samedi 27 décembre 2014

Raymond Aron, Le marxisme de Marx, de Fallois, 2002

J'ai connu un penseur : mon père. Sa pensée était à la fois ferme et souple. Il n'était certes pas commode mais il soumettait instantanément ses idées au joug de l'expérience ou à la contrainte d'une démonstration. Cette expérience me permet de reconnaître un penseur, que ce soit par la lecture ou en face à face, et de le distinguer de la foule des farceurs. Raymond Aron et Karl Marx sont des penseurs, ce livre décrit leur rencontre.

Aron a étudié Marx avec passion. Il n'était pas marxiste mais il avait reconnu chez Marx une orientation proche de la sienne : considérer la société comme un être vivant que l'on situe dans son histoire et dont on s'efforce d'élucider la dynamique. Marx était ainsi pour lui un de ces rares interlocuteurs avec lesquels la conversation est véritablement utile.

Bien des choses le contrariaient cependant : la brutalité du polémiste, l'enfermement de l'économiste dans la valeur-travail de Ricardo, l'ambiguïté d'une pensée qui, étant inachevée, se prêtera plus tard à des détournements et en particulier à celui, outrageusement mécaniste, commis par Lénine, Trotsky et Staline. Si Aron a admiré le génie du penseur, il a déploré ce que ses prétendus héritiers ont fait de sa pensée.

Il n'a cherché ni à faire l'apologie de Marx, ni à le dénigrer : il a voulu connaître, à travers la lecture de textes tous ambigus et incomplets, ce que Marx avait vraiment pensé. Alors qu'un penseur est toujours préoccupé, voire dévoré, par l'évolution de sa propre pensée on voit donc ici, chose rare, un penseur qui s'inquiète de comprendre à fond un autre penseur, d'élucider l'origine, le déploiement et finalement l'intention de sa pensée.

Ce livre témoigne ainsi d'une générosité rare. Il a d'autres qualités, car Aron est un esprit perspicace et clair : alors que les textes de Hegel et de Marx sont d'une obscurité presque étanche, son commentaire les élucide et il accomplit ce tour de force, selon la meilleure tradition de la philosophie française, dans un langage familier. Le texte est d'ailleurs celui d'un cours, reconstitué à partir de notes prises à la volée : il a l'agréable simplicité de la langue orale.

On voit à l'œuvre chez Aron la liberté, la dignité du penseur qui ne s'incline devant aucune autre autorité que celle des faits et de la logique. Il est indifférent à la mode, que ce soit celle du jargon philosophique inspiré par le style des traductions de l'allemand, ou celle du « marxisme » qui a fait dire tant de sottises à Jean-Paul Sartre et à beaucoup d'autres (Sartre « déconne », dit Aron, lorsqu'il prétend que « le marxisme est la philosophie indépassable de notre temps »).

La lecture d'Aron est salubre. Nous avons grand besoin aujourd'hui, pour comprendre la crise et trouver le chemin qui permettra d'en sortir, de cultiver en nous l'intrépidité du penseur, l'indifférence à la mode, le respect exclusif envers l'expérience et la logique. J'ai donc dans ma bibliothèque, outre Le marxisme de Marx, L'opium des intellectuels, Dimensions de la conscience historique, Dix-huit leçons sur la société industrielle, Penser la guerre, Clausewitz, Le spectateur engagé, Mémoires, et je complète progressivement ces lectures.

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