Mais ce respect ne doit pas s'opposer à la lucidité, au contraire : il faut dénoncer sans relâche les défauts d'un pays que l'on aime.
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Olivier Berruyer a ainsi publié sur son blog, Les-Crises.fr, un témoignage intitulé « Moi, ingénieur industriel » qui décrit les dangers que présente la sous-traitance en cascade. Guénaël Pépin a publié sur ZDNet.fr un entretien avec Stephan Ramoin, PDG de Gandi, intitulé « Cloud Andromède : un projet "sans avenir" qui déshabille les acteurs en place ».
Ces deux articles pointent vers une triste réalité : plus nos entreprises sont grosses, plus elles sont bêtes.
J'invite les lecteurs de volle.com à les parcourir. Qu'il s'agisse de la sous-traitance, ou de la distribution des crédits de l’État, on retrouve le même mépris envers la compétence, la même ignorance envers les conditions pratiques de l'efficacité.
Deux de mes amis, très compétents l'un et l'autre, m'ont envoyé des commentaires éclairants. Je les reproduis ci-dessous :
Sur « Moi, ingénieur industriel » :
« Ce texte parle bien de la cascade de la sous-traitance et de la perte de savoir-faire de l'entreprise donneuse d'ordre qui en résulte.
« Ce monsieur pense que le système tient grâce à quelques personnes qui se décarcassent. Il reste en effet encore dans les entreprises des gens qui ont connu le « vieux » système et connaissent les astuces du métier et les bêtises à ne pas commettre (comme ce monsieur d'ailleurs). Ce sont ces gens-là qui font encore tenir les entreprises sans trop de grosses erreurs.
« C'est le cas dans mon entreprise. J'ai vu par exemple un de mes chefs, qui a aujourd'hui 57 ans, détecter en quelques minutes des erreurs dans des calculs de structures complexes faits par la méthode des éléments finis et qui avaient pris deux mois. Il a dit à l'équipe calcul (un sous-traitant russe) "votre résultat n'est pas possible, vous faîtes des erreurs dans les hypothèses, le fléchissement à trouver est de 5 mm". Après vérification, il avait raison ! Il a pu signer les résultats et donc le design des pièces.
« Comment cela sera-t-il possible dans dix ans, quand cette génération des quinquagénaires sera à la retraite... On fera de grosses bêtises que l'on mettra des mois à réparer. »
Sur « Cloud Andromède : un projet "sans avenir" qui déshabille les acteurs en place » :
« Cet article confirme que la devise de notre république pourrait être « Connivence, Allégeance, Révérence ». Il y a en France des gens qui savent faire du Cloud et qui y réussissent très bien : OVH et Gandi au premier rang, sans doute aussi Iliad. Mais on ne trouve dans leur état-major aucun membre du corps des Mines, aucun inspecteur des Finances. Alors on s'adresse aux camarades habituels : Orange, SFR, Thalès, Bull, qui ont largement démontré leur incapacité à comprendre le fonctionnement de l'Internet mais sont des habitués.
« L’université numérique Paris-Île de France, qui regroupe les dix-sept universités et quelques autres écoles ou instituts, lance aussi un projet de Cloud financé dans le cadre du grand emprunt. Les vrais acteurs du domaine n'ont même pas essayé de répondre parce qu'ils savent que c'est biaisé. Alors on a eu les réponses de la bande de proxénètes habituels : Orange, Inéo - Gaz de France, Bull...
« Les entreprises créatrices et efficaces sont rançonnées pour financer les chevaux de retour et rombières trop décatis pour défendre leurs chances honnêtement.
« Encore une raison d'aller au gouffre. »
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Les grandes entreprises françaises sont aujourd'hui, dans leur majorité, dirigées par des personnes cooptées parce qu'elles appartiennent aux bons réseaux d'influence et savent se tenir à table, et qui ne voient l'entreprise qu'à travers la comptabilité, la « création de valeur pour l'actionnaire » et autres billevesées.
Il est difficile en effet d'apprendre à naviguer parmi les réseaux d'influence, à se tenir à table, à fumer le cigare etc., et d'acquérir les connaissances pratiques et intellectuelles qui font un stratège efficace : c'est l'un ou l'autre, mais non les deux à la fois.
Ces dirigeants mondains ne se contentent pas de mépriser les bons ingénieurs : ils les craignent et font leur possible pour les tenir éloignés des positions de pouvoir.
Ils y arrivent. Lorsque je vois une nomination à la tête d'une très grande entreprise, je fais une recherche pour voir qui est ce nouveau dirigeant et quelle est son expérience. Le plus souvent, je lis qu'il appartient à tel ou tel « grand » corps de « hauts » fonctionnaires, qu'il a appartenu à tel et tel cabinet ministériel. Il se peut aussi qu'il soit depuis toujours l'ami et l'homme lige du président de la République ou d'un autre potentat. Dans tous les cas il ne connaît rien, il ne peut rien connaître à l'entreprise diablement complexe qu'il va présider.
Il ne pourra donc la voir qu'à travers la comptabilité, qui n'en donne qu'une image partielle et notoirement déformée. Il aimera à monter de ces fusions et absorptions qui sont le passe-temps du dirigeant incompétent. Pour tenir son rang et se faire respecter, il sera d'une insolence cassante.
Les jeunes ingénieurs, qui n'ont pas la vocation du martyre, comprennent que pour « réussir » il faut apprendre à naviguer et acquérir les « bonnes manières ». Certains se laissent tenter : j'en connais qui, après avoir reçu la meilleure formation, l'ont vite oubliée pour devenir de parfaits prostitués.
Il y a bien sûr des exceptions : même parmi les inspecteurs des finances on peut rencontrer un bon entrepreneur, un excellent stratège : cela m'est arrivé. Mais ces exceptions sont trop rares pour contredire la règle générale, qui est celle de la médiocrité et de l'impertinence.
Merci Michel,
RépondreSupprimerC'est tout à fait ce que j'ai tenté d'expliquer à mon petit fils qui, son bac brillant en poche et conformément à l'air du temps, va s'appliquer avec les meilleurs à préparer Sciences Po et HEC ... Surtout pas ingénieur comme ses ascendants ! Il souhaite - légitimement - gagner le droit d'être entendu. or les autres ne le sont plus. Mais d'ici là, avec leurs fusions-acquisitions à tout va, n'est-ce pas tout le savoir faire du pays qui aura fondu !