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Informatisation et compétitivité
Informatisation et compétitivité
Napoléon avait pris la mesure de l'avantage que l'industrialisation pouvait procurer à une nation. Dans le traîneau qui le ramène de Russie en décembre 1812, il se confie à Caulaincourt : « On a beau faire, dit-il, c’est moi qui ai créé l’industrie en France… le but du système continental est de créer en France et en Allemagne une industrie qui l’affranchisse de celle de l’Angleterre [1] ».
L'industrialisation avait démarré vers 1775. L'informatisation a débuté vers 1975. Pouvons-nous espérer que les dirigeants en auront dès 2012 compris la nature et l'importance ? On peut craindre qu'ils n'aient pas, sur ce point, un jugement aussi pénétrant que celui de l'empereur.
Dans beaucoup d'entreprises, l'informatique est en effet considérée comme un « centre de coûts », comme une dépense qu'il convient de comprimer. Le gouvernement français vient de créer une Direction interministérielle des systèmes d'information et de communication. Quelle est la première des missions données à cette direction ? De diminuer le coût de l'informatique !
Beaucoup de dirigeants considèrent d'ailleurs l'informatisation comme une question technique, qui doit être traitée par des techniciens et qui est donc indigne de retenir l'attention d'un stratège. Ils se trompent.
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En effet l'informatisation a changé le monde, et donc notre façon d'agir et notre façon de penser.
Elle a changé le monde parce que les réseaux, l'Internet en particulier, ont supprimé les effets de la distance géographique : la relation entre mon ordinateur et un serveur quelconque est la même, qu'il soit situé dans le même immeuble que moi ou à l'autre bout du monde. Étant également accessible de partout, le « cyberespace » est donc ubiquitaire.
L'informatique a par ailleurs permis d'automatiser la logistique des containers et le coût du transport des biens non pondéreux est devenu négligeable. Tout cela concourt, pour le meilleur et pour le pire, à une mondialisation de l'économie qui a complétement transformé les conditions de la concurrence comme de l'équilibre économique et géopolitique.
Nous reviendrons sur d'autres aspects du phénomène : il est utile, dans cette introduction, de considérer une analogie éclairante.
À la charnière des XVIIIe et XIXe siècle la richesse relative des nations a été bouleversée par l'industrialisation – ou, pour être plus précis, par la mécanisation et la chimisation du système productif – d'abord en Grande-Bretagne, puis en France et en Allemagne.
Les pays qui se sont tenus à l'écart de cette évolution ont bientôt été dominés et parfois colonisés : ce fut par exemple le cas de la Chine. Elle avait été au XVIIe siècle la plus riche, la plus prospère des nations : les paysans chinois étaient alors plus à l'aise que les paysans français et cela avait beaucoup impressionné les missionnaires jésuites. Mais comme la dynastie mandchoue, profondément conservatrice, a par la suite refusé l'industrialisation, la Chine devint au XIXe siècle une proie pour les pays industrialisés.
Eh bien l'informatisation succède aujourd'hui à l'industrialisation – ou plutôt, pour être plus précis, nous dirons qu'elle est l'étape actuelle de l'industrialisation. Son émergence ne supprime certes ni la mécanique, ni la chimie – pas plus que la mécanisation n'avait supprimé l'agriculture qui avait été jusqu'au XVIIIe siècle la principale source de richesse – mais elle les transforme.
Les cartes de la géopolitique sont ainsi redistribuées. Les pays émergents forment des informaticiens, organisent leurs entreprises, développent leur compétitivité et prennent toute leur place dans le concert des nations tandis que les anciens pays industrialisés, alors même qu'ils ont été les premiers à s'informatiser, peinent sous le poids d'institutions devenues obsolètes.
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Il faut donc approfondir, enrichir les exigences de la compétitivité. Lorsque la technique est stable, ou du moins lorsque l'économie reste globalement dans un même système technique fût-il évolutif, la compétitivité peut jouer sur deux attributs des produits : le prix et la qualité.
Lorsque l'économie migre d'un système technique à l'autre, par contre, il ne suffit plus pour une entreprise, pour un pays, de s'appliquer au prix et à la qualité des produits : il faut aussi se réorganiser, se redéfinir dans le cadre du nouveau système technique.
De ce point de vue on doit s'inquiéter pour la France. Si l'on considère la valeur du PIB elle est classée cinquième parmi les nations. Si l'on considère l'informatisation, les études disponibles la classent vingtième (OCDE, The Economist etc.). Pourra-t-elle rester durablement cinquième selon la richesse alors qu'elle est classée vingtième selon la maîtrise des techniques fondamentales ? Bien sûr que non. Elle risque plutôt de se retrouver à son tour dominée, colonisée, comme le furent au XIXe siècle la Chine et les autres pays qui ne s'étaient pas industrialisés.
