samedi 22 octobre 2011

Pourquoi la finance paraît si mystérieuse

Un de mes lecteurs m'ayant posé plusieurs questions à propos de la Drôle de crise, j'ai pensé que pour lui répondre le mieux serait de consacrer une page à la finance.

Pour la plupart des gens, elle est certes mystérieuse mais pas plus qu'une autre spécialité : chaque profession a son vocabulaire spécial (voir Lexique des salles de marché). Pour beaucoup d'économistes, par contre, la finance est énigmatique : le modèle sur lequel s'appuie l'enseignement de l'économie (que nous appellerons « modèle de base »), étant focalisé sur la production, la consommation et l'échange dans une société supposée en état stable [1], ne convient plus quand il faut prendre en compte l'incertitude du futur.

Pour comprendre la finance il faut donc compléter ce modèle en associant à chaque agent non seulement une fonction de production et une fonction d'utilité, mais aussi un patrimoine et, pour chaque niveau de son épargne, une « structure de patrimoine désirée [2] ».

Économie du patrimoine

On peut classer les actifs patrimoniaux d'un agent selon leur degré de liquidité, c'est-à-dire selon le délai nécessaire pour disposer de leur contrepartie en monnaie. La part la plus liquide du patrimoine est l'encaisse monétaire, puis viennent les actions et obligations. La part la moins liquide est composée des propriétés foncières et immeubles.

Tandis que l'encaisse monétaire ne rapporte aucun intérêt (et que son pouvoir d'achat diminue même à cause de l'inflation), les autres parts du patrimoine ont un rendement qui est en principe d'autant plus élevé qu'elles sont moins liquides. Le classement des actifs par ordre de liquidité décroissante est donc, parallèlement, un classement par ordre de rendement anticipé croissant.

La demande de monnaie

Si la monnaie ne rapporte rien, pourquoi existe-t-il une « demande de monnaie » ? C'est parce qu'elle seule permet de régler les dépenses courantes, et aussi parce qu'il faut en détenir un certain stock pour pouvoir saisir une bonne occasion quand elle se présente ou pour pouvoir réagir en cas d'accident. La demande de monnaie étant pour partie fonction de l'anticipation des bonnes occasions et des risques, elle dépend des « esprits animaux » peu rationnels d'acteurs sensibles à la conjoncture.

S'il n'y avait pas de demande de monnaie, celle-ci ne pourrait pas jouer son rôle fiduciaire (intermédiaire dans les échanges, réserve de valeur, unité de compte). Lorsque cette demande s'effondre (comme en Allemagne en 1923), cela provoque une crise monétaire qui, dans les cas les plus sévères, paralyse l'économie en ramenant l'échange au régime du troc.

Dettes et créances

Les actifs non monétaires sont des placements. Certains sont des biens patrimoniaux qui procurent une rente (terrains, appartements etc.), d'autres sont des prêts à d'autres agents (c'est le cas des obligations, mais aussi des actions que l'on peut considérer comme des créances déguisées en titres de propriété). Il existe donc un marché sur lequel des agents empruntent et d'autres prêtent, puis un marché secondaire sur lequel les créances peuvent être échangées et que l'on appelle « la Bourse ».

Ceux qui empruntent de la monnaie sont ceux qui ont momentanément besoin de plus de liquidité qu'ils n'en ont pour des opérations qu'ils jugent utiles : maintenir son niveau de consommation en lissant une baisse de revenu jugée temporaire, investir en vue de revenus futurs (formation d'un étudiant ou d'un salarié, recherche et développement, achat de biens d'équipement, construction de bâtiments etc.). Dans tous les cas, l'emprunt est motivé par une anticipation.

Ceux qui prêtent sont ceux qui jugent leur patrimoine trop liquide et espèrent obtenir un meilleur rendement par un investissement ou un placement judicieux. Dans tous les cas, le prêt est motivé par une anticipation.

Le flux des prêts et des emprunts est continu : l'épargne des ménages apporte à leur patrimoine un flux de monnaie qu'ils souhaiteront placer, les projets des entreprises doivent être financés avant que le revenu qu'ils procureront ne soit disponible etc.

Il se peut bien sûr que par la suite les faits contredisent les anticipations antérieures. Alors s'enclenche une dynamique complexe car les esprits animaux réagissent ou, souvent, sur-réagissent en ajustant leurs nouvelles anticipations.

Structure du patrimoine

A tout placement est associé un degré de liquidité (degré d'autant plus élevé que le délai nécessaire pour transformer ce placement en monnaie est plus court) et il convient en principe que son rendement soit d'autant plus élevé que son degré de liquidité est plus bas ; mais il faut aussi tenir compte du risque que le placement comporte et cela complique le raisonnement.

