samedi 25 décembre 2021

Tradition, raison, science, imaginaire et délire

L’exercice de la pensée a connu plusieurs étapes, séparées par des transitions qui ont changé sa nature : la pensée a été d’abord et longtemps traditionnelle, puis les Grecs ont inventé la raison, ensuite la science expérimentale a été inventée à la Renaissance, l’imaginaire enfin a été cultivé par la littérature et le spectacle.

Tradition, raison, science et imaginaire : ces quatre formes de la pensée se conjuguent pour interagir dans la société, les institutions et les entreprises.

Notre époque voit cependant émerger une pensée qui, s’appuyant exclusivement sur l’imaginaire, se détourne de la tradition, de la raison et de la science. Ce fait n’a semble-t-il aucun précédent dans l’histoire. Il inaugure une évolution périlleuse pour la vie intellectuelle et pour la vie en société.

La relation entre la pensée et l’action

Notre perception plaque sur le monde réel une grille conceptuelle, ou comme disent certains informaticiens une « ontologie », qui délimite ce que nous voyons et, en complément, ce que nous ne voyons pas et qui se trouve dans la tache aveugle de notre perception.

Nous ne voyons pas la même chose lorsque nous conduisons un voiture ou lorsque nous lisons un livre : nous disposons donc de diverses ontologies, répondant chacune à un type d’action.

Chaque entreprise, être collectif voué à l’action productive, définit son ontologie en choisissant les faits qu’elle va observer ainsi que les données que l’observation va lui procurer : elle construit ainsi le « référentiel » de son système d’information. La qualité de ce référentiel s’évalue en termes de cohérence, condition nécessaire car une pensée qui se contredit elle-même est stérile1, et surtout en termes de pertinence : les données que l’observation sélectionne doivent être celles qui éclairent l’action de l’entreprise.

Le monde de la tradition

Le monde de la tradition est celui des habitudes, convictions et croyances acquises par l’éducation et transmises aux enfants, avec le langage, par leurs parents, l’école et les camarades. Chaque tradition a une origine dont la conscience s’est estompée, faisant place à une habitude. La tradition résiste donc à l’évolution, et si elle évolue malgré cette résistance c’est (sauf catastrophe) très lentement : elle ne change pas d’un jour à l’autre.

La tradition procure leur socle « chaud » à une religion2, à la culture d’une nation ou d’une institution : son partage facilite la compréhension mutuelle et l’action collective. Chaque entreprise est ainsi le théâtre d’une tradition que les « anciens » transmettent aux « nouveaux » et qui se grave dans les esprits.

La tradition peut être riche et très fine, les convictions qu’elle transporte donnent à la représentation du monde une stabilité rassurante. Cependant il se peut qu’elle ne soit plus pertinente lorsque, la situation historique ayant évolué, le monde n’est plus celui auquel elle répondait. Les traditions peuvent survivre longtemps à la perte de leur pertinence.

Le monde de la raison

La pensée rationnelle qu’ont inventée les Grecs apporte souplesse et créativité à la pensée : elle sait, confrontée à une situation nouvelle, créer la grille conceptuelle pertinente et définir l’action adéquate. Dans l’Anabase Xénophon a expliqué la supériorité militaire des Grecs sur les peuplades que les « dix mille » devaient traverser, et qui se défendaient chacune selon sa tradition, en disant « nous autres Grecs savons penser ». Aristote a construit une grille conceptuelle qui permet de définir et classer les êtres et leurs attributs.

Cette rationalité est essentiellement pratique, orientée vers l’action qu’elle outille et pourvu que « ça marche » elle ne s’embarrasse pas beaucoup d’exactitude : dire que le Soleil tourne autour de la Terre peut en effet suffire à l’action productive dans une économie qui s’appuie sur l’agriculture. Les classifications qu’elle produit et affirme sont donc discutables, car ce qui « marche » dans une situation particulière peut ne plus « marcher » dans une autre.

