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Dès l'antiquité, on voit la relation entre l'automatisation et le rapport social : quand c'est celui de l'esclavage, il n'est pas besoin d'économiser la main d’œuvre. Les automates sont utilisés pour les illusions du spectacle.
Avant le XVIIIe siècle, les machines étaient en bois – donc fragiles et imprécises. La mécanisation commence avec le tour de Vaucanson, l'automatisation commence avec le régulateur de Watt.
Le machinisme fait apparaître l'alliage de la main d’œuvre et de la machine, qui était resté jusqu'alors potentiel. Ce nouvel alliage fait émerger l'âge du machinisme, tout comme l'alliage du cuivre et de l'étain avait fait émerger l'âge du bronze.
Cet âge est celui de l'usine et de l'organisation hiérarchique, qui sacralise le pouvoir : avec le rapport social de la main d’œuvre, l'exécutant est considéré comme un appendice de la machine, un robot humanoïde dont seule l'apparence est humaine.
Taylor fait la théorie de ce rapport ; il est cependant beaucoup plus humain et respectueux envers la main d’œuvre que ne le sont ses contemporains et que ne le sera le taylorisme. Il faut le lire.
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L'ordinateur est un automate étrange, sans finalité particulière, apte à réaliser toutes les tâches qui peuvent être programmées. Pour concevoir cet automate programmable, il a fallu faire un étonnant effort d'abstraction.
L'internet a procuré l'ubiquité à la ressource informatique : l'ensemble de tous les ordinateurs, logiciels et réseaux forme un seul et gigantesque automate programmable ubiquitaire, accessible depuis partout, qui entoure le monde d'une doublure informationnelle.
Il réalise les promesses ancestrales de la magie : les effets de la distance sont supprimés sur le Web – et aussi dans le transport par containers. Des robots travaillent, des avions et des voitures se conduisent tout seuls, bientôt les aveugles verront, les sourds entendront, les paralytiques marcheront...
"Abracadabra" a été remplacé par "public static void main (String... args)", qui amorce la classe principale d'un programme en Java.
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L'alliage de la main d’œuvre et de la machine avait eu des conséquences anthropologiques qui dépassaient de loin l'apport de la machine à l'efficacité de l'action productive : elle a entraîné la domination du monde par la Grande-Bretagne, puis par l'Europe, enfin par États-Unis ; elle a fait naître la classe ouvrière, le capitalisme et la lutte qui les a opposés ; elle a suscité le nationalisme des pays qui voulaient garantir leurs approvisionnements et leurs débouchés, l'impérialisme, le colonialisme, et finalement des guerres mondiales auxquelles la mécanique et la chimie ont fourni des armes puissantes.
L'agriculture, qui était auparavant l'activité économique dominante, s'est mécanisée et chimisée ; les villes se sont développées, la part de l'agriculture dans la population active est passée en 200 ans de 66 % à 3 %, la population mondiale a été multipliée par six...
Le travail répétitif étant automatisé, la main d’œuvre est remplacée dans les entreprises par un cerveau d’œuvre. De nouveau toutes les dimensions de l'anthropologie sont touchées : la psychologie du cerveau d’œuvre n'est pas la même que celle de la main d’œuvre car il lui est demandé de faire preuve de discernement et d'initiative ; la sociologie des pouvoirs et légitimités est bouleversée : le pouvoir de commandement, devenu purement fonctionnel, perd son caractère sacré ; la philosophie est invitée à enrichir le catalogue des techniques de la pensée et à réviser ses catégories.
La théorie de l'information de Shannon, par exemple, a beaucoup impressionné les penseurs mais il faut la dépasser : elle ne considère que le nombre et le volume des messages, et n'accorde aucune importance à leur signification. Une autre théorie de l'information, celle de Simondon, prend le phénomène par sa racine en considérant la « forme intérieure », la capacité d'action, que la réception d'un signal procure à un cerveau capable de l'interpréter.
Les effets de l'informatisation se répercutent jusqu'au niveau de la métaphysique, du monde des valeurs. Lorsque l'on informatise une entreprise, il faut en effet définir les concepts qui fondent le système d'information : on les évalue selon leur pertinence en regard des exigences de l'action. Mais l'action elle-même doit être évaluée, car elle peut être maladroite : le critère est la justesse en regard d'une intention. L'intention doit à son tour être évaluée en regard des valeurs et selon un critère de fidélité, car elle peut être perverse. Enfin les valeurs elles-mêmes doivent être cohérentes, car des valeurs incohérentes inhibent l'action ou la dégradent en activisme, et aussi loyales envers le destin de la personne et envers le destin historique de l'institution concernée.
Ainsi l'informatisation soulève de façon souterraine des questions fondamentales : cela explique une part de l'hostilité dont elle est souvent la cible.
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L'informatisation automatise les tâches physiques et mentales répétitives : que l'on pense aux robots dans les usines, et aussi aux logiciels de recherche documentaire qui ont déstabilisé les lawyers américains car ils font mieux qu'eux, et plus vite, les recherches dans la jurisprudence qui étaient auparavant facturées fort cher aux clients.
