lundi 7 septembre 2009

Maîtriser le conflit des modèles

On peut assigner divers buts à la philosophie – contemplation de la vérité, esthétique des idées etc. – mais elle a aussi un but pratique : nous aider à acquérir le savoir-faire du penseur, les techniques de la pensée, fussent-elles implicites.

La formation, l’expérience équipent chacun de nous de « modèles », schémas préfabriqués qui rendent le raisonnement rapide et le structurent, mais qui parfois aussi l’emprisonnent.

Ainsi les mathématiques sont bâties sur des ensembles, la statistique sur des classifications, l’ingénierie sur un modèle organique, la finance et la médecine sur une représentation probabiliste, la production sur un schéma dynamique, le conflit sur une dialectique.

Chacun de ces modèles est utile dans son domaine. On risque cependant – par paresse, déformation professionnelle ou habitude – d’étendre la portée d'un modèle hors de son domaine légitime.

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C’est ce qui m’est arrivé lorsque je faisais de la statistique. Le statisticien découpe son champ d’étude selon des nomenclatures qui servent à coder ses observations : nomenclatures des emplois, catégories sociales, activités, produits, classes de la comptabilité, code géographique etc. Ayant découvert la puissance de l’outil que les classifications fournissent à l’intellect, je croyais qu’elles pouvaient suffire à tout. Telle est l’étroitesse du spécialiste !

J’ai été détrompé quand j’ai voulu comprendre comment fonctionne une entreprise. L’organigramme qui présente l’arbre des directions, services etc., est une classification qui découpe l’entreprise en organes posés l’un à côté de l’autre comme sur une table d’anatomie : il ne dit rien sur leurs fonctions respectives ni sur leurs relations.

Pour décrire ces fonctions, ces relations, il fallait une approche et un vocabulaire organiques que la classification ne fournit pas, ni d’ailleurs le modèle ensembliste qui est plus général encore que la classification.

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Un de mes correspondants m’avait ainsi écrit que la partie informatique d’un système d’information, c’est un « ensemble de lignes de code source ». C’est un fait indéniable, pourtant la représentation qu’il fournit n’est pas pertinente.

Considérez votre corps. C’est un ensemble de cellules, mais elles se groupent en organes qui ont des fonctions et c’est cela qui importe. Si vous vous cassez le tibia, vous ne dites pas : « telle et telle cellule se sont détachées de leurs voisines » mais « le tibia s’est cassé ». Certes il est des cas où il faut raisonner sur des cellules : si l’on a un cancer, par exemple ; mais le plus souvent le raisonnement considère l’organe.

Il en est de même pour un SI. La ligne de code source est, comme la cellule du corps, l’élément de base d’un organe dont la raison d’être est la fonction qu’il remplit ; on ne revient à cette ligne de code que si elle contient une erreur qui altère la fonction de l’organe.

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Depuis que le système éducatif a abandonné le latin, les mathématiques lui fournissent son socle intellectuel et c’est fort bien ainsi puisqu’elles forment l’esprit à la rigueur du raisonnement.

Mais comme elles découlent de la théorie des ensembles elles préparent mal à se représenter les êtres organiques que sont les animaux, les plantes, l’entreprise, les institutions en général, la société, enfin chacun de nous. Pour y parvenir il faut secouer des habitudes que les maths nous ont inculquées, et c’est difficile pour ceux qui ont été les bons élèves de ce système éducatif.

L’enseignement des sciences nous a par ailleurs formés à raisonner en termes de vrai ou de faux, le vrai étant démontrable : cela prépare mal à raisonner en termes de probabilités. Un universitaire m’a dit ainsi un jour que le réchauffement climatique, c’est de la blague parce que ce n’est pas certain, les modèles ne fournissant que des probabilités.

J’ai répondu : « si votre médecin dit qu’en fumant comme vous le faites la probabilité d’un cancer du poumon dans les dix ans qui viennent est de 80 %, alors qu’elle ne serait que de 20 % si vous cessiez de fumer, que ferez-vous ? » Il eut l’honnêteté de dire qu’il arrêterait immédiatement: « voilà, lui dis-je : le raisonnement est le même pour le climat ».

Lorsque nous consultons un médecin il pose le diagnostic le plus probable, puis prescrit le traitement qui, statistiquement, donne les meilleurs résultats en regard de ce diagnostic : le raisonnement médical est donc doublement probabiliste. Il en est de même pour la finance, qui pour anticiper un futur incertain doit évaluer des probabilités.

