Dans ces textes concis, abstraits et d'une lecture très difficile, les mathématiciens ultérieurs ont trouvé de quoi légitimer opportunément leurs propres travaux. Leur interprétation s'est ainsi élargie progressivement : on y a trouvé successivement une théorie des équations, une théorie des groupes et des structures algébriques, enfin l'esprit des mathématiques modernes elles-mêmes tout entier.
Il est difficile de se faire une idée exacte de la personne de Galois car les archives sont pauvres (peut-on d'ailleurs se faire une idée exacte d'une personne, quelles que soient les archives dont on dispose ?). Il est vraisemblable qu'il ne correspondait pas exactement aux mythes qui ont été construits autour de son nom.
Il est peu douteux en tout cas qu'il ait possédé le génie mathématique qu'on lui attribue, et pour une raison très simple : il avait l'âge du génie en mathématiques. C'est en effet autour de 18-20 ans que le cerveau est le plus créatif. Si quelqu'un se passionne à cet âge-là pour les mathématiques, s'il a reçu auparavant l'instruction qui permet de raisonner avec justesse, si enfin les circonstances lui font rencontrer des personnes ou des textes rendant compte de l'état des recherches, il peut aller loin et trouver des résultats qui échapperaient à un mathématicien d'âge mûr. Ces trois conditions ayant été réunies pour Galois, la précocité de son talent était conforme à la nature.
Il n'est pas douteux non plus qu'il ait été un républicain exalté, les témoignages le montrent. Là aussi, c'est une question d'âge : dans l'extrémisme de Galois on reconnaît le tempérament généreux et les illusions qui ont, plus près de nous, animé d'autres révolutionnaires en herbe.
Que serait devenu Galois s'il ne s'était pas fait tuer ? L’Académie, qui n'était pas aussi malveillante qu'il ne le croyait, aurait fini par accepter ses travaux pour peu qu'il ait fait l'effort de s'expliquer clairement. Il aurait fait carrière dans l'université : peut-être aurait-il conservé la flamme du génie, peut-être se serait-elle éteinte comme chez tant d'autres ; peut-être aurait-il aussi conservé l'esprit révolutionnaire, peut-être se serait-il embourgeoisé comme tant de nos maoïstes des années 1960 : nous n'en saurons jamais rien.
Il ne faut pas s'exagérer l'originalité de ses travaux. Il s'est intéressé aux conditions de résolution des équations algébriques : cette question préoccupait les mathématiciens de son temps et ses prédécesseurs (Abel, Cauchy, Gauss) avaient déjà pensé à la traiter en considérant un groupe de permutations.
L'originalité de Galois réside plutôt, me semble-t-il, dans son style en mathématiques. Alors que d'autres croient devoir étayer leur propos par des calculs et des exemples, il place son raisonnement à un niveau de généralité qui lui permet d'accéder directement au résultat selon une démarche semblable à celle que Nietzsche évoque dans La philosophie à l'époque tragique des Grecs : « On croit voir deux voyageurs au bord d'un torrent sauvage qui roule des pierres avec lui : le premier saute d'un pied léger, utilisant les pierres en progressant de l'une à l'autre, bien qu'elles s'effondrent brusquement derrière lui ; l'autre reste sur la rive, cherchant en vain une aide ; il lui faut d'abord construire les fondations qui supporteront son pas lourd et prudent ».
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Le style de Galois n'étant pas celui de son époque, il ne pouvait pas être immédiatement compris par ses contemporains. C'est ce style, bien plus que le contenu de ses travaux, qui fait de lui me semble-t-il un précurseur des mathématiques modernes. Mais ce style présente un risque pour la pédagogie des mathématiques, donc pour la formation des mathématiciens et finalement pour la discipline elle-même.
Il consiste à prendre comme point de départ du raisonnement les concepts les plus abstraits auxquels puisse aboutir une longue méditation. Les structures (groupes, corps, anneaux, idéaux, modules etc.), présentées selon une nomenclature qui se ramifie comme en zoologie, deviennent alors des êtres que l'on considère pour eux-mêmes : l'un des volumes du traité de Bourbaki s'intitule par exemple « Modules sur anneaux semi-simples », et c'est par dérision, sans doute, que ses auteurs prétendent qu'on puisse le lire sans posséder aucune connaissance préalable en mathématiques.
La pédagogie emprunte ainsi une démarche inverse à celle de la recherche. Celle-ci est en effet inductive et c'est une sensibilité esthétique qui oriente le mathématicien vers les axiomes les plus féconds. Ses résultats, par contre, sont présentés de façon « rigoureusement » déductive. Imaginez que l'on enseigne l'alpinisme en ne pratiquant que la descente et jamais l'escalade : c'est ce que fait la pédagogie des maths.