Si l'on considère les grands accidents industriels, les grands échecs de l'industrie contemporaine, on voit qu'ils ont presque tous eu pour cause un problème informatique. La construction de l'A380 a été ralentie parce que les Français et les Allemands n'utilisaient pas le même logiciel pour le plan de câblage. La mise au point de l'A400M est ralentie parce que l'on peine à mettre au point le programme informatique qui commande ses moteurs. La fusée Ariane a explosé à cause d'une bogue dans un logiciel.
Dans la conception des produits, l'informatique occupe une place prépondérante : d'abord parce que l'on utilise massivement la simulation en 3D pour préciser le dessin et l'ajustement des pièces qui le composent, mais aussi parce que l'informatisation a transformé la mécanique. Auparavant, la transmission d'information, la synchronisation des organes d'une machine, d'un moteur, étaient réalisées à l'aide d'engrenages, arbres à cames, courroies, poulies etc. Elle est de plus en plus réalisée par des composants électroniques, des bus informatiques et des logiciels, et cela la rend à la fois plus précise et plus riche en possibilités.
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Oui, le monde a changé, la nature a changé – si l'on accepte d'appeler « nature » non seulement la nature physique et biologique, mais aussi l'état des choses tel qu'il résulte de l'action humaine : une fois qu'une maison a été construite ou qu'une route a été tracée, ces artefacts dont la conception est sortie de l'esprit humain s'agrègent au monde de la nature pour s'offrir à notre action comme ressource, outil ou obstacle.
L'informatisation a provoqué dans les entreprises un changement brutal de la structure de l'emploi, de la nature des produits et de la façon de produire. Ce changement a été plus subi que voulu ou même pensé : il s'est produit sous la pression de la nécessité et ses conséquences se déploient avec la vigueur d'un phénomène naturel.
La production des biens s'est massivement automatisée. Dans une usine, presque tout est fait par des automates (il suffit pour s'en convaincre de visiter des usines ou, à défaut, de regarder la série « Comment c'est fait » sur Discovery Channel) : seul reste à y faire le travail de supervision, de réglage, de maintenance, et aussi parfois l'emballage parce que celui-ci est trop difficile à automatiser.
Bien sûr cette automatisation a un coût qui ne fait que renchérir la conception du produit : l'entreprise contemporaine est ultra-capitalistique car l'essentiel du coût de production réside dans l'investissement initial. Les effectifs consacrés à la conception – organisation, plans et programmes informatiques, élaboration d'équipements ad hoc – sont donc beaucoup plus importants qu'autrefois.
Les entreprises qui veulent satisfaire et fidéliser leurs clients doivent par ailleurs développer des services financiers, de conseil, d'assistance, de maintenance etc. Les produits sont devenus des assemblages de biens et de services, et l'emploi qui a été chassé de la production physique par l'automatisation se retrouve dans le déploiement de la conception et des services.
L'évolution de la façon de produire change naturellement la façon de penser. L'informatisation implique d'équiper l'entreprise d'une doublure informationnelle, d'un langage qui représente dans le système d'information les êtres avec lesquels elle est en relation et sur lesquels elle agit : le système d'information est bâti sur un socle sémantique dont la qualité va conditionner son efficacité. Cela suppose une « pratique de l'abstraction », une abstraction à finalité pratique qui diffère beaucoup de l'abstraction contemplative que nous avons héritée de notre tradition intellectuelle et qui est déconnectée de l'action.
L'informatisation modifie aussi l'organisation et la façon d'agir. Dans l'entreprise industrielle, mécanisée d'autrefois, la conception et l'organisation étaient le fait d'une petite équipe d'ingénieurs et de dirigeants puis la production était réalisée, de façon répétitive, par une foule d'ouvriers travaillant selon des consignes strictes. Dans l'entreprise informatisée, le travail répétitif est automatisé : seule reste à faire par l'être humain la partie non répétitive ou imprévisible du travail.
Ainsi le « cerveau d’œuvre » a remplacé la main d’œuvre et il lui est demandé de prendre des décisions, d'exercer des responsabilités que l'organisation ne peut pas assurer : le cerveau d’œuvre doit traiter la demande qu'un client a formulée selon un langage qui n'est pas celui de l'entreprise, agir à chaud pour régler un incident, bref agir à l'interface entre l'entreprise et la nature extérieure à l'entreprise – que ce soit la nature des matières premières, celle des techniques, ou celle des besoins des clients.