La tradition chrétienne et la rationalité grecque ont fusionné au XIIIe siècle (non sans difficultés, car la rationalité du judaïsme diffère de celle des Grecs3), avec notamment Thomas d’Aquin, pour inaugurer la pensée scolastique : un échafaudage conceptuel soutient alors l’interprétation des Écritures comme les décisions des Conciles, et conforte la Vérité de la Révélation.

Le monde de la science

La science, née aux XVe et XVIe siècles, soumet la pensée au constat des faits : faisant passer les classifications rationnelles comme les certitudes traditionnelles sous le joug de l’expérimentation, elle rejette celles qui sont contredites par l’expérience, puis propose des théories pour mettre en ordre les résultats de l’expérimentation.

La pensée scientifique détruit ainsi la stabilité de la pensée traditionnelle comme la simplicité de la pensée rationnelle. Si les faits que l’expérience constate sont incontestables4, la certitude théorique qu’elle a nourrie est en effet purement négative : alors que l’expérience détruit la théorie qu’elle contredit, elle n’affirme pas la vérité absolue de la théorie qu’elle suggère car, comme le dit Popper5, rien ne prouve qu’une autre expérience, plus complète, ne viendra pas la contredire plus tard.

Il est donc naturel que la tradition et la raison héritée d’Aristote aient résisté à la science expérimentale et que les scolastiques aient éprouvé (et que certains éprouvent encore) la nostalgie du monde stable, simple, dans lequel tous les phénomènes avaient une explication.

« Les théologiens qui, lorsque Galilée les y invitait, refusaient de regarder dans le télescope, étaient des scolastiques : ils pensaient donc posséder une connaissance suffisante de l’univers physique. Si les découvertes de Galilée étaient conformes à l'enseignement d'Aristote et de Saint Thomas, il n'était pas nécessaire de regarder dans le télescope ; et si elles ne l'étaient pas, elles étaient forcément fausses6 » (Joseph Needham, Science and Civilisation in China, Cambridge University Press 1991, vol. 2 p. 90).

Le monde de l’imaginaire

L’imaginaire est le monde des images qui s’affichent sur l’écran intérieur du cerveau. On peut le classer selon quatre catégories :

– l’imagination esthétique, ou contemplative, offre au cerveau une détente : le rêve, la lecture, les spectacles, l’invitent à se représenter des situations fictives et qui seraient parfois impossibles dans le monde réel ;

– l’imagination symbolique s’alimente de récits et de paraboles qui, proposant des affirmations hors de portée du contrôle expérimental (la croyance en une vie éternelle après la mort, en l’égalité de la dignité de tous les êtres humains – ou en son inégalité selon la nation, l’âge, etc.), alimentent des traditions et suscitent l’adhésion à des valeurs qui, structurant une personnalité, orientent son action et peuvent si elles sont largement partagées donner sa structure à une civilisation7 ;

– l’imagination productive représente le résultat anticipé d’une action : c’est celle de l’architecte qui conçoit le plan d’une maison avant de la construire et, de façon générale, celle qui alimente et motive les intentions ;

– l’imagination créative est celle de la personne qui conçoit des possibilités nouvelles. Elle se distingue de l’imagination productive par un élargissement du champ ouvert à l’action8.

Il ne conviendrait pas de dénigrer l’imagination car ces quatre fonctions sont nécessaires à la vie. Mais il ne faut pas les confondre et les images que le cerveau crée spontanément, les associations d’idées qu’il suggère, ne peuvent alimenter la création et la production qu’après avoir été soumises à un tri qui élimine celles qui sont contraires aux faits, à la science expérimentale ou à la raison.

Si ce tri est mal fait l’imagination peut devenir délirante. Les sectateurs de Qanon, les partisans de Donald Trump, donnent des témoignages d’une pandémie de délire qui, après avoir contaminé près la moitié des Américains, arrive en Europe avec les antivax et autres délirants.

