Que signifie « à l'heure du numérique » ?
L'usage s'est installé : on dit « numérique » pour désigner le système technique qui s'appuie sur la synergie de la microélectronique, du logiciel et du réseau. Puisque « numérique » il y a, va pour numérique !
Cependant il se peut que ce terme masque l'essentiel du phénomène. Que désigne-t-il en effet ? Le fait que les documents et les programmes sont soumis à un codage qui les transcrit en une suite de 0 et de 1 afin que le processeur puisse opérer. Le mot « numérique » désigne ce codage universel des textes et programmes, sons, images fixes ou animées.
Mais pour qu'il puisse représenter ce qui se passe dans ce système technique il faut lui conférer une extension qui outrepasse son étymologie, car au dessus du codage numérique et de l'architecture de la plate-forme informatique et des réseaux s'empilent toutes les couches de l'anthropologie.
Lorsque l'on informatise une institution (entreprise ou service public), il est notoire que les obstacles sociologiques, les « questions de pouvoir » occupent 90 % du temps des consultants. Par ailleurs le choix des êtres que le système d'information représente et des attributs qu'il observe, ainsi que la modélisation des processus, supposent une pratique de l'abstraction qu'il faut bien qualifier de philosophique. Comme personne ne renonce volontiers aux procédés de pensée auxquels il s'est habitué, les obstacles philosophiques sont plus redoutables encore que les obstacles sociologiques.
Ajoutons que comme la numérisation modifie les possibilités offertes à l'action et les risques que celle-ci rencontre, elle transforme les conditions de la production et a donc des effets économiques. Cela invite à mettre à jour les priorités et les valeurs qui orientent l'action car avant de pouvoir décider comment faire, il faut savoir ce que l'on a l'intention de faire.
C'est parfois difficile. Beaucoup d'institutions travaillent en effet selon une tradition dont l'amorce se perd dans la nuit des temps. Elles ne sont pas nécessairement inefficaces, mais la numérisation suppose que l'on explicite au préalable leur mission, ce qu'elles entendent produire, et il faut alors faire resurgir des réponses que la tradition a enfouies : que produit par exemple l'état-major des armées ? Que produit, dans une entreprise, la direction des achats ? Que produisent un conseil général, un conseil municipal, une communauté de communes, un « pays » ?
Une fois la liste des produits tirée au clair on peut examiner leur processus de production et voir comment tirer parti au mieux du numérique. On découvre aussi, à cette occasion, que celui-ci permet d'offrir d'autres produits pour mieux remplir la mission.
On peut, comme Bertrand Gille, caractériser chaque grande époque historique par un alliage dont les propriétés diffèrent de celles de chacune de ses composantes, tout comme les propriétés de l'acier diffèrent de celles du fer et du carbone. Tandis que l'industrialisation s'est appuyée sur l'alliage de la « main d'œuvre » et de la machine qui soulage l'effort physique qu'exige la production, le numérique s'appuie sur l'alliage du « cerveau d'œuvre » et de l'ordinateur qui, lui, soulage l'effort mental.
Cet alliage a fait émerger depuis le milieu des années 1970 la société et l'économie que Michèle Debonneuil a qualifiées de « quaternaires » parce qu'elles articulent de façon originale les secteurs secondaire et tertiaire, la production des biens et celles des services.
Le mot « ordinateur » désigne en fait aujourd'hui l'ensemble des ressources auquel l'écran-clavier donne accès à travers le réseau : l'utilisateur ne se soucie pas de savoir si sa ressource réside sur son disque dur ou sur celui d'un serveur situé à l'autre bout du monde.
La numérisation ajoute ainsi à notre monde un continent où la distance géographique n'a plus d'effet, le continent de l'ubiquité, et l'écran clavier nous connecte à l'automate programmable ubiquitaire (APU) que forme l'ensemble mondial des ressources de puissance, mémoire, traitement et réseau.