L'informatisation ne se réduit pas donc pas à une automatisation : elle a fait émerger un être nouveau, l'alliage du cerveau humain et de l'automate, qui succède à l'alliage de la main d’œuvre et de la machine caractéristique du système technique antérieur.
On peut encore détailler d'autres conséquence de l'informatisation : la diversification des produits, la nécessité de partenariats, la relation transcanal avec les clients, mais regardons plutôt ce qui se passe dans les entreprises et, à un niveau plus global, dans la société tout entière.
Les entreprises avancent et évoluent, certes, mais comme à reculons, donc lentement et en faisant beaucoup d'erreurs. Dans leur majorité, nous l'avons dit, les dirigeants n'ont pas compris l'informatisation et ils n'en tirent pas les conséquences. La qualité du système d'information n'étant pas évaluée dans le bilan d'une entreprise, ceux qui ne pensent qu'à « maximiser le profit » ou à « créer de la valeur pour l'actionnaire » n'en perçoivent pas la nécessité.
Si les entreprises françaises étaient bien organisées et mettaient efficacement en scène l'alliage du cerveau humain et de l'automate, la France serait compétitive et le plein-emploi serait assuré. Nous en sommes loin car beaucoup de décisions stratégiques sont prises au rebours de ce qui serait nécessaire. Pour faire des économies de bouts de chandelle, l'entreprise sous-traitera sa relation avec les clients – le centre d'appel, le service de dépannage etc. – et gaspillera ainsi l'expérience qui s'acquiert à la première ligne.
De façon très générale les entreprises répugnent à développer les services pourtant nécessaires à la qualité de leur produit : elles croient que les services, « ce n'est pas de la production », et que seuls méritent le nom de « produit » les biens que l'on peut toucher de ses mains et soupeser.
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L'informatisation, il faut le dire, apporte autant de risques que de possibilités. Les automates tombent en panne, les logiciels ont des défauts : il faut donc une supervision attentive, il faut se protéger des manœuvres malveillantes. Il faut aussi ne pas être dupe de la puissance des automates.
On peut expliquer la crise financière par l'illusion de sécurité qu'apporte l'informatique et par la puissance incontrôlée qu'elle a mise entre les mains des opérateurs : lorsque la sensation du risque disparaît, l'arbitrage entre rendement et risque qui fait le cœur de la finance est déséquilibré et le risque réel croît jusqu'à la catastrophe.
L'informatique a donné d'ailleurs, avec la complicité des banques et de pays voyous, l'arme du blanchiment à des prédateurs qui font fortune en s'emparant de patrimoines mal protégés et en les dépeçant. Les gains que procurent la fraude, la corruption et la criminalité peuvent aussi se recycler dans l'économie légale : la mafia a pris le contrôle de régions entières, de secteurs de l'économie, voire dans certains pays du pouvoir politique – et cela ne lui aurait pas été possible sans le blanchiment informatisé.
L'Internet des objets va démultiplier et les possibilités, et les risques : c'est le corps humain lui-même qui s'informatise, avec le téléphone « intelligent » que l'on porte à la ceinture et qui donne accès, où que l'on soit, à la ressource informatique personnelle, professionnelle, documentaire et ludique. L'ubiquité de l'informatique devient alors absolue, mais les questions de sécurité et de confidentialité, de protection de la vie privée, deviennent terriblement importantes : ne risquons-nous pas de devenir les victimes de malfaiteurs ou, pis encore, d'un régime politique totalitaire ?
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Face aux possibilités et aux risques que nous venons de décrire sommairement, où en est la prise de conscience de la société ? Où en sont les économistes ? Quelle est l'initiative du politique ?
La société est fascinée par des gadgets, iPhones et autres iPads, dont la commodité lui donne l'illusion que « l'informatique, au fond, c'est très simple » et qu'il n'y a donc pas à se casser la tête. Cette conviction est renforcée par la virtuosité des adolescents dans l'utilisation du clavier et de la souris, ou dans le chat et les jeux sur l'Internet – il y a pourtant loin entre cette virtuosité et la compétence en modélisation et en programmation qui est nécessaire pour mettre en place un système d'information.
La science économique, née en 1776 avec la Richesse des nations d'Adam Smith, s'est formée en symbiose avec l'industrialisation. Elle peine donc à assimiler le nouveau système technique et beaucoup de ses recommandations sont à contre-courant : ni l'apologie de la concurrence et du libre échange, ni la démolition du service public à laquelle les « libéraux » s'acharnent, ne sont de mise dans une économie informatisée.
