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Chaque changement de système technique est précédé par une évolution culturelle et politique : l'innovation qui procure les technologies fondamentales d'un nouveau système n'est en effet possible que si les institutions et les esprits ont été préparés à l'accepter. En l'absence d'une telle préparation les idées nouvelles qui naissent dans le cerveau des inventeurs ne peuvent avoir aucune audience, donc aucune conséquence en termes d'innovation.
Ainsi la première révolution industrielle a été précédée, au plan politique, par les révolutions politiques anglaises qui ont aux XVIe et XVIIe siècles liquidé les institutions féodales avec la suppression des monastères par le protestantisme et l'extermination presque totale de la noblesse lors des conflits dynastiques. Au plan culturel, cette crise politique a été corrélative des réflexions de Bacon et de Newton. Elle a été accélérée et en quelque sorte catalysée par le mouvement de pensée des « lumières écossaises » qui s'est épanoui après la création de la Grande-Bretagne en 1707 et qu'ont illustré les noms de Hume, Smith et Watt.
Cette préparation culturelle et politique a abouti à un événement proprement technique, une transformation du savoir-faire : les progrès de la métallurgie avaient procuré des alliages dotés de qualités (auto-lubrification, faible dilatation à la chaleur) qui permettaient de construire des machines en métal plus précises et plus robustes que les machines en bois utilisées jusqu'alors. L'ajustement exact du cylindre permit de construire la machine à vapeur, ce premier moteur mécanique.
La synergie de la mécanique et de la chimie fit ainsi émerger vers 1775 un nouveau système technique qui ouvrit à l'action un nouveau champ de possibles accompagnés de dangers eux-mêmes nouveaux. L'exploration de ce champ a eu un ensemble de conséquences anthropologiques (sociologiques, culturelles, philosophiques etc.).
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Quel est le rapport entre le mouvement politique et culturel qui avait précédé la révolution industrielle, et celui qui a déployé les conséquences de cette révolution ? C'est un rapport de précédent à conséquent, et il comporte une différence de nature.
Pour comprendre cela, considérons l'émergence de l'écriture voici 5000 ans. Elle sert d'abord à dénombrer un stock (de semences, d'animaux etc.) et à sceller des échanges commerciaux. La lettre A représente la tête d'un bovin (il faut la renverser pour s'en rendre compte), la lettre B une maison (la coucher sur son coté gauche) etc. Dénombrer un stock, sceller des échanges : de tels besoins ne peuvent exister que dans une société pratiquant l'élevage et l'agriculture et où l'activité productive s'est développée ainsi que l'échange sur un marché. L'écriture a donc été précédée par une évolution politique et culturelle.
Mais cette évolution ne présageait ni celle de l'écriture elle-même, ni moins encore l'utilisation de l'écrit pour noter le poème d'Homère puis tout ce qui, par la suite, s'est déployé.
Ainsi une révolution industrielle est le point nodal où se condense, pratiquement et concrètement, une préparation culturelle qui est sa condition nécessaire. Cette révolution est ensuite condition suffisante d'un éventail de conséquences culturelles nouvelles. En elle-même cette révolution est proprement technique – elle ouvre la possibilité de nouveaux savoir-faire – et elle constitue une césure entre l'évolution culturelle qui l'a précédée et celle qui la suit.
Existe-t-il un rapport entre ces deux évolutions culturelles ? Oui sans doute, car le déploiement des conséquences d'une révolution industrielle concrétise les intentions qui l'ont précédée. Mais s'il se peut que les penseurs qui l'ont précédée aient anticipé ses conséquences, leur anticipation n'a pu être que très floue.
Si les penseurs des Lumières ont par exemple anticipé les conséquences de la mécanisation et, plus généralement, du fait que la pensée légitime ne s'appuie plus sur la tradition mais sur la démarche expérimentale, c'était une anticipation globale, philosophique et d’ailleurs sans doute trop optimiste. Ils n'ont pu prévoir ni les conflits qui opposeraient la bourgeoisie à la classe ouvrière, ni l'impérialisme des nations industrielles, ni l'invention du moteur électrique et du moteur à essence, ni moins encore les conséquences pratiques et sociales de telles inventions.
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Si l'on se représente l'émergence d'un nouveau système technique comme le nœud d'un diabolo, précédé par une convergence culturelle, puis faisant émerger un éventail de conséquences elles aussi culturelles mais de nature différente, on voit que Saint-Simon se situe chronologiquement au même endroit que nous : au moment où l'éventail des conséquences s'ouvre.
Le système technique fondé sur la mécanique et la chimie émerge en pratique vers 1775, les travaux de Saint-Simon sont rédigés entre 1802 et 1825 ; le système technique qui s'appuie sur l'informatique et le réseau émerge en pratique vers 1975, nous sommes en 2012 : le délai étant analogue nous sommes, d'une certaine façon, les contemporains de Saint-Simon car nous rencontrons des questions semblables à celles qu'il s'est posées.
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L'émergence d'un nouveau système technique est un événement technique, donc relatif au savoir-faire, qui modifie le rapport entre l'action humaine et la nature. Il est certes préparé par une évolution culturelle, c'est-à-dire à la fois mentale et collective, puis suivi par une autre évolution culturelle – mais il est lui-même de nature essentiellement pratique.
Certaines personnes pensent que tout est culturel, que tout se passe dans la psychologie du cerveau individuel et dans la sociologie des relations interpersonnelles. Elles ne veulent considérer ni le rapport dialectique entre le monde de la pensée et le monde de la nature, ni l'action qui incarne dans le monde de la nature une intention concrétisant des valeurs.
Une réflexion qui, partant comme celle de Saint-Simon du changement du possible qu'introduit un nouveau système technique, entreprend d'en anticiper les conséquences anthropologiques, leur semble alors céder à la tentation du technicisme : des historiens ont fait ce reproche à Bertrand Gille.
Ce reproche est injustifié. Le technicisme prétend tout expliquer à partir de la technique, du savoir-faire pratique, en ignorant le rôle de la culture et plus généralement de l'imaginaire. Il mutile ainsi l'histoire et interdit de penser globalement l'évolution des sociétés.
Une pensée attentive à l'articulation du monde de la pensée et du monde de la nature, c'est-à-dire aux conditions à la fois mentales, sociales et pratiques de l'action, embrasse au contraire dialectiquement la respiration qui fait alterner et conjugue l'évolution des idées et leur concrétisation dans des innovations qui, changeant le rapport du cerveau avec la nature, transforment celle-ci en l'aménageant.
1760-1825 pour Saint-Simon...
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