Le fait est que les médecins sont rarement formés à la statistique, que les financiers se trompent parfois tous ensemble dans l’évaluation des risques : cela n’enlève rien à la nature probabiliste de leur action.

L’estimation des lois de probabilité – estimation souvent elle-même incertaine, et alors l’incertitude est en quelque sorte au carré – s’appuie sur la statistique : toute action orientée vers le futur a pour socle la statistique, fût-elle implicite. Il est donc bien malheureux que tant de politiques, de médiatiques, la dénigrent afin de flatter notre goût pour une certitude illusoire. « La statistique est la forme la plus élaborée du mensonge », disent-ils – et leurs auditeurs de rire, communiant en vrais crétins dans le contentement de soi et la conviction partagée.

Le travail dans les entreprises nous confronte enfin à une frontière entre nos habitudes mentales et l’action. Tandis que notre action vise à transformer les choses, notre pensée se bâtit à partir de concepts et définitions nécessairement stables. L’outillage conceptuel, d’autant plus lourd que l’on a subi une formation intellectuelle plus poussée, est donc un obstacle pour se représenter la dynamique de l’action : quand on modélise un processus de production les « objets » de l’informatique ont un « cycle de vie » et leur modélisation est très difficile, très conflictuelle aussi, car elle contrarie des habitudes invétérées.

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Ainsi plusieurs modèles, tous utiles mais tous limités, entrent en concurrence lorsque nous voulons représenter le réel : ensembliste, classificatoire, organique, probabiliste, dynamique, dialectique. Souvent la réalité que l’on considère réclame le jeu conjugué de plusieurs de ces modèles : elle s’articule en couches dont chacune a sa logique, différente des autres ; en outre ces couches communiquent et le fonctionnement d’ensemble résulte de leurs échanges.

Le modèle en couches est l’outil fédérateur qui permet d’intégrer les autres modèles, de les faire jouer conjointement en appliquant chacun dans son domaine légitime. Il nous permet de surmonter leur conflit, de les faire coopérer dans la représentation, dans la compréhension de l’objet de notre action.

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Comme la vie serait simple s’il suffisait d’un modèle pour rendre compte du monde, pour organiser l’action ! Bien sûr il n’en est rien...

L’empilage de modèles élémentaires que nous venons de présenter semble peut-être compliqué mais il suffit de les avoir assez bien compris, d’avoir une intuition exacte de leur apport et de leurs limites, pour qu’ils se présentent spontanément à l’esprit lorsque l’on a besoin d’eux.

L’utilisation du modèle en couches est plus délicate car il faut réfléchir pour délimiter les couches et les articuler. Mais cet effort est récompensé par la clarté qu’il projette sur l’objet considéré, par les poignées qu’il offre à l’action pour le manipuler.

Considérons par exemple une entreprise ou, plus généralement, une institution quelconque. Un premier modèle en couches est celui qui articule sa mission et son organisation. L’organisation est nécessaire, mais elle tend toujours à substituer à la mission ses propres intérêts : la dialectique de ce conflit fait le drame et la vie même de l’institution.

Un autre modèle en couches décrit le fonctionnement de l’institution : ses processus seront représentés par un modèle dynamique, son organisation par un modèle organique, les attributs qualitatifs des êtres avec lesquels elle est en relation (clients, salariés, produits etc.) par des classifications, le marketing et les calculs de rentabilité s’appuient sur un modèle probabiliste.

Un troisième modèle enfin décrit les diverses dimensions de l’entreprise : physique (bâtiments, machines, logiciels etc.) ; sémantique (système d’information) ; anthropologique enfin, qui se subdivise selon les couches psychologique (stress ou bien-être, ressenti de considération ou de mépris), sociologique (relations de pouvoir entre corporations, directions, réseaux d’allégeance), philosophique (techniques de pensée), métaphysique (valeurs que l’institution entend promouvoir).

Pour comprendre une entreprise il faut considérer l’ensemble de ces couches ainsi que leurs interactions (le sociologique a des effets psychologiques etc.). Cela va plus loin, plus profond que ces slogans que l’on entend si souvent : « recherche du profit, création de valeur pour l’actionnaire etc. »

Là encore, la démarche est moins compliquée qu’il n’y paraît : quand on s’est habitué au modèle en couches, il semble se manifester de lui-même en face de chaque cas concret – mais il faut être mentalement prêt à l’accueillir et disposer du vocabulaire qui permet de l’exprimer.

