mardi 13 août 2013

Gilbert Simondon, Du mode d'existence des objets techniques, Aubier, 2012

Simondon est un philosophe sérieux. Son écriture, qui suit le cours d'une pensée exploratoire, est rugueuse et parfois répétitive. Il faut s'y reprendre à plusieurs fois pour le lire : on ne peut absorber utilement que quelques dizaines de pages par jour, après quoi il faut prendre le temps de la réflexion.

Cela en vaut la peine. Une fois le livre terminé et annoté on se promet d'y revenir car Simondon a été beaucoup plus loin, plus profond que tous les autres. Je vais tenter de condenser ici ce que je retiens après cette première lecture.

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Parmi les objets techniques Simondon distingue les outils qui prolongent l'action du corps humain des instruments qui affinent ou complètent sa perception. Il distingue encore les éléments techniques, qui sont comme des organes ; les individus techniques, machines qui composent divers éléments en vue d'une action ; enfin des ensembles techniques, qui associent plusieurs individus techniques (l'usine en est un exemple).

L'objet technique est d'autant plus concret que les éléments qu'il comporte entretiennent une synergie plus poussée : ainsi dans un moteur de motocyclette les ailettes qui assurent le refroidissement contribuent à la solidité du carter. Le perfectionnement d'un objet technique progresse vers une concrétisation toujours accrue.

L'existence de l'objet technique n'est pas seulement physique, matérielle : elle est aussi culturelle et humaine car il manifeste un schème mental dont il assure la réalisation. Quand l'objet technique n'est considéré que comme une boîte noire dont seuls importent les inputs et les outputs (par exemple lorsque l'on sépare les fonctions d'utilisation et de maintenance), sa mise en œuvre aliène l'être humain bien plus fondamentalement que ne peut le faire l'exploitation capitaliste.

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Cependant notre culture, héritière d'une époque où seul existait l'artisanat, se détourne de la technique qu'elle ignore et, souvent, méprise : sous prétexte d'humanisme elle perpétue ainsi l'aliénation. Ce n'est pas la culture qui doit être incorporée à la technique (comme tente de le faire l'human engineering), mais la technique qui doit être incorporée à la culture. Il faut que celle-ci rende compte de l'acte humain que constitue la conception des objets techniques : cela implique de considérer non seulement leur usage, mais aussi et surtout leur genèse.

Cette approche génétique doit s'appliquer aussi au fait technique, à l'émergence de l'activité technique – et ici la pensée de Simondon s'élève en une méditation extraordinairement féconde.

La relation entre le monde humain et le monde de la nature a d'abord été magique, dit-il, certains points du monde naturel (les sommets des montagnes les plus élevées etc.) représentant un fonds dont ils sont l'image et constituant un réseau de symboles.

Nota Bene : cette relation, qui nous semble archaïque, n'est pourtant pas absente de nos vies. Dans nos familles, dans nos entreprises certains lieux, certaines dates, certaines situations comportent une forte charge symbolique : malheur à celui qui l'ignore !

Cette représentation traditionnelle a éclaté pour donner naissance d'une part à la technique, qui répond à des situations particulières, d'autre part à la religion, qui assume la représentation du Tout.

La science émerge lorsque le perfectionnement technique rencontre l'échec : c'est en vain que les fontainiers du XVIIe siècle, qui tentaient de hisser l'eau au delà de 10,30 m de hauteur, perfectionnaient leurs pompes et leurs tuyaux : le problème n'a pu être résolu que par la prise en considération de la pression de l'air. Tandis que la technique se démultiplie en science et en action, la religion se démultiplie en dogme et en éthique : à chacune correspondent ainsi une théorie et une pratique.

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Cependant l'unité que la magie assurait entre le monde de la nature et le monde humain a été perdue. L'esthétique se propose pour combler la nostalgie qui en résulte mais elle reste superficielle : seule la culture peut satisfaire ce besoin. Pour qu'elle y parvienne il faut que la philosophie ait rempli sa mission : esthétique, philosophie et culture sont trois stades successifs de l'intuition.