« Puisque je l’imagine, c’est que c’est réel », affirment ces malades, mais la réalité du phénomène qui a lieu dans leur boîte crânienne n’est pas celle d’une chose qui existe, réellement et de fait, en dehors de leur cerveau.

Comment définir cette maladie mentale ?

Cette maladie consiste à affirmer la réalité supérieure de l’imaginaire, dont la vérité s’imposerait même quand les faits et la logique le contredisent. « J’ai le droit de penser et de dire que la Terre est plate », diront par exemple des personnes qui en sont atteintes et croient avoir le droit de mentir9. Tout comme nous avons distingué les diverses formes de l’imagination, il convient ici de distinguer diverses dimensions dans le droit.

La loi ne punit pas le mensonge, sauf lorsqu’il s’agit d’un faux témoignage qui altère le processus de la justice (la loi punit depuis 1990 ceux qui « nient l’existence d’un ou plusieurs crimes contre l’humanité », mais non les autres formes du négationnisme). Chacun a donc juridiquement le droit, sauf les exceptions ci-dessus, d’affirmer des choses manifestement fausses ou de nier des choses manifestement vraies.

En a-t-on le droit moral ? Oui, sans doute, dans des situations où l’on est contraint de mentir pour se tirer d’affaire ; non, assurément, dans les autres situations : celui qui dirait à des enfants que la Terre est plate violerait une exigence morale évidente.

En a-t-on le droit lorsque l’on parle au nom de la science ? Non, certainement, car la science, telle qu’elle se pratique depuis le XVIe siècle, est expérimentale et donc soumise au constat des faits, lequel élimine impitoyablement les hypothèses qu’il contredit. Le scientifique qui ment alors qu’il parle en tant que scientifique s’expulse lui-même de la science et n’est plus qu’un farceur : c'est ce qui est arrivé à Luc Montagnier, Claude Allègre, Didier Raoult, etc.

Ainsi le droit de mentir est limité : il n’existe que selon la loi (on ne fera pas de procès à un menteur) mais non du point de vue moral comme du point de vue scientifique.

*     *

Le gâteux est celui qui, ne contrôlant plus ses sphincters, se souille avec ses excréments. Les délires d’une imagination qui, ignorant ce qui existe réellement et de fait, prétend imposer ses caprices à la société, sont comme les excréments du cerveau : on peut donc dire par analogie que les délirants souffrent d’une forme de gâtisme précoce.

Il y a toujours eu des délirants, ils étaient confiés aux soins des psychiatres. Ce qui caractérise notre époque, c’est que pour la première fois dans l’histoire le délire est pandémique : il se répand dans le monde comme une mode à laquelle se soumettront et se conformeront, comme c’est toujours le cas avec la mode, des personnes qui prétendent affirmer leur liberté, leur originalité et leur anticonformisme.

De nombreux Américains ont ainsi cru que l’attentat du 11 septembre 2001 avait été fomenté par leur gouvernement, qu’Obama était né au Kenya, que la tuerie de Sandy Hook le 14 décembre 2012 n’était qu’une blague, qu’Hillary Clinton avait organisé un réseau pédophile dans une pizzeria et autres théories du complot. Donald Trump ayant lancé la mode des « fake news », son entourage a proclamé des « faits alternatifs » imaginaires qui prétendent révéler une « post-vérité » plus profonde, plus « vraie » que celle des faits avérés qu'ils contredisent.

Il est préoccupant que dans la nation qui s’est distinguée dans l’art de l’ingénierie, qui a inventé la philosophie pragmatique avec Charles Sanders Peirce, William James et John Dewey, une moitié de la population se laisse aller à une imagination débridée et prétende imposer ce délire par la violence comme lors de l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021.

Comme toujours la France imite les États-Unis avec un décalage dans le temps et un écart dans le contenu : le mensonge, qui certes a toujours été présent dans la propagande électorale, s’étale sans vergogne bien au-delà du cercle des partisans.