Mais on ne peut qualifier de répétitif que ce qui se répète toujours à l'identique : ainsi Charlot, dans Les temps modernes, visse toujours le même boulon dans la même plaque d'acier, même si ceux-ci se renouvellent continuellement. Assurément ce n'est pas le cas en médecine, car les patients qui se succèdent ne sont pas identiques.
L'automatisation porte en principe sur des tâches qui se répètent à court intervalle, mais j'ai connu une entreprise qui avait trouvé avantage à informatiser le processus de préparation du budget, qui ne se répète qu'une fois par an. Enfin l'automatisation est un investissement coûteux, elle est donc soumise à une exigence de rentabilité.
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En fait l'informatisation raisonnable est un art plus subtil que le seul remplacement du travail humain répétitif par un automatisme. La conduite automobile n'est pas répétitive, et pourtant son automatisation est efficace. Le pilote automatique des avions de ligne fait des choses qu'un pilote humain ne pourrait pas faire.
Il faut même parfois sous-automatiser : c'est le cas des centrales nucléaires. On peut prévoir la liste des incidents prévisibles et automatiser la réponse de la centrale à tous ces incidents : la probabilité d'un incident imprévisible n'est pas nulle, car la nature est plus complexe que ce que l'on peut prévoir : on estime qu'il s'en produira en moyenne un tous les trois ans. Pendant ce délai, le cerveau des opérateurs qui assurent la supervision de la centrale se sera endormi, et ils seront incapables de se débrouiller lorsque l'incident se produit. Il faut donc sous-informatiser la centrale de telle sorte que les superviseurs, ayant quelque chose à faire de temps à autre, conservent leur capacité de réaction.
Ces exemples nous conduisent à énoncer la grande règle de l'automatisation : il faut réussir l'alliage de l'automate programmable et du cerveau humain. Il faut donc savoir penser leur relation, et pour cela encore il faut savoir penser leur différence.
Il y a donc quelque chose de pervers dans certaines des ambitions de l'intelligence artificielle. Lorsque Turing a prétendu prouver qu'il n'existait pas de différence entre un ordinateur et un cerveau humain, il a détourné des recherches de la seule piste féconde.
Le cerveau humain est inséparable d'un corps émotif. Les émotions du corps lui signalent ce qui est potentiellement fécond dans le flux des associations d'idées, puis le gravent dans la mémoire en préparation de l'action créative.
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Pour nommer l'économie et la société que fait émerger l'informatisation, nous avons créé le néologisme « iconomie » (eikon, image, et nomos, loi). L'économie de l'iconomie peut être représentée par le modèle schématique que voici.
Si le travail répétitif est automatisé, le coût marginal de production est négligeable : le rendement d'échelle est donc croissant. Les entreprises sont contraintes, pour éviter d'être éliminées par un monopole, de produire des variétés destinées à des marchés de niche : le produit se diversifie alors soit par sa finition, soit par d'autres caractéristiques qualitatives.
Cette économie obéit au régime de la concurrence monopolistique. Elle est ultramoderne, car elle outrepasse la modernité et la postmodernité. Je n'en ferai pas ici la théorie, mais je vais souligner quelques-unes de ses caractéristiques fondamentales.
Comme le coût marginal est faible, le coût de production est essentiellement le coût fixe de l'investissement initial et il sera généralement élevé, car il faut construire et programmer les automates. Cette économie ultramoderne est donc aussi hypercapitalistique, le coût de production se résumant à celui de l'accumulation du capital productif.
Il en résulte qu'elle est extrêmement violente car le risque est très élevé. Sous le régime de la concurrence monopolistique, la concurrence est beaucoup plus féroce que sous le régime de la concurrence parfaite. Le partage des risques incite les entreprises à travailler en réseau de partenaires, l’interopérabilité du partenariat et la transparence des flux financiers étant assurés par un système d'information.
La puissance qu'apporte l'informatique suscite une autre forme de violence : la Banque, saisie par l'ivresse, a cédé à la tentation de la délinquance comme en atteste le montant des amendes qu'elle accepte de payer pour éviter des procès ; le crime organisé dispose de techniques perfectionnées pour blanchir ses profits et s'emparer de l'économie ou même du pouvoir politique.
C'est la même ivresse qui a poussé la NSA à vouloir « tout observer », oubliant que la sélectivité de la collecte est condition nécessaire de la qualité du renseignement – car tout observer, c'est ne rien pouvoir comprendre. C'est encore cette ivresse qui a poussé les Américains à utiliser des drones tueurs, en prenant des risques inconsidérés sur le plan des relations internationale comme sur celui du moral ou de la morale des militaires.
La diversification des produits tire parti de l'automatisation : les produits deviennent des assemblages de biens et de services, dont la cohésion est assurée par le système d'information.