Le prix des terrains et appartements est volatil, la rentrée des loyers peut être irrégulière : ces placements comportent donc un risque.

Celui qui a fait un prêt détient une créance sur un débiteur. Cette créance rapporte un intérêt périodique (ou un dividende s'il s'agit d'actions), et en outre la Bourse côte à chaque instant chaque type de créance en fixant son prix au niveau qui permet d'égaliser à cet instant les offres et les demandes qui se manifestent : ce prix concrétise une plus-value ou une moins-value.

Ainsi le créancier est exposé à divers risques:
- le débiteur peut se trouver incapable de payer les intérêts sur une obligation, ou de verser sur une action le dividende espéré ;
- le débiteur peut être incapable de rembourser sa dette à l'échéance, ou l'entreprise peut faire faillite et alors ses actions ne valent plus rien ;
- le cours en Bourse de l'action, ou de l'obligation, est volatil.

L'évaluation du rendement d'une créance doit tenir compte et du taux d'intérêt ou du dividende anticipé, et aussi de la plus ou moins-value anticipée : ce rendement est donc aléatoire.

Les apports de la théorie

La théorie de la finance fournit des règles pour estimer l'espérance mathématique du rendement d'un actif, son écart-type qui mesure le risque, et aussi la corrélation entre les rendements de deux actifs. Ces estimations s'appuient cependant sur des observations passées alors que les anticipations sont, elles, relatives au futur et pourront donc être déjouées par des surprises, car le futur est essentiellement imprévisible : la théorie de la finance rencontre ici une limite qu'elle ne peut pas franchir et sur laquelle nous reviendrons.

Elle est pourtant éclairante. En effet l'écart-type d'une somme de variables aléatoires non corrélées est plus faible que la somme de leurs écarts-types, et il en découle la règle « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier » : le risque associé à un portefeuille sera d'autant plus faible que ce portefeuille comportera une plus grande diversité d'actifs dont les risques sont non corrélés (donc relatifs à des secteurs d'activité, types d'entreprises et pays divers).

Il existe des actifs à risque pratiquement nul et dont le rendement est naturellement le plus faible : ce sont des créances sur l'Etat comme par exemple les OAT. La théorie permet alors de définir le portefeuille à risque optimal, celui qui maximise le rendement pour un risque donné. En empruntant ou prêtant sur le marché monétaire l'acteur peut en outre doser selon ses préférences le rendement et le risque : s'il emprunte pour acheter davantage d'actifs à risque, l'effet de levier accroît parallèlement le rendement et le risque comme sur la droite « Best possible CAL » du graphique ci-dessous ; s'il prête, il obtient l'effet inverse (voir « Modern portfolio theory » sur Wikipedia, dont est extrait le graphique ci-dessous).

Portefeuille optimal et effet de levier
Mais à chaque placement sont associés des coûts de transaction qui sont à peu près indépendants du montant du placement : il est donc toutes choses égales d'ailleurs avantageux de faire des placements unitaires importants, et pour un budget donné ce phénomène s'oppose à la diversification des créances.

De ces deux éléments opposés (opportunité d'une diversification des créances, coût de transaction indépendant du montant d'un placement) il résulte que les acteurs qui peuvent minimiser les risques sont ceux qui sont les plus riches : ils peuvent en effet diversifier leurs créances tout en investissant sur chacune un montant assez élevé pour que le coût total des transactions soit relativement faible.

C'est pourquoi « on ne prête qu'aux riches » : quelqu'un qui n'est pas riche ne pourrait pas obtenir, à lui seul, un rapport rendement / risque aussi favorable. Il sera donc avantageux pour lui de prêter à un plus riche qui lui garantira un rapport intéressant quoique moins élevé que celui dont ce riche bénéficie, ce qui laisse une marge à ce dernier.

Ce mécanisme est à l'origine de la Banque en Mésopotamie dans l'antiquité, puis en Italie pendant la Renaissance. La Banque, ainsi conçue comme un intermédiaire sur le marché du crédit, rassemble et mobilise l'épargne qu'elle doit orienter vers des placements judicieux. C'est là une fonction indéniablement utile.

Mais la banque est alors un débiteur qui peut être mis en faillite s'il se trouve incapable de liquider ses actifs assez vite pour répondre aux exigences de ses créanciers. C'est pourquoi la régulation impose aux banques des règles de prudence : elles doivent notamment détenir sous forme liquide une certaine proportion des dépôts qui leur sont confiés. Si elles manquent temporairement de liquidité, elles peuvent emprunter aux autres banques sur le marché interbancaire. Si le système bancaire dans son ensemble se trouve gêné, il peut emprunter à la banque centrale qui constitue à cette fin d'importantes réserves.