Or le cerveau humain ne peut loyalement assimiler une abstraction que s'il en perçoit la nécessité logique. Poser la définition des groupes ne peut donc rien apporter à quelqu'un qui n'a jamais manipulé des permutations ou des rotations et il faut avoir pratiqué les nombres réels et les nombres complexes pour entrevoir l'utilité du concept de corps, avoir exploré la théorie des nombres pour voir à quoi correspond le concept d'anneau.
Tout comme Galois a gribouillé dans ses brouillons des calculs dont ses textes destinés à la publication ne conservent pas la trace, les mathématiciens bien formés savent exactement ce que contient chaque structure. Mais ils n'en parlent pratiquement jamais et ils se refusent à dévoiler à leurs étudiants les schémas simples qu'ils ont en tête : ils croient que ce ne serait pas « rigoureux ».
Il m'est arrivé de dire à des auteurs de travaux ingénieux mon étonnement devant leur présentation excessivement abstraite. « Il faut bien que les étudiants s'en chient », m'a dit l'un d'eux ; « c'est ma thèse, si le jury avait compris il m'aurait emmerdé », m'a dit un autre. Ces phrases, que je cite ici telles quelles et avec la crudité du langage oral, ne révèlent-elles pas une dégradation de l'esprit scientifique ?
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Tout comme les musiciens modernes, qui les ont imités, la plupart des mathématiciens modernes se font gloire d'être incompréhensibles. Cela leur permet de former une toute petite élite, certes divisée par d'inexpiables conflits de priorité mais solidaire dans le sentiment de sa supériorité sur la simple humanité. Ils dédaignent les « maths appliquées » pour cultiver les « maths pures », c'est-à-dire poussées à l'extrême degré de l'abstraction : mais ces « maths pures » ne seront-elles pas stériles si elles restent indéfiniment vierges ?
Je n'entends pas céder ici à une quelconque facilité : je ne réclame pas que la lecture d'un texte mathématique soit aussi facile que celle d'un roman, je sais bien que tout exposé doit partir de quelques énoncés abstraits dont il déploie les implications.
Mais il faut que la nécessité logique d'une abstraction soit perceptible au moment où on l'énonce : sinon on contraint le lecteur, l'étudiant, à une servilité de bon élève qui, étant contraire à l'esprit même des mathématiques, répugne aux meilleurs et les écarte de la discipline. Mieux vaut donc partir des nombres, des vecteurs, des tenseurs, plutôt que des structures : elles ne peuvent être que l'aboutissement d'une méditation qui, portant sur la chair d'êtres mathématiques longuement étudiés et bien connus, vise à mettre en ordre la conscience des nécessités auxquelles ils obéissent.
Voici un exemple : en analyse des données, l'analyse canonique généralisée englobe toutes les méthodes d'analyse factorielle comme autant de cas particuliers. J'ignore s'il existe un professeur qui procède en commençant « logiquement » par elle mais il serait un bien mauvais pédagogue : mieux vaut étudier d'abord les méthodes les plus pratiques (analyse en composantes principales, analyse factorielle des correspondances) et n'introduire l'analyse canonique que lorsque la généralisation formelle qu'elle procure aide à mettre de l'ordre dans les idées acquises, auparavant, en explorant les autres méthodes et en découvrant leurs secrets.
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Le destin de Galois a suscité toute une littérature qui déplore la mort prématurée d'un « génie mathématique » doublé d'un « héros républicain ». Sa personne, devenue ainsi célèbre et figée comme en une statue, a subi les déformations qu'impose la célébrité et sert d'alibi à des ambitions et à des corporatismes qu'avec son intransigeance juvénile il aurait sans doute méprisés.
Cher Ami,
RépondreSupprimerMerci pour cet article eclairant, faute d'etre lumineux pour le non-mathematicien que je suis.
Deux questions subsistent:
-d'ou tenez-vous que le cerveau humain est le plus creatif entre 18 et 20 ans?
-l'elitisme (republicain ou autre) n'est-il pas preferable au nivellement par le bas que nous infligent frequemment medias et "pubs" abrutissantes?
Cordialement (et sans accent!)
Tout à fait d'accord avec l'exemple final sur l'analyse des données. Mes formations à l'analyse des données (en formation continue) consacrent les premiers 40% du temps à la seule ACP, pour cette raison.
RépondreSupprimerMais je vais devoir changer, et pour la même raison : les cadres et chargés d'étude sont de plus en plus en plus habitués à l'idée de modélisation, de "levier" (une relation de cause à effet dont l'articulation serait directement actionnable par l'entreprise à court terme - "sinon, c'est bien joli, mais on nous demande d'être opérationnels").