Tout l'art de la numérisation réside dans la réussite de l'alliage du cerveau d'œuvre et de l'APU, mais on est tenté de réduire cet alliage à un seul de ses composants. La société industrielle avait cédé à la tentation de mécaniser l'être humain : notre époque n'est-elle pas tentée de singer l'humanité par le numérique avec l'« intelligence artificielle » et, symétriquement, de donner pour idéal de comportement à l'être humain la froide efficacité de l'ordinateur ? Cette tentation gêne la compréhension de l'émergence en cours.
Cet alliage se forme autour de l'interface homme machine et sa réussite est celle d'une synergie des compétences. L'automate peut réaliser tout ce qu'il est possible de programmer, il est infatigable, rapide et dispose d'une mémoire infaillible, mais il est incapable de s'adapter à une situation pour laquelle il n'aura pas été programmé. L'être humain, que les tâches répétitives fatiguent et dont la mémoire est sujette à l'oubli, peut par contre se débrouiller dans une situation nouvelle, la comprendre et l'expliquer.
On ne peut plus soumettre le « cerveau d'œuvre » à la discipline mécanique que l'on avait cru devoir exiger de la « main d'œuvre », car le « cerveau d'œuvre » ne peut être efficace que s'il se sait écouté. Cette exigence pratique n'est pas encore assez reconnue par l'entreprise contemporaine et cela explique l'épidémie de stress dont on a d'abondants témoignages.
Le numérique et l'espace
Si l'ubiquité est en un sens la négation du territoire, elle est aussi la multiplication de sa représentation avec la numérisation du cadastre, des cartes et photographies aériennes, avec l'utilisation du GPS par les géomètres et voyageurs. La numérisation et le territoire entretiennent ainsi une relation dialectique : alors que l'un semble la négation de l'autre, ils ont en fait un dialogue fécond.
L'ubiquité est d'ailleurs moins nouvelle qu'il n'y paraît. Depuis des millénaires les documents écrits permettent aux êtres humains de communiquer par-delà les distances géographique et temporelle. La nouveauté réside donc moins dans l'ubiquité elle-même que dans le fait qu'elle soit désormais absolue : si nos corps restent assujettis au lieu où ils se trouvent le téléphone mobile, devenu un ordinateur mobile, nous fait accéder au numérique à tout moment et où que nous soyons.
Dans ce continent nouveau une autre distance se manifeste : celle qui nous sépare des documents que nous jugeons illisibles ou inintéressants. L'espace numérique nécessite donc, comme l'espace géographique, des panneaux indicateurs et balises qui facilitent l'accès aux documents intéressants ou utiles : les moteurs de recherche actuels sont l'esquisse rudimentaire des indexations, classifications et appareils critiques qui nous sont nécessaires.
Mais le numérique n'a pas pour seul but de mettre des documents à la disposition du lecteur : il assiste l'action elle-même. Pensons au robot de l'usine, au pilote automatique de l'avion de ligne, au distributeur automatique de billets. Un système d'information structure de bout en bout l'action productive d'une institution, depuis l'approvisionnement en matières premières jusqu'à la satisfaction du consommateur : le numérique a transformé l'économie.
Numérisation de l'économie
Une des premières conséquences de la numérisation a été de supprimer la frontière qui, croyait-on, séparait les produits des services. Tout produit est en effet devenu un assemblage, un « package » de biens et de services ou de services seulement. Ainsi l'automobile est devenue l'assemblage d'un bien – la voiture – avec plusieurs services : conseil avant-vente, financement, maintenance, alertes etc., et avec la location, elle devient un pur service.
La plupart des assemblages supposent des compétences diverses : ils seront donc le plus souvent produits par plusieurs entreprises partenaires (la sous-traitance est une forme dégradée de partenariat). Or un partenariat ne peut fonctionner, en effet, que si les systèmes d'information des partenaires sont « interopérables », et s'articulent donc dans un système d'information unique qui les fédère.
C'est ce système d'information qui assure à la fois la cohésion de l'assemblage de biens et de services et celle du partenariat.
Leçons de l'expérience
L'expérience montre cependant que les institutions sont encore loin d'avoir mûri leur compréhension des exigences du système d'information : en témoigne un taux d'échec qui ne serait toléré dans aucun des autres domaines de l'ingénierie.