L'ensemble du système bancaire forme ainsi une « pyramide fiduciaire » dont le socle est constitué par les épargnants, le milieu par les banques, le sommet par la banque centrale elle-même garantie par l’État. Lorsque la crédibilité de l’État est atteinte, la pyramide fiduciaire est fragilisée : c'est le cas aujourd'hui...

Limites de la théorie

Le modèle de base, que la plupart des économistes ont en tête, considère une économie stable où tous les acteurs sont confrontés aux mêmes prix relatifs : il ne comporte aucune incertitude et la dialectique de l'offre et de la demande fait converger le marché de chaque produit vers un prix d'équilibre qui donne une mesure de sa valeur.

Par contre les choix des acteurs concernant la structure de leur patrimoine, la valeur des actifs et la crédibilité des débiteurs s'appuient sur des anticipations c'est-à-dire sur l'idée que chacun se fait de la situation future – et donc les anticipations peuvent, contrairement aux prix que l'on constate sur un marché, différer d'une personne à l'autre.

Il en résulte plusieurs conséquences :
- l'anticipation des prix futurs est fonction des niveaux et tendances des prix passés : l'équilibre économique intertemporel, étant contraint par la forme de cette fonction, ne peut être qu'un équilibre sous-optimal « de second rang ». Le déséquilibre de l'économie dans les années 30 [3] était une énigme pour des économistes qui ne connaissaient que le modèle de base : le principal apport de Keynes a été la prise en compte de l'incertitude des anticipations ;
- comme les anticipations prolongent le plus souvent une tendance observée, la hausse nourrira la hausse et la baisse nourrira la baisse jusqu'à ce qu'un incident catalyse un brusque retournement. Contrairement aux prix dans une économie stable, les prix des actifs patrimoniaux ne se fixent donc pas au niveau d'équilibre qui correspondrait à la valeur de ces actifs et ils connaissent d'amples fluctuations : ils sont essentiellement volatils ;
- le marché des actifs patrimoniaux est un marché d'occasion : leur prix se détermine non sur le stock total de ces actifs mais sur la petite partie qui est mise en vente. Évaluer une entreprise selon sa « capitalisation boursière » (produit du cours de l'action par le nombre des actions) donne donc parfois un résultat absurde : il arrive que cette « valeur » soit inférieure à celle de la participation de l'entreprise dans une de ses filiales.

Les évolutions récentes

La doctrine de l'efficacité des marchés, formulée dans les années 1970 par l'école de Chicago, nie la différence de nature entre les prix des actifs patrimoniaux et ceux des biens de consommation.

La Bourse, prétend-elle, dispose de l'information nécessaire pour indiquer à chaque instant la valeur exacte d'une entreprise. Le cours de l'action est donc d'après elle le critère suprême de l'efficacité d'un dirigeant, et la « création de valeur pour l'actionnaire » doit guider ses décisions. Elle considère que les marchés sont autorégulateurs et que la Bourse suffit pour orienter l'économie dans la meilleure direction : les interventions de l’État et la régulation sont à proscrire.

Cette doctrine, qui tire parti du prestige du modèle de base - et qui équivaut d'ailleurs à postuler que le fonctionnement spontané des marchés élimine l'incertitude du futur -, s'est malgré l'évidence contraire imposée dans les années 1970 à la majorité des économistes. Elle a fourni leur socle théorique au néo-libéralisme et aux politiques de Ronald Reagan et Margaret Thatcher. Elle a incité à déréguler les marchés, à supprimer ou ne pas appliquer les règles de prudence pour déchaîner une « innovation financière » qui a pu tirer parti de l'informatique et de l'ubiquité que procurent les réseaux. La finance s'est massivement automatisée tout en négligeant de superviser les automates.

La Banque s'est ainsi détournée de sa mission historique d'intermédiation pour s'orienter vers une « production d'argent » en circuit court d'autant plus effrénée que le risque devait être finalement supporté par les États.

Ces phénomènes sont responsables de la crise financière et économique qui s'est déclarée à partir de 2008. L'accroissement du risque supporté par les États altérant leur crédibilité, leur niveau d'endettement est apparu intenable. La pyramide fiduciaire est depuis lors en danger : le mécanisme du crédit s'est pratiquement bloqué, et si la perte de confiance en la monnaie elle-même ne s'est pas encore produite ce serait logiquement la prochaine étape, encore plus dévastatrice.

Une tentative de réponse

Pour répondre à l'école de Chicago, certains économistes (André Orléan [4], Pierre-Noël Giraud [5]) supposent eux aussi qu'il n'existe pas de différence de nature entre le prix des actifs patrimoniaux et ceux des biens de consommation) mais posent le postulat contraire : ils estiment que tous les prix sont sujets à la même incertitude, la même volatilité que ceux des actifs patrimoniaux.