Comment endiguer cette pandémie ?

Chacun peut d’abord se prémunir contre la contagion en respectant, comme avec le virus, une hygiène et des gestes barrière : se tenir à l’écart de la foule, des réseaux sociaux, et pour se protéger de l’influence des modes, cultiver ce conservatisme intime, classique, qui empêche la personnalité de divaguer et assure sa permanence comme sa stabilité.

Ces règles sont des plus simples et pourtant il n’est pas facile de résister à l’entraînement de la foule, qui se rue d’un emballement à l’autre et adhère, avec la même violence, à des mensonges qui éventuellement se contredisent : comme on peut le constater chez les partisans de Donald Trump et chez les antivax, le délirant devient furieux (« fou furieux ») si l’on refuse d’adhérer à son délire.

C’est pourquoi il serait vain d’argumenter pour essayer de le guérir. Le mécanisme du délire est en effet analogue à celui de la dépression, et il est notoirement inutile de conseiller à une personne déprimée de se ressaisir, d’être énergique et courageuse, etc. car son cerveau, étant empoisonné, ne peut pas entendre ni comprendre ce qu’on lui dit10.

L’école de Palo Alto a tiré de la vie familiale un exemple éclairant11. Un adolescent laisse chaque jour son lit en désordre, il n’entend pas lorsque ses parents lui demandent de le border. Alors ils répandent des miettes de pain dans son lit et s’excusent d’un air confus lorsqu’il proteste : « je mangeais un sandwich, des miettes sont tombées, etc. ». De guerre lasse, il finira par décider de faire son lit lui-même…

La solution est donc de créer une situation telle 1) que le délirant soit contraint de lui adapter son comportement, et 2) que ce comportement puisse l’inciter à sortir de son délire.

De ce point de vue les contraintes imposées aux personnes pour lutter contre le virus (confinement des personnes contaminées, quarantaine pour les cas contact, passe vaccinal, contrôle des tests, etc.) sont certes des restrictions aux sacro-saintes « libertés individuelles », mais elles sont nécessaires pour se sortir des deux pandémies : celle physique que provoque le virus, celle mentale du délire des antivax et autres antipass.

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1 La « contradiction » dont a parlé Hegel n’est pas la contradiction logique.

2 Jean-Paul II a évoqué dans l’encyclique Veritatis Splendor la « tradition vivante » de l’Église, expression paradoxale.

3 Voir « Platon et le Talmud ».

4 Mettre en doute la réalité de faits avérés est le propre du négationnisme : sont des négationnistes ceux qui estiment « être libres de penser et de dire que la Terre est plate », etc.

5 Karl Popper, Objective Knowledge, Oxford University Press, 1979.

6 « The theologians who declined, when invited, to look through Galileo’s telescopes, were certainly scholastics, and therefore already, as they thought, in possession of sufficient knowledge about the material universe. If Galileo’s findings agreed with Aristotle and St Thomas there was no point in looking through a telescope ; if they did not they must be wrong. »

7 Michel Volle, Valeurs de la transition numérique, Institut de l’iconomie, 2018.

8 Voir « L’intelligence créative ».

9 Certains mathématiciens s’exagèrent leur liberté de penser : s’il est vrai qu’ils sont libres d’explorer le monde qu’ils créent à partir d’une batterie d’axiomes non contradictoires, il ne le sont pas de prendre pour axiome la négation d’un fait avéré. L’argument selon lequel le caractère euclidien de l’espace a longtemps été considéré comme un fait avéré ne suffit pas à les y autoriser.

10 By Anupam B. Jena and Christopher M. Worsham, « Facts Alone Aren’t Going to Win Over the Unvaccinated. This Might. », The New York Times, 21 décembre 2021.

11 Edmond Marc et Dominique Picard, L'école de Palo Alto, Retz 1984.

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