Je vais donc essayer une autre méthode partant de la régression linéaire multiple, faisant évoluer les données (par sous-échantillonnage aléatoire) pour permettre aux stagiaires de prendre conscience du problème : s'il y a beaucoup d'explicatives corrélées, pas moyen de définir "le" bon levier… d'où, l'ACP, et ainsi de suite…
… et l'analyse canonique (simple, pas généralisée) devrait suivre assez facilement comme "cadeau bonus" récompensant l'effort de ce détour !
Je vous tiens au courant !
Avec tout mon respect pour Evariste Galois : j'ai été formé par des professeurs "bourbakistes" en 1ère, Terminale et Maths Sup, et je reste fasciné par ce type de beauté des mathématiques, le raisonnement pur sur des structures qui se dispensent d'exister en vrai.
Ce genre de maths n'aide peut-être pas beaucoup dans le monde réel, mais permet, entre autres, de sympathiser avec la théologie musulmane ! (le mot d'Abélard pour le christianisme, "théologie", se traduit, je crois, en islam, par "Unicité").
Bonjour, et merci pour ce texte intéressant qui m'inspire toutefois deux remarques.
RépondreSupprimerPour ce qui est de l'enseignement "actuel" il faut bien faire des sauts dans l'abstraction de temps à autre et de même que l'enseignement des nombres est nouveau pour qui ne les connaît pas, on peut bien enseigner les groupes ou les coniques "ex nihilo", comme un exercice nouveau, non ? (pour l'analyse des données, je partage votre sentiment...)
La phrase "Tout comme les musiciens modernes, qui les ont imités, la plupart des mathématiciens modernes se font gloire d'être incompréhensibles", me gêne un peu, beaucoup de musiciens novateurs n'ont-ils pas d'abord été jugés incompréhensibles ou inaudibles et décriés par leurs contemporains, alors que l'École de Vienne, par exemple, nous paraît aujourd'hui d'un inégalable classicisme ?
@Cabannes
RépondreSupprimerOui, il faut bien sûr faire des "sauts dans l'abstraction", mais il faut qu'ils soient préparés - sinon ils semblent gratuits et psychologiquement ils sont gratuits : seul un bon élève à l'esprit docile peut accepter des abstractions qui tombent du ciel sans autre justification que l'autorité du maître.
Certains compositeurs aujourd'hui classiques, mais non pas tous, ont été mal compris par leurs contemporains. Notre époque est cependant la première où des compositeurs, des peintres, des écrivains etc. soient fiers d'être des incompris.
Dans les arts, la prétention à l'originalité étouffe la création authentique, et ceux qui imitent le formalisme des maths ignorent que celui-ci n'en est que la superficie apparente : l'âme des maths ne réside pas dans leur formalisme.
@Anonyme
RépondreSupprimer1) J'ai toujours entendu dire que le cerveau était au sommet de sa créativité entre 18 et 20 ans. Je croyais que c'était une évidence partagée.
2) Diderot évoquait l'"élitisme pour tous". À l'opposé du nivellement par le bas, il invite chacun à déployer ses meilleures facultés. Il s'oppose aussi à l'élitisme sélectif des "gens distingués".
Merci pour cet article qui me parait très pertinent. Il me fait penser au propos de Carlo Rovelli dans son récent ouvrage "Anaximandre de Milet ou la naissance de l'esprit scientifique". Le physicien y relève le paradoxe apparent du succès de la science moderne en remarquant qu'alors que les questionnements d'ordre général (l'origine du monde, de la vie, etc.) s'étaient avérés à peu près stériles, les questionnements simples (pourquoi cette pomme tombe-t-elle ?) ont accouché de vérités très puissantes et très générales. Il y a quelque chose de véritablement fascinant dans ce processus qui est au cœur de la science moderne. J'ai fait l'expérience de cette "magie" grâce à un professeur de mathématique de terminale qui eut la splendide idée de nous faire inventer le logarithme tel qu'il l'a été, en partant du besoin de transformer les produits en sommes. Un raisonnement élémentaire à partir de ce besoin des plus prosaïques aboutit à la primitive de 1/x puis au nombre e, presque aussi fascinant que Pi. Ce sont en effet ces démarchent "ascendantes" qui, comme en tirant doucement un rideau, révèlent à la fois la légitimité et surtout la splendeur des mathématiques. Dommage que ce ne soit pas le parti pris de l'académisme.
RépondreSupprimerBien cordialement.
P.S. : pour la créativité mathématique, il me semble que c'est plutôt 30 ans l'apogée. D'où la limite d'âge des médailles de Fields à 40. Mais le sujet n'est pas tranché à ma connaissance. Voir ce lien intéressant :
http://www.sceptiques.qc.ca/forum/age-limite-en-mathematique-t6721.html