Voici une citation éclairante (p. 335) : « Au-dessus de la communauté sociale de travail, au delà de la relation interindividuelle qui n'est pas supportée par une activité opératoire, s'institue un univers mental et pratique de la technicité dans lequel les êtres humains communiquent à travers ce qu'ils inventent. L'objet technique pris selon son essence, c'est-à-dire en tant qu'il a été inventé, pensé et voulu, assumé par un sujet humain, devient le support et le symbole de cette relation transindividuelle ».

Le livre de Simondon a été écrit en 1958, et si des corrections lui ont été apportées à l'occasion de ses éditions successives il n'en reste pas moins antérieur, pour l'essentiel, à la troisième révolution industrielle, celle de l'informatisation. Simondon la voit venir : il désigne le continent qu'elle ouvre par l'expression « théorie de l'information », à laquelle il donne une acception différente de celle de Shannon. Mais il n'a pas pu voir son déploiement : c'est donc à nous qu'il revient, en nous appuyant sur ses travaux, de les prolonger pour rendre compte de notre actualité.

11 commentaires:

  1. Bonjour
    Connaissez-vous des auteurs qui ont déjà fait ce genre de travaux sur la 3e révolution industrielle ?
    Merci
    YV

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    1. Je n'ai pas lu tout ce qui a été écrit sur ce sujet.
      Il faut éviter Jeremy Rifkin, La troisième révolution industrielle, terriblement superficiel.
      Je recommande Bertrand Gille, Histoire des techniques, difficile à trouver parce que Gallimard ne l'a pas réédité.
      Walter Isaacson, Steve Jobs, et Chris Anderson, Makers, contiennent des éléments intéressants.
      J'ai enfin publié trois ouvrages sur ce sujet : e-conomie, De l'informatique, Prédation et prédateurs.

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    2. Merci.J'ai réussi, après de longues recherches et abandons, à me procurer l'histoire des techniques de Bertrand Gille. Indispensable... J'adorerai trouver une analyse détaillée de la 3e révolution à la manière de L'invention dans les techniques et Du mode d'existence des objets techniques de Simondon. Mais je me demande si cela est encore possible avec tout cet obscurantisme technologique...

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    3. Il existe heureusement des personnes qui lisent attentivement Simondon (je relis "Du mode d'existence..." la plume à la main) et s'inspirent de ses travaux.
      Il a amorcé une réflexion sur l'informatisation (il la nomme "théorie de l'information", expression à laquelle il donne un sens qui diffère de celui de Shannon) : il nous reste à la prolonger et à la préciser.

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  2. Je crois que tu serais encore plus intéressé par sa thèse principale : "l'individuation, à la lumière des notions de forme et d'information" (le mode d'existence était sa thèse secondaire), malheureusement, elle ne sera rééditée que l'an prochain. Il y a eu une décade à Cerisy début août cette année sur l'oeuvre de Simondon, avec ses différents traducteurs (italie, argentine, danemark...), et il existe une série de cahiers Simondon pilotée par Jean Hugues Barthélémy. je te signale aussi la revue "Culture technique" que le CNRS a mis en ligne en libre accès. Amicalement TG

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    1. J'attends avec impatience la réédition du livre de Simondon sur l'individuation. Je me suis procuré les Cahiers Simondon, certains des articles sont très intéressants.
      Merci de m'avoir indiqué la revue Culture technique !

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  3. Il faut lire Jacques Ellul.

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    1. J'ai lu Ellul voici bien des années.
      Il ne m'a jamais convaincu

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  4. pourrait on faire une analogie entre l'objet technique décrit par G.S et l'objet architectural.
    je suis en train d'essayer de le formuler. avez vous des auteurs référent?

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    1. Je n'ai pas trouvé dans Simondon une mention explicite de l'architecture, un architecte y rencontre pourtant l'essentiel de sa démarche. Il en est de même du livre de Jean-Pierre Meinadier, "Le métier d'intégration de systèmes", Hermès 2002.

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  5. Je suis aussi de votre avis. Je vais donc continuer à formuler ce rapprochement. merci pour votre réponse rapide et la référence.

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