Il est vrai que l'information symétrique et parfaite que postule le modèle de base est une hypothèse irréaliste, mais cela n'invalide pas ce modèle en tant que référence théorique (de même, en physique, l'irréalisme du modèle de la mécanique sans frottement n'invalide pas sa pertinence théorique). Supposer tous les prix incertains, y compris ceux des biens de consommation qui se fixent hic et nunc et sans qu'intervienne la considération du futur, c'est pousser le scepticisme à un point tel que la réflexion perd tout point d'appui.

Il est préférable d'admettre que le mécanisme qui détermine les prix est différent selon que l'on considère les prix des actifs patrimoniaux et ceux des biens de consommation : alors que les premiers sont incertains et volatils, la stabilité que le modèle de base confère aux seconds est une hypothèse forte mais féconde et, à tout prendre, plus réaliste que l'hypothèse contraire.
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[1] Ce modèle est celui que décrit Gérard Debreu dans Théorie de la valeur, Dunod, 2001.

[2] John Hicks, « A suggestion for simplifying the theory of money », Economica, 1935.

[3] Jean Grandmont, Money and Value, Cambridge University Press, 1983.

[4] André Orléan, L'empire de la valeur, Seuil, 2011.

[5] Pierre-Noël Giraud, Le commerce des promesses, Points, 2009.

5 commentaires:

  1. 1/ Très bon sujet, merci ;-) la question de la pédagogie des affaires financières me semble essentielle : quasiment tout le monde a quelques rudiments sur le fonctionnement d'une centrale nucléaire (ce qui est bien, même si on peut mieux faire), mais peu de personnes connaissent le fonctionnement de base d'une banque de détail et des circuits monétaires... dans ces conditions comment parvenir à prendre des décisions collectives sur ce sujet (qui provoque lui aussi des catastrophes naturellement) ?

    2/ je proposerais d'ajouter un mot clef dans votre post : la confiance, dans un patrimoine stocké (donc implicitement dans une certaine vision du futur ou je pourrai utiliser ce patrimoine), dans une capacité d'échange, dont l'unité monétaire est une représentation concrète me semble-t-il.

    3/ personnellement j'aime beaucoup la comparaison entre le système financier et le système de circulation d'eau. Il me semble qu'on peut tisser la métaphore à l'infini entre ces 2 systèmes d'irrigation notamment sur cette notion qui est que l'eau de l'océan est à peu près la même que l'eau d'une bouteille... mais pas tout à fait et le circuit de l'une à l'autre à est très complexe... et on peut mourir de soif sur l'océan... en fait il faudrait parlers des eaux... pareil pour la(les) monnaie(s), etc, etc - qu'en pensez-vous ?

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  2. "le risque associé à un portefeuille sera d'autant plus faible que ce portefeuille comportera une plus grande diversité d'actifs dont les risques sont non corrélés (donc relatifs à des secteurs d'activité, types d'entreprises et pays divers)."

    Oui en effet ; mais cela est combattu par la paresse des investisseurs et de leurs intermédiaires (ou plus courtoisement dit : l'intérêt qu'ils ont à réduire leurs propres coûts, liés à l'étude des investissements). Résultat, tout le monde fait pareil et investit au même endroit, sauf bien sûr Warren Buffett.

    "la corrélation des marchés à travers le monde et entre types d'instruments ou d'actifs (changes, dette, actions, matières premières...) s'est considérablement accrue ces dernières années, renforçant le risque de propagation et d'amplification." Olivier Lecomte http://www.latribune.fr/opinions/20110405trib000613230/des-fusibles-dans-le-systeme-financier-mondial.html

    ou le graphique source Bloomberg, malheureusement très peu explicite dans son mode de construction, qui montre une sorte de /r/ passant de 0,00-0,20 dans les années 1993-2001, à près de 0,6 mi-2010. http://leblogalupus.com/2010/10/25/marches-actions-quelle-est-la-correlation-entre-les-grands-indices/

    Bien sûr, cela laisse entier le fond de votre billet billet.

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  3. Voici une tentative de pédagogie sur la finance (et particulièrement le système financier bancaire) certainement perfectible mais sympathique : http://www.terraeco.net/Comprendre-la-dette-en-10-minutes,39739.html

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  4. Une autre action de pédagogie économique et financière qui fait plaisir à lire ! (je l'ai découverte dans votre profil, merci)
    http://atterres.org/page/manifeste-d%C3%A9conomistes-atterr%C3%A9s

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  5. un autre élément de réponse, "La culture financière des Français", étude du CREDOC : http://www.amf-france.org/affiche.asp?Id=10196&lang=fr

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