Cette recherche si modeste et aucunement innovante est cependant salubre car l'aventure mentale qu'elle comporte est formatrice. N'est-il pas d'ailleurs plus important d'être chercheur que d'être savant ? Rien ne me semble plus lamentable que le cuistre qui exprime son mépris en disant : « ce résultat est déjà bien connu ». Certes ! Je ne suis pas le premier à grimper l'Everest, mais enfin je l'ai escaladé avec mes seules petites forces.
Le jeune Alexandre Grothendieck, élève au lycée, s'est posé un de ces problèmes. Si je connais les longueurs a, b et c des côtés d'un triangle, s'est-il dit, je dois pouvoir exprimer la surface de ce triangle en fonction de a, b et c et sans passer par le calcul d'une hauteur.
Il a cherché cette formule, il l'a trouvée : c'était une recherche authentique même si le résultat est connu depuis le Ier siècle après JC (« formule de Héron »). Le jeune Alexandre a d'ailleurs poussé la démarche jusqu'à exprimer le volume d'un tétraèdre en fonction des longueurs de ses six côtés.
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La recherche personnelle est le passage nécessaire vers la recherche tout court, qui explorera des choses nouvelles et apportera des découvertes. J'ai donc invité mes petits-fils à se poser et à résoudre eux-mêmes un problème.
Je suis parti d'une anecdote sur le jeune Carl Friedrich Gauss à l'école primaire. Les élèves ayant été dissipés, l'instituteur leur donne pour punition d'additionner les cent premiers nombres entiers. Le petit Carl Friedrich remarque en un clin d’œil que 1 + 100 = 101, 2 + 99 = 101, etc., constate qu'il existe 50 égalités de ce type dans la somme à calculer, et écrit directement le résultat sur son cahier : 5050. L'instituteur fut admiratif.
L'intuition des petits-fils ainsi éveillée, je leur rappelle la formule qu'ils connaissent déjà mais qu'ils ont naturellement oubliée, n(n+1)/2, puis ouvre la porte vers un autre problème : calculer la somme des carrés des n premiers nombres entiers.
Nous avons cherché ensemble, sommes passés par un procédé géométrique laborieux, avons enfin trouvé le résultat. Alors s'ouvre le problème suivant : quelle est la somme des cubes de ces nombres ?
Nous y sommes arrivés. Nous faisons alors une de ces découvertes imprévues qui sont la récompense du chercheur : la somme des cubes est égale au carré de la somme des nombres. Cela doit cacher quelque propriété géométrique mais nous ne parvenons pas à la trouver. Nous en restons là.
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L'un de mes petits fils, qui est en taupe, me dit qu'il a parlé de ces recherches avec son professeur. Cela m'incite à y revenir. Ce sera la deuxième étape du voyage.
Je retrouve facilement le raisonnement pour la somme des carrés mais la somme des cubes résiste : je ne parviens pas à retrouver le chemin qui y conduit.
Et si je cherchais plutôt la somme d'une suite d'entiers portés à une puissance quelconque ? Il suffirait de mettre la main sur une récurrence et je pourrais passer d'une formule à la suivante.
Il faut donc exprimer la somme des nombres de degré n + 1 en fonction des sommes des nombres de degré inférieur. Le rêve, un remue-méninges pendant un voyage en train et plusieurs pages parsemées d'erreurs de calcul (je n'ai plus la virtuosité de mes vingt ans) m'amènent à la solution. Je trouve au passage l'explication géométrique que nous avions cherchée en vain.
Si cela vous intéresse, vous pouvez cliquer sur le lien vers le document pdf que je me suis amusé à composer en utilisant LaTeX. Mais avant cela continuez cette lecture car voici la cerise sur le gâteau.
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J'ouvre il y a quelques jours les œuvres de Pascal pour relire une phrase que j'aime : « quand on voit le style naturel, on est tout étonné et ravi, car on s'attendait de voir un auteur, et on trouve un homme ». Le « style naturel », c'est celui de la grande prose française dont Pascal a été l'inventeur et qui est unique par son élégante simplicité.
Le hasard me pousse vers les notes en fin de volume et je tombe sur un texte intitulé Sommation des puissances numériques. Je découvre alors que Pascal s'est intéressé à notre problème et l'a résolu, tout comme Héron d'Alexandrie avait résolu le problème de Grothendieck.
Il est passionnant de voir comment un génie procède. Les notations de Pascal ne sont pas aussi commodes que les nôtres mais je suis ébloui par sa puissance et son ampleur de vue.
Je n'avais jamais lu ses œuvres mathématiques, elles me semblaient désuètes. Je vais m'y plonger car j'ai entrevu l'esprit de sa recherche. A moi le traité des coniques, le triangle arithmétique, les carrés magiques et les travaux qui ont inauguré le calcul des probabilités !
Engager le dialogue personnel avec un grand esprit, c'est une autre forme de recherche.
La première fois que j'ai découvert cette propriété étonnante de la somme des cubes égale au carré de la somme, c'était il y a 4 ans en découvrant le concept très élégant des preuves sans mots (proofs without words en anglais). Je vous conseille fortement l'ouvrage Math Made Visual de Roger B. Nelsen (un auteur qui a également écrit un ouvrage de référence sur les copules) et d'une autre auteure, il est fourré de preuves compréhensibles en un clin d'oeil (notamment sur la comparaison des moyennes - arithmétiques, géométriques, harmoniques - et justement sur la formule de Héron) et peut occasionner quelques extases intellectuelles. Je pense en plus que pour des enfants du primaire ou du collège, ça peut être très formateur pour comprendre, au-delà de la vérité analytique, pourquoi et comment "ça" marche. Les mêmes auteurs ont écrit un ouvrage consacré aux inégalités (When Less is More), mais je n'ai pas encore eu le temps de le lire en profondeur.
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