une chorégraphie qui, comme dans un ballet, prescrit qui doit agir, comment et à quel instant.

Chaque produit étant élaboré par un processus qui traverse divers organes (approvisionnement, production, logistique, distribution, facturation, encaissement) il faut pour le concevoir suivre la succession des tâches qui contribuent à son élaboration en partant du produit final et dans l’ordre « upstream » inverse de leur chronologie.

Pour pouvoir « penser » une entreprise, il faut la considérer comme un organisme. Cela permet de percevoir des pathologies, de poser des diagnostics, de formuler des prescriptions : des protocoles, interfaces et messages peuvent être défectueux, la chorégraphie peut ne pas être respectée, les messages que la membrane reçoit de l’extérieur peuvent ne pas être convenablement interprétés, la sociologie des pouvoirs et légitimités peut altérer le fonctionnement des interfaces (l’organisation hiérarchique interdit par exemple certaines communications).

On qualifie l’économie présente d’« économie de marché » : c’est croire que l’entreprise ne fait qu’obéir aux signaux que lui envoie le monde extérieur, ses fournisseurs, clients, concurrents, actionnaires, et ne pas voir que son intérieur est un organisme vivant.

Le modèle organique de l’entreprise invite à se poser diverses questions : l’organisation sait-elle interpréter les messages des personnes qui travaillent sur la « membrane » ? Le langage qui sert à formuler les messages internes peut-il être compris par tous ou est-il cloisonné en dialectes propres à chaque direction, et peu compréhensibles hors de leur mouvance ? Le délai d’émission, transmission et interprétation des messages est-il satisfaisant ? Le flux des processus de production est-il balisé, chaque organe ayant un rôle correctement défini ? Les compétences nécessaires pour traiter les pannes et les incidents, que la raison rationnelle peine à anticiper mais qui se produisent néanmoins, sont-elles disponibles ?

Raison raisonnable

La plupart des agents d’une entreprise agissent dans le petit monde rationnel d’un seul organe et selon le protocole qui lui est propre : la complexité organique de l’entreprise ne leur apparaîtra que lors d’un dysfonctionnement, lorsque « ça coince ». « Penser l’entreprise » est hors de portée d’une démarche purement rationnelle, même étendue par la raison organique.

D’abord parce que le monde extérieur, celui du « marché », de la concurrence et des techniques, est évolutif et pour une part imprévisible. Ensuite parce que l’intérieur de l’entreprise, son organisation, est une construction humaine collective et donc soumise à une sociologie des pouvoirs et légitimités qui a une influence sur le fonctionnement de l’organisme.

Il faudra, pour assurer la synergie des organes ainsi que celle des actions et initiatives individuelles, leur fournir l’orientation que procurent des valeurs partagées, puis les faire rayonner avec persévérance : la tâche de l’entrepreneur est analogue à celle du diplomate, de l’homme d’État, du stratège, et tout aussi aléatoire5.

La pensée des entrepreneurs authentiques6 fait corps avec l’organisme de l’entreprise au point que les opportunités et les risques qui se présentent se signalent, comme ils le disent, « dans les tripes ». Cette sensibilité se rencontre aussi chez certains salariés, les animateurs, dont l’intellect possède mais outrepasse la maîtrise rationnelle d’une spécialité professionnelle.

Il s’agit donc d’un art, et si la maîtrise d’un art passe nécessairement par l’apprentissage de certaines techniques et l’assimilation de certains principes7 cela ne suffit pas car il faut aussi posséder la sensibilité qui, faisant la synthèse intuitive d’une information disséminée et incomplète, permet de « sentir » les risques et les possibilités que la situation comporte et précède la définition rationnelle de l’action. Cet art, nous le nommons « raison raisonnable ».

Le fait est que certains maîtrisent cet art mieux que d’autres : certains stratèges sont plus habiles que les autres dans le métier des armes, etc.