En France le politique est fasciné par le « numérique » : il déploie des réseaux en fibre optique et des micro-ordinateurs, il « dématérialise » les paperasses, mais tout cela reste marginal par rapport au phénomène. On ne voit jamais mentionner l'informatisation parmi les priorités de la nation. Et pourtant s'il est vrai comme nous le croyons qu'elle est la forme actuelle de l'industrialisation, que sa réussite conditionne à terme la place de notre pays et son droit à la parole dans le concert des nations, il serait temps que les politiques l'assument et nous en parlent.
Quelles sont d'ailleurs les priorités d'une population ? Je crois qu'on peut dire que ce sont, dans l'ordre, l'emploi, l'éducation, la santé, la justice et le logement. Sur chacune d'entre elles l'informatisation peut apporter une efficacité inédite : il faut d'abord en prendre conscience, puis agir en conséquence.
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[1] Caulaincourt, Mémoires, Plon, 1933, vol. 2, p. 215 et 261.
Bonsoir,
RépondreSupprimerArticle stimulant! Vous dites que "ni l'apologie de la concurrence et du libre échange, ni la démolition du service public à laquelle les « libéraux » s'acharnent, ne sont de mise dans une économie informatisée.". Pourriez-vous précisez votre pensée car cela n'est pas clair pour moi.
Merci d'avance.
@Ferko
RépondreSupprimerCette phrase en effet lapidaire condense les conclusions du raisonnement développé dans e-conomie.
En bref : dans cette économie la production des biens est automatisée. Leur coût marginal est donc pratiquement nul. L'équilibre d'un secteur s'établit sous le régime du monopole (qui doit être soit régulé, soit géré par un service public) ou, plus souvent, sous le régime de la concurrence monopoliste. Les politiques qui s'efforcent d'instaurer la concurrence parfaite, présumée optimale, ignorent la réalité physique du système productif et sont donc fondamentalement erronées.
Tout à fait d'accord non seulement avec cet article et spécialement avec sa chute. Je reconnais à peu près l'ordre des priorités que je perçois parmi mes concitoyens : dans l'ordre, l'emploi, l'éducation, la santé, la justice et le logement — tout au plus aurais-je sans doute écrit "sécurité publique" au lieu de justice.
RépondreSupprimerEt vous ouvrez là 5 chantiers politiques intéressants : que veut dire, demain, informatiser l'emploi, informatiser l'éducation, informatiser la santé, informatiser la justice ou la sécurité publique, informatiser le logement ?
Vous êtes un spécialiste des SI publics et connaissez donc bien les acquis et les manques dans chacun de ces domaines. Peut-être y avez-vous déjà consacré des billets ?
(et bonnes fêtes !)
Je vous remercie à nouveau pour la conférence que vous avez donnée au sein de notre faculté à Settat. Pour un pays comme le Maroc qui a raté l’industrialisation, l’informatisation présente une opportunité importante pour rattraper quelques retards en matière de développement. C’est d’autant plus vrai, comme vous le dites, que nous ne peinons pas "sous des institutions devenues obsolètes" . Mais c’est aussi urgent pour résister aux bouleversements environnants et ceux internes de nature sociale grâce, "dans l'ordre, à l'emploi, l'éducation, la santé, la justice et le logement" et "chez nous aussi " à la lutte contre la corruption, la démocratisation de la vie publique et la bonne gouvernance. Et le bon usage de l’informatique peut aider à réaliser ces objectifs.
RépondreSupprimerTrès intéressant.
RépondreSupprimerJe pense cependant qu'il faudrait replacer ce discours dans le cadre de l'augmentation permanente de la productivité. Augmentation qui a pour conséquence la réduction du nombre d'emplois (la "crise" et la mondialisation masquant ce problème de base). A terme lorsque nous aurons remplacé toutes les tâches ne nécessitant pas une grande réflexion par des robots ou des logiciels (c'est, finalement la même chose), nous n'aurons plus de travail à donner à la majorité de la population. On voit par exemple se profiler le véhicule entièrement autonome ; que vont devenir les chauffeurs de poids lourds ? Pour ma part je pense que la troisième révolution après la mécanisation et l'informatisation, ce sera l'association des deux avec les robots "intelligents", mais surtout pouvant "travailler" seuls. L'effet sur le marché de l'emploi sera énorme. Et je ne pense pas que tous les "remplacés" vont devenir des experts de l'analyse orientée objet ou du calcul numérique par éléments finis, dont on aura besoin en quantité limitée.
Donc il faudra bien repenser la société, de gré, ou de force (lorsque les sans emploi seront majoritaires en effectif).