L'informatisation est ainsi le pivot de la stratégie de l'entreprise, de son positionnement ou, comme dirait Simondon, de son « individuation ».
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Où se trouve le travail lorsque les tâches répétitives sont automatisées ?
Il se trouve dans la conception des produits et aussi dans les services de conseil, assistance, maintenance, réparation et recyclage en fin de vie qui assurent la relation avec les clients. Les services, comme la conception, demandent des qualités mentales : c'est pour cela que l'on parle de « cerveau d’œuvre », même si les travaux de production, maintenance et réparation exigent l'intervention habile de la main.
Contrairement à ce qui se passait avec la main d’œuvre, la production du cerveau d’œuvre est sans rapport avec la durée du travail. La compétence est en effet un capital personnel qui s'accumule lentement et qui se décharge instantanément dans l'action : même si la mise en forme de la solution peut lui demander du temps, le professionnel exercé l'aura conçue au moment même où il rencontrait le problème.
Il en résulte un changement du rapport social dans l'entreprise. Le cerveau d’œuvre ne peut travailler collectivement que si la communication interne est intense, si ce qu'une personne a à dire est entendu. Un concepteur qui n'est pas écouté cesse de réfléchir, une personne qui rend compte de son expérience de service qui n'est pas écoutée cesse de s'intéresser à l'entreprise. Un « commerce de la considération » est donc nécessaire.
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L'iconomie peut-elle connaître le plein-emploi ? L'automatisation supprime aujourd'hui des emplois dans la main d’œuvre tout comme la mécanisation en a supprimé au début du XIXe siècle. Le plein emploi du cerveau d’œuvre est possible – qui aurait pu, en 1800, alors que l'agriculture employait les deux tiers de la population active, se représenter l'emploi en France en 2000 ? D'ailleurs toute économie parvenue à l'équilibre, c'est-à-dire à la pleine efficacité, emploie ipso facto toute la force de travail disponible.
Mais cela suppose une évolution du système éducatif, du rapport social, de la perception que chacun peut avoir de son destin individuel, des institutions, des entreprises et du travail. Si le plein emploi est possible, il ne surviendra pas sans que l'on passe par des crises, sans que l'on fasse des efforts : l'iconomie nous fait vivre dans un monde radicalement différent de celui que nous avons connu jusqu'à maintenant.
La main d’œuvre avait subi un dressage, l'exécutant étant considéré comme un robot d'apparence humaine. Cela a laissé des traces profondes : il n'est pas facile, pour les personnes ainsi formées, de se transformer en cerveau d’œuvre.
Nous aurions grand besoin d'un nouveau Taylor qui, avec le même respect et la même humanité, étudierait à fond le travail du cerveau d’œuvre.
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L'iconomie apportera aussi des changements dans la vie en société. La concurrence monopolistique est une dynamique bouillonnante plus qu'un équilibre. Elle est continuellement soulevée par un flux d'innovations – et ce que nous avons vu jusqu'à présent n'en est qu'un tout petit début. Le rapport au corps, les relations entre les générations, le contour des classes sociales, tout cela sera transformé.
Pour le consommateur la qualité importera plus que la quantité. Le bien-être dépendra plus de la diversité des produits accessibles que de leur possession ou de leur consommation en volume : que l'on pense déjà à notre situation dans une librairie, ou devant des chaînes de télévision.
Cette dynamique ne pourra s'amorcer que si le consommateur sait tirer parti d'une offre diversifiée. Il peut y être aidé par des intermédiations informatiques, mais il faut surtout qu'il sache choisir selon le rapport qualité / prix et non plus selon le prix seul : cela implique qu'il soit sensible à la qualité.
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L'iconomie rencontre trois grands défis : la désacralisation du pouvoir dans les institutions, la sensibilité à la qualité dans la consommation, la tentation d'un retour au régime prédateur de la féodalité. Chacun des trois est redoutable, et constitue un écueil sur lequel peuvent se briser l'économie d'une société, son bien-être, le plein-emploi, l’État de droit et la démocratie.
Pour les relever, nous autres Français disposons des valeurs de notre République. Il faut les approfondir. Cela suppose que nous sachions penser les institutions, dont la fonction est d'organiser la réalisation collective des actions jugées nécessaires, mais qui sont hors de la portée des individus. Or il se trouve que nos philosophes, pour la plupart, ignorent les institutions (Sartre) ou les considèrent comme de pures « machines à pouvoir » (Foucault).
L'informatisation a avec la technique informatique le même rapport que celui qui existe entre l'art de la navigation et la construction navale. Elle met en jeu toutes les dimensions de l'anthropologie, jusqu'au monde philosophique de la pensée et au monde métaphysique des valeurs. La société ne pourra atteindre la maturité, la civilisation, que si son effort porte sur toutes ces dimensions. Si elle échoue, elle risque d'abandonner la démocratie et l'Etat de droit pour retrouver le régime féodal sous une forme ultra-moderne.
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