Cette extension de la raison peut contrarier les personnes qui croient seule légitime la raison rationnelle, « claire et distincte », exprimée en concepts et raisonnements, qui s’enseigne dans les écoles et procure leur socle technique aux spécialités professionnelles. Mentionner cette raison raisonnable, ce n’est pas dénigrer la raison rationnelle mais tirer les conséquences d’un fait que l’expérience constate et qui peut sembler énigmatique : il existe des entrepreneurs, des stratèges, des artistes dont la sensibilité, l’intuition et les réflexes outrepassent ce que permet la seule raison rationnelle.

Les mathématiciens eux-mêmes, lorsqu’ils s’engagent dans une recherche, obéissent à une intuition qui, avant toute démonstration, leur permet de choisir les plus féconds des postulats non-contradictoires possibles. La créativité d’un individu s’explique elle aussi par l’émotion qu’il éprouve lorsque l’une des associations d’idées que son cerveau produit offre une perspective féconde à sa réflexion et son action8.

Les mots « sensibilité », « intuition », « émotion » désignent ici des fonctions d’un intellect qui implique non seulement le cerveau mais le corps entier, « les tripes » comme disent les entrepreneurs. Il ne s’agit ni d’une sensiblerie émotive ou sentimentale, ni des imaginations détachées du réel qui parasitent l’intellect, mais d’une faculté qui élargit l’intellect comme la vue périphérique élargit le champ visuel. Elle permet de « sentir » la situation, d’y repérer menaces et opportunités, d’y trouver une orientation, et quand il faut agir la raison raisonnable passe le relai à la raison rationnelle qui, seule, procure à l’action la précision nécessaire.

La raison dans la culture

À la Renaissance l’Europe a redécouvert la raison rationnelle que les Grecs avaient inventée. Cette raison a projeté sa clarté sur le monde et fourni à l’action des instruments intellectuels puissants. Au XVIIe siècle Descartes, en disant « je pense, donc je suis », a condensé l’être dans la pensée « claire et distincte », et Boileau a prétendu que « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement ».

Les conquêtes que la démarche expérimentale a procurées à l’exploration de la nature ont renforcé les prestiges de la raison rationnelle. Cependant le schématisme de cette rationalité ignore ce qu’il néglige : les signaux puissants, mais confus, qu’émet le monde réel et que perçoit la « vision périphérique » ont été niés par une exigence de « rigueur » qui ne peut être satisfaite que lorsque l’intellect s’enferme dans la raison rationnelle.

Si les théories se prêtent à la pédagogie, la démarche qui a guidé leur construction reste alors énigmatique. Le talent des artistes, des stratèges, est une autre énigme car la raison rationnelle ne peut pas rendre compte de la puissance expressive de l’art, de l’émotion que provoque le spectacle de la beauté ni du « coup d’œil » qui permet au stratège d’interpréter une situation complexe9. Le personnage de l’entrepreneur est lui aussi une énigme : comment se représenter « rationnellement » la pensée et l’action d’un André Citroën ou d’un Steve Jobs ? L’entreprise enfin est elle-même énigmatique : on constate certes l’existence des entreprises, mais leur fonctionnement est incompréhensible avec la seule raison rationnelle10.

L’expérience constate donc l’existence de l’entreprise et de l’entrepreneur mais l’intellect, peinant à se les représenter, est tenté de leur substituer une mécanique comme celle des incitations11. La raison rationnelle procure une efficacité, mais le sens et le pourquoi de l’action sont inaccessibles à une pensée qui se veut « claire et distincte ». Pour s’expliquer des phénomènes comme la créativité des entrepreneurs, l’ingéniosité des ingénieurs, la passion des chercheurs, les intellectuels – et, avec eux, l’opinion – se sont contentés d’évoquer la recherche du profit, explication bien superficielle.