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Le but de la philosophie n’est pas de confronter les adolescents à des « auteurs du programme » auxquels ils ne peuvent rien comprendre – et que le professeur lui-même comprend à peine – mais de leur communiquer les éléments du savoir-faire du penseur. La lecture des « auteurs du programme », en regard de cet objectif, prend du relief et acquiert une utilité.

C’est cependant à l’âge adulte que l’on rencontre vraiment le besoin de réfléchir, car il nous confronte à la complexité du monde et aux exigences de l’action. Alors le bagage scolaire ne suffit plus : pour outiller notre cerveau nous construisons des modèles, nous élaborons des techniques et procédés de pensée.

8 commentaires:

  1. "leurs auditeurs de rire, communiant en vrais crétins dans le contentement de soi et la conviction partagée."

    Et bien quel vocabulaire pour décrire le citoyen à l'heure de la politique spectacle.

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  2. Merci !!!
    Cet article peut être médité et lu selon plusieurs angles d'analyse :
    - la problématique multiculturelle : chaque culture a ses schémas de pensées. Voila aussi pourquoi il est souvent difficile de travailler en multiculturel au sens large : pays, cultures, classes sociales...
    - l'analyse des processus et l'organisation de nos entreprises

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  3. "toute action orientée vers le futur a pour socle la statistique, fût-elle implicite"
    Permettez-moi de ne pas être d'accord: que faites-vous du goût du risque?
    Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer!

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  4. @Guillaume Volle
    Lorsque l'on joue aux dés on sait que la probabilité pour qu'un nombre sorte est 1/6. Pour toute action on a une idée, fût-elle vague, de la probabilité de ses divers résultats possibles.
    Il est vrai qu'on peut se jeter à l'eau sans réfléchir alors qu'on ne sait pas nager - ou, ce qui revient au même, prendre des risques au volant de sa moto ou de son auto. La sélection naturelle, qui obéit à une loi statistique, élimine sélectivement ceux qui ont ce comportement.

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  5. @Michel
    Vous avez tapé dans le mille!
    Je vais tenter de m'assagir, Darwin can wait!

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  6. Bonjour,
    De la part d'un fidèle lecteur du site, et qui n'est pas particulièrement statisticien.

    Il me semble qu'il y a une différence entre les probabilités pour le fumeur et pour l'évolution du climat : pour le fumeur, on dispose d'un échantillon significatif, ie l'expérience nous enseigne que 80% de fumeurs ont eu etc., bref, c'est un fait établi statistiquement, alors que pour le climat, l'échantillon comportant un seul individu (la terre) la probabilité est le résultat d'une projection sur l'avenir sur la base des relevés passés et de théories explicatives - bref ce n'est pas un fait établi mapis une estimation probabiliste.
    Cela n'empêche pas d'agir

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  7. Spéculons,

    Il y a des actions orientées vers le futur qui sont initiées par intuition, sans l’aide de proba. ni de stat., et qui ne sont certainement pas directement assimilables à des comportements de casse-cou.

    Ou alors c’est que l’inconscient traite de manière « statistique » et a notre insu le fond de notre expérience (, soit notre savoir) et en délivre un choix qui nous apparait, alors et a posteriori, intuitif….

    Mais ici encore le rapport de vie à cette expérience n’est plus celui du choix statistique, mais celui d’un choix que l’on pourrait dire « pur », sur fond de contingence absolue.

    Les perspectives de ce type de choix « pur » ne sont par définition jamais garanties par aucune stat. ni proba., d’où le sentiment chez un observateur lambda extérieur d’une certaine insécurité. Sentiment qui n’apparaitrait probablement pas, ou d’une manière tout à fait différente, chez celui qui choisit.

    Et d’ailleurs si on choisit comme vérité que « seule la contingence est nécessaire », il semble qu’il nous faille métamorphoser notre rapport au sécuritaire.

    Dans le cas de ce type de choix « pur », sans doute que seul un savoir issu d’un rapport discipliné à nos affects peut nous aider à nous orienter, savoir de type particulier et qui semble exclure toute statistique.

    Pierre, un autre

    Merci pour cette belle initiative qu’est votre site.

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  8. @ Pierre A
    Il me semble que la lecture de Pour une vie probabiliste pourrait vous intéresser.

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