Sa modernité m'a étonné. Non pas la modernité de la langue, certes. On n'écrit plus avec cette densité qui dit tout en un ou deux vers. Passer du XVIIe siècle à un auteur d'aujourd'hui, c'est retomber dans le bourbier des phrases à rallonge...
La modernité de Corneille réside dans les caractères. Cléopâtre, reine de Syrie (il ne s'agit pas de la reine d’Égypte du même nom), est toute rage, haine et ambition. Cette bête de proie politique ment, simule et tue : comme nos « hommes de pouvoir », elle ne conçoit pas de vivre sans régner.
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Les lois et les règlements nous entourent d'un réseau de normes. Seul le délinquant et l'homme de pouvoir s'affranchissent de ces normes, le premier en les outrepassant, le second en les transformant. Entre ces affranchis se crée parfois un compagnonnage étrange.
Celui qui accède au pouvoir passe derrière le décor : alors qu'il avait subi la norme, il est désormais l'un de ceux qui la définissent. Cela s'accompagne d'autres pouvoirs : nomination, gestion, orientation, auxquels s'ajoutent les plaisirs de l'abus de pouvoir (cf. L'échelle du pouvoir).
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La passion du pouvoir dévore ceux qui, ayant goûté cette drogue, ne peuvent plus s'en passer. En lisant Rodogune on pense inévitablement à l'autre tragédie dont les personnages sont François Mitterrand, Nicolas Sarkozy, les ministres et les dirigeants, tous entourés d'ambitieux qui manient le dénigrement et la calomnie, formes contemporaines de la dague et du poison.
Revenons à Corneille. Dans le dernier acte Cléopâtre se suicide de rage en buvant le poison qu'elle avait destiné à son fils. Celui-ci voulant la sauver, elle l'écarte en prononçant ce vers féroce :
Je maudirois les Dieux s'ils me rendoient le jour.
Je ne conçois pas d'expression plus pure de l'exaspération du pouvoir. Comme il est dommage que notre langue ait perdu le secret de cette énergie !
La lecture de Rodogune est un voyage dans l'esprit des drogués qui nous dirigent. Ils prétendent avoir droit à notre respect mais nous serions avisés de l'accorder plutôt aux personnes discrètes chez lesquelles se reconnaît la sagesse d'Épictète : dignité, réserve, droiture.
Lorsque la fonction de commandement échoit à l'un de ces sages, il l'exerce de façon constructive, sans céder à l'ivresse ni devenir l'un de ces animaux que l'on appelle « homme de pouvoir ».
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