Mécanisation et informatisation de la raison

La raison rationnelle présente un caractère mécanique : les concepts sont comme les pièces d’une machine, les raisonnements sont comme des engrenages. Le fonctionnement d’une machine, fût-elle compliquée, satisfait ses exigences. L’intellect rationnel était donc prêt à concevoir des machines, à construire les usines qui les hébergeraient, à déployer une économie et une société mécanisées.

Les machines, coûteuses, faisaient une grosse part du travail mais il fallait les faire fonctionner. La main-d’œuvre a été organisée comme un auxiliaire de la machine, exécutant des gestes machinaux intelligemment conçus par un bureau d’études et non par la main d’œuvre elle-même dont l’intelligence était laissée en jachère. Seul un petit nombre de personnes – l’entrepreneur et les ingénieurs qui l’assistaient – étaient autorisées à penser, et comme elles étaient confrontées au monde réel il fallait que leur pensée fût raisonnable, qu’elle englobât et dépassât la pensée rationnelle. Cependant la culture de l’époque, enfermée dans la pensée rationnelle, interdisait que cela fût dit et compris.

Corrélativement le règne de la raison rationnelle a mécanisé la pensée, impressionnée et fascinée par les réussites du machinisme. Des sociologues, des psychologues ont cru pouvoir expliquer par un déterminisme les comportements humains, les valeurs, intentions, volontés et actions de chacun. La machine (puissante, infatigable, dépourvue de compassion12) a été donné en exemple aux humains par des régimes politiques qui prétendaient faire émerger un « homme nouveau ».

Or s’il est vrai que chacun est conditionné par son éducation et par les incidents de la vie, cela n’explique pas que chacun puisse aussi être libre, responsable et créatif.

Vers 1975 l’informatisation à commencé à supplanter la mécanisation. Il en est résulté un changement des conditions de l’efficacité : le travail qu’effectuait jadis la main-d’œuvre étant automatisé, elle a fait place au cerveau-d’œuvre à qui l’entreprise délègue des responsabilités et demande d’être capable d’initiative13 : il faut qu’il sache comprendre ce qu’a voulu dire une personne dont le langage n’est pas celui de l’entreprise, prendre des décisions judicieuses devant un imprévu, etc. L’action productive, qui s’appuie sur l’« intelligence artificielle » de l’automate informatique, mobilise ainsi l’intelligence naturelle des humains.

Le cerveau-d’oeuvre travaille sur la membrane de l’entreprise en relation soit avec des personnes qui lui sont extérieures, soit avec la nature dont il rencontre la complexité. La pensée rationnelle ne suffit pas pour exercer une telle fonction. La pensée raisonnable, jusqu’alors pratiquée (sans qu’ils le sachent ni le disent) par les seuls dirigeants et organisateurs, est devenue nécessaire à tous.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire cela n’est pas impossible. On rencontre dans la vie quotidienne des commerçants compétents et aimables qui connaissent leurs produits, connaissent aussi leurs clients et savent leur indiquer ce qui leur conviendra : personne ne pense que ce sont des surhommes. Dans l’économie mécanisée les animateurs, dont la pensée est raisonnable, représentaient 10 % des effectifs14. L’initiative demandée au cerveau-d’œuvre provoquera, si les entreprises ne s’y opposent pas, une forte augmentation du nombre des animateurs.

*     *

Nous avons parcouru quatre extensions de la raison rationnelle. Les trois premières (modèle en couche, modèle systémique, modèle organique) accroissent l’usage habituel de la raison mais ne modifient pas fondamentalement son exercice. La raison raisonnable invite par contre à surmonter les limites de la raison rationnelle en lui ajoutant les ressources intellectuelles du corps émotif, certes imprécises mais puissantes.

Seule la raison rationnelle permet cependant la précision qu’exige l’action. Elle a donc pu sembler suffire pour la science comme pour l’action, mais elle ne suffit pas lorsque l’intellect se trouve confronté à la complexité de la nature. La pensée doit alors passer par une étape lors de laquelle le schéma rationnel n’existe pas encore et utiliser, pour projeter sa construction, les ressources de la sensibilité et de l’intuition.