Lorsque l'on découvre sur le terrain un système d'information réussi et que l'on s'enquiert des causes de sa réussite, on reçoit toujours la même réponse : le dirigeant suprême de l'institution, celui qui est chargé d'en définir et mettre en œuvre la stratégie, s'est personnellement impliqué dans la réussite du projet et il l'a soutenu avec toute son autorité.
Nous pouvons ainsi énoncer quelques règles qui valent pour toutes les institutions, et en particulier pour les collectivités territoriales :
- il faut d'abord définir les services que l'on veut produire, ce qui implique de définir aussi les utilisateurs de ces services ainsi que le processus qui, de bout en bout, mettra chaque service à la disposition de ses utilisateurs ;
- la plupart des services seront constitués de l'assemblage de plusieurs services outils à portée générale : information, transaction, constat d'une opération physique, centre d'appel etc. ;
- la plupart des services seront élaborés par un partenariat, ce qui suppose l'interopérabilité de leurs systèmes d'information ;
- la réussite suppose l'implication personnelle du dirigeant suprême : DGS pour un conseil général, maire pour une commune etc.
Un exemple : le déploiement du « quaternaire »
Le téléphone mobile est le réceptacle d'applications téléchargeables depuis l'Internet, notamment de la géolocalisation. Les objets munis de puces NFC, RFID ou Bluetooth peuvent échanger automatiquement des données : les applications les plus connues aujourd'hui concernent le contrôle d'accès (passe Navigo de la RATP, accès à des musées, bibliothèques et résidences universitaires etc.).
Ces possibilités sont exploitées par un projet dans lequel se sont impliqués une dizaine de départements (Rhône, Calvados, Hérault, Gironde, Corrèze, Isère, Manche, Hauts-de-Seine, Corse) : une infrastructure qui associe la téléphonie mobile, la géolocalisation et l'Internet des objets leur permet de faciliter la prestation des services. Il s'agit de rendre plus efficace (et donc moins coûteuse) la prestation des services publics et sociaux au niveau local, de déployer les services à la personne, d'encourager de nouvelles formes de mobilité.
Le téléphone mobile géolocalisé NFC, devenu un « iqPhone » (« i » comme « intelligence » et « q » comme « quaternaire »), permet de piloter la mise à disposition temporaire de biens ou de personnes à l'endroit et pour la durée dont le consommateur a besoin. L'architecture technique s'appuie sur des composants génériques car la logistique de la mise à disposition est semblable quel que soit le service considéré (vie domestique, mobilité, santé, éducation etc.) : suivi de salariés ou de biens à distance, ouverture sans clé de portes d'immeubles, d'appartements ou de véhicules, paiement électronique par mobile et non plus sur un terminal fixe de paiement.
L'iqPhone a été mis au point par un consortium d'entreprises et les standards ont été définis. Des iqApplications permettront d'accéder aux services du quaternaire : mobilité, santé, éducation, logement, vie domestique etc. Elles faciliteront aussi la location des biens : ils restent la propriété du fournisseur qui les entretient et les dépanne jusqu'à leur mise au rebut.
Ainsi le prestataire muni d'un iqPhone qui se rend au domicile du client ouvre la porte de celui-ci en présentant l'iqPhone à la puce NFC insérée dans la porte, signale son arrivée au système d'information en approchant l'iqPhone de la carte NFC du client, puis après le service fait reçoit le paiement de la prestation en faisant la même manœuvre.
L'utilisateur peut rechercher sur son iqPhone la voiture en auto-partage la plus proche, l'ouvrir en approchant l'iqPhone de la serrure NFC de la voiture puis la faire démarrer grâce à la puce NFC intégrée dans le tableau de bord.
De façon plus générale, la personne qui souhaite se déplacer d'un lieu à un autre peut trouver sur son iqPhone la solution qu'elle préfère (en termes de tarif, durée, confort, CO2 etc.) : taxi, transport en commun, voiture, train etc., et payer avec un billet électronique enregistré sur l'iqPhone.