La raison raisonnable a été pratiquée par notre espèce longtemps avant que les Grecs n’inventent la raison rationnelle. Celle-ci a séduit l’intellect, qui a été tenté de s’y enfermer en jugeant fallacieux, illégitimes ou impossibles les apports de la raison raisonnable.

Lorsque nous disons que le cerveau-d’œuvre est appelé à prendre des responsabilités qui nécessitent la raison raisonnable, on objecte le fait que nombre de personnes refusent toute responsabilité et préfèrent s’enfermer dans un intellect éventuellement rationnel, mais étroit. L’intelligence pratique des commerçants et des artisans que l’on rencontre dans la vie courante invalident cependant ce scepticisme.

Une culture qui ne voulait connaître que la raison rationnelle s’est déployée dans les sociétés dont l’économie est mécanisée. Il en est résulté une mutilation de l’intellect, parfois volontaire et le plus souvent subie. Les exigences de la situation présente invitent, avec l’émergence du cerveau-d’oeuvre, à prendre conscience de cette mutilation et, sans jamais nier l’apport pratique de la raison rationnelle, à se libérer de sa domination trop exclusive.

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1 Franz Grégoire, « Hegel et l’universelle contradiction », Revue philosophique de Louvain, 1946.

2 Charles Sanders Peirce, Pragmatisme et pragmaticisme, Cerf, 2002.

3 Andrew Tanenbaum, Operating Systems: Design and Implementation, 1987.

4 « Le système d’information dans la sociologie de l’entreprise », volle.com, 17 septembre 2001.

5 François de Callières, L’art de négocier, 1716.

6 Les dirigeants ne sont pas tous des entrepreneurs.

7 « Il existe un petit nombre de principes fondamentaux de la guerre, dont on ne saurait s’écarter sans danger, et dont l’application au contraire a été presque en tout temps couronnée par le succès » (Jomini, Précis de l’art de la guerre, Ivrea, 1994, p. 14).

8 « L’intelligence créative », volle.com, 3 mars 2008.

9 « Rien de plus juste que le coup d’œil de M. de Luxembourg, rien de plus brillant, de plus avisé, de plus prévoyant que lui devant les ennemis, ou un jour de bataille, avec une audace, une flatterie, et en même temps un sang-froid qui lui laissait tout voir et tout prévoir au milieu du plus grand feu et du danger du succès le plus imminent » (Saint-Simon (1675-1755), Mémoires, Gallimard 1983, vol. I p. 207. ) Nota bene : il faut traduire « flatterie » par « assurance » et « danger du succès » par « risque ».

10 B. Segrestin, B. Roger et S. Vernac, L’entreprise, point aveugle du savoir, Éditions sciences humaines, 2014.

11 C’est manifeste chez Jean Tirole (Économie du bien commun, Seuil, 2016).

12 « Erbarmugslos », comme disaient les nazis.

13 Michel Volle, iconomie, Economica, 2014.

14 Georges Épinette, Antémémoires d'un dirigeant autodidacte, Cigref-Nuvis, 2016, p. 24.

2 commentaires:

  1. Cher monsieur merci pour cet éclairage et l'érudition habituelle qui l'accompagne. Avez vous pointé les conséquences liées a l emploi d'algorithme au coeur des SI ? Votre regard sur ce sujet m'intéresse tout particulierement. Merci

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    1. Un algorithme effectue le calcul qui résout un problème particulier (calculer une corrélation, extraire une racine carrée, etc.). Les programmes informatiques utilisent des algorithmes.
      Pour un SI, la question est : "que faut-il automatiser" et "que ne faut-il pas automatiser", qui délimite ce qu'il convient de programmer - et donc l'extension des calculs que réalisent les algorithmes.

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