Les personnes dépendantes bénéficiant de l'allocation personnalisée d'autonomie ou de la prestation de compensation du handicap peuvent être équipées d'appareils qui permettent de suivre à distance leur état de santé (transmission de la tension, du pouls, de la mobilité etc.) : il y a là, pour les conseils généraux, un important gisement d'efficacité et d'économies budgétaires.
Ce déploiement local du quaternaire vise à satisfaire de façon efficace, donc économique, des besoins actuellement non satisfaits. Il débloque ainsi la réticence qui s'exprime souvent à l'encontre de services pourtant utiles et crée les emplois correspondants.
Conditions nécessaires
La standardisation de fait que procurent l'Internet, le Web, les ordinateurs et la numérisation du téléphone facilite la conception de l'infrastructure du quaternaire. Les iqPhone et iqApplications sont en cours de standardisation par les consortiums .
La mise en place doit cependant respecter des exigences qui, si elles ne sont pas physiques, ne sont pas moins contraignantes :
- les acteurs doivent pouvoir se connecter à l'interface qu'offre le système (ingénierie) ;
- ils doivent pouvoir coopérer (intermédiation).
Ingénierie
Le montage suppose une ingénierie sémantique et une ingénierie des processus.
a) sémantique : il importe que les objets que le système manipule ("objets" au sens des langages de programmation à objets) soient définis de façon pertinente et que ces définitions soient partagés par les acteurs, ainsi que les identifiants et le codage des attributs ;
b) processus : une fois les produits définis, il faut que le système d'information outille leur processus de production. Les modèles de processus doivent être validés par les acteurs et compris par eux.
Il sera efficace de les présenter sous une forme audiovisuelle associée à un outil d'autoformation. Il faut donc expliciter le système par deux présentations recourant à l'image animée :
1) l'une pour les offreurs de biens et de services : voici les outils que le système offre, les services qu'ils rendront et comment les mettre en œuvre, voici les tarifs (éventuellement gratuits) auxquels ils sont proposés,
2) l'autre pour les utilisateurs finals et consommateurs : voici les produits auxquels le système vous donne accès, comment le système va fonctionner pour vous, les tarifs etc.
Ces présentations auront pour cible, outre les offreurs et utilisateurs, les décideurs politiques et financiers qu'il faut mobiliser : il importe en effet de parler à leur intuition.
Intermédiation
Un tel système suppose la coopération de divers partenaires. Il faut donc :
a) que le partage des responsabilités ait été clairement défini, ainsi que celui des dépenses et des recettes. Cette définition doit être concrétisée par un contrat mais il faut que par la suite la relation soit non pas contractuelle (source inépuisable de contentieux) mais coopérative, et cela implique les points b, c et d ci-dessous ;
b) que les données à partager dans l'exécution des processus aient été définies en commun (cf. ci-dessus l'ingénierie sémantique) ;
c) que les facturations, paiements et ventilation de dépenses et recettes soient faits par le système automatiquement, sans délai et de façon transparente (ce dernier point est capital : pour qu'un partenariat puisse tenir dans la durée il faut qu'aucun partenaire ne puisse douter de l'honnêteté des autres) ;
d) qu'une entité soit chargée de l'animation du partenariat, ce qui implique 1) une supervision (outillée par le système) pour détecter les incidents et dépanner sans délai, 2) une fonction d'arbitrage et de conciliation en cas de conflit.
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Cet exemple illustre les possibilités qu'offre la numérisation : dématérialiser les formulaires, c'est bien, mais on peut aller beaucoup plus loin. La numérisation transforme en effet l'économie en profondeur, et donc aussi les possibilités d'action offertes aux collectivités territoriales. Elle comporte des risques dont il faut tenir compte, et dont témoigne le taux d'échec des projets informatiques. Enfin, elle ne peut réussir que si les dirigeants de la politique et de l'économie la comprennent et s'impliquent personnellement pour dénouer les obstacles sociologiques et autres qui ne manquent pas de se trouver sur le chemin.
" Le pauvre devine ce que donne la richesse, le riche ne sait pas ce que signifie la pauvreté. "
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