samedi 18 juin 2016

Jean Tirole, Économie du bien commun, PUF, 2016

Le livre passionnant de Jean Tirole s'appuie sur trois principes qu'il énonce clairement et dont il tire les conséquences en les appliquant à des domaines divers : le fonctionnement des marchés, la gouvernance des entreprises, le défi climatique, le chômage, l'Europe, la finance, la politique industrielle, l'économie numérique, l'innovation et la régulation.

La diversité de ces domaines illustre la fécondité de ces principes, qui se condensent dans les expressions suivantes : partir de faits stylisés ; considérer les asymétries d'information ; tenir compte des incitations.

Franck Aggeri a publié une critique approfondie des travaux de Tirole dans « Les phénomènes gestionnaires à l'épreuve de la pensée économique standard », Revue française de gestion, n° 250, 2015. Cette critique, intéressante, a cependant raté ce qui me semble être, chez Tirole, une grave lacune.

Les faits stylisés

Le raisonnement de Tirole part non du constat des faits mais d'hypothèses simplificatrices qui permettent de construire un « modèle pur » pour isoler le phénomène que l'on veut étudier, le purger du bruit statistique qui l'entoure dans la réalité et en déduire les conséquences par le raisonnement.

Les hypothèses ne sont pas choisies n'importe comment : il faut qu'elles reproduisent les traits essentiels du phénomène tout comme la caricature d'une personne doit reproduire et même faire saillir ses traits essentiels. Elles sont donc réalistes, mais d'un réalisme intellectualisé qui n'est pas le même que celui du constat brut des faits.

Cette démarche diffère de celle d'un macro-économiste. Les équations que ce dernier utilise s'appuient sur la théorie économique pour représenter le comportement des agents (consommateurs, entreprises, etc.), mais l'estimation économétrique de leurs paramètres est risquée parce que la statistique reflète une réalité où se mélangent les effets de phénomènes divers. Utiliser un modèle pur permet d'échapper à cette confusion.

Le fait est que la clarté du raisonnement et des conclusions ne peut s'acquérir que si l'on part de faits stylisés. La science économique s'est d'ailleurs construite en explorant des mondes imaginaires fondés sur quelques hypothèses à la fois simples et explicites dont elle tirait les conclusions, et qui ont préparé les économistes à se représenter de façon schématique les situations réelles dont ils extraient les caractères essentiels.

Il ne convient donc pas de reprocher aux faits stylisés leur « manque de réalisme ». Par contre il faut savoir que la portée du raisonnement est limitée par ces hypothèses, et que ses conclusions ne sont applicables dans l'action que dans la mesure où la situation dans laquelle on agit les respecte.

Les asymétries d'information

Chaque agent économique est placé dans une situation particulière qui détermine les informations qu'il reçoit : le trader qui travaille dans une salle de marché peut consulter des données auxquelles l'épargnant ordinaire n'a pas accès ; le producteur connaît la composition de son produit mieux que ne peut le faire le consommateur, etc.

Ainsi les agents économiques n'ont pas tous la même information : cela contredit l'hypothèse d'information parfaite et universelle qui se trouve à la racine du modèle de l'équilibre général tel que l'ont conçu Walras, Debreu, Arrow, Hicks, etc.

En relâchant cette hypothèse, Tirole se rapproche du réalisme et ouvre à l'exploration le monde de la concurrence imparfaite et des jeux stratégiques, dans lesquels chaque agent tire parti des informations qu'il possède tandis que les autres ne les possèdent pas. Pour en construire les modèles, Tirole prend pour hypothèse la nature des informations dont chaque agent dispose – et qu'il peut déduire de leur situation respective – puis examine le jeu qui en résulte.

Les incitations

La situation d'un agent, les informations qu'il possède, ne suffisent pas à déterminer son action : il faut encore qu'il soit incité à agir. Les incitations sont des injonctions implicites ou explicites que l'agent reçoit.

Louis Gerstner, CEO d'IBM dans les années 1990, a résumé la relation hiérarchique1 : « People don't do what you expect but what you inspect », Claude Riveline a exprimé ainsi la pression sociologique qu'un agent ressent2 : « un agent économique établit logiquement ses choix de manière à optimiser les jugements dont il se sent l'objet ».

Un trader doit ainsi « produire de l'argent » par tous les moyens, sous la seule contrainte du « pas vu, pas pris ». La gouvernance des entreprises obéit à la relation « principal-agent », les actionnaires étant le principal et le dirigeant étant leur agent. La mission de l'entreprise est alors, comme l'a dit Milton Friedman, de faire du profit afin de « créer de la valeur pour l'actionnaire ».

Une fois spécifiées les informations que peuvent utiliser les agents et les incitations qu'ils reçoivent ou subissent, le raisonnement peut déployer la dynamique de leur jeu et indiquer ses résultats : il a alors un caractère implacable même s'il fait sa part à l'incertitude. On peut estimer que cette démarche est schématique, et elle l'est en effet, mais avant de la critiquer il faut se rappeler les apports du schématisme à la pensée et, à travers elle, à l'action.

Si l'hypothèse selon laquelle l'action des agents est déterminée par des informations et des incitations fait violence à l'idée que nous nous faisons de la liberté, elle n'est pas irréaliste pour autant. Elle permet d'anticiper les conséquences que peuvent avoir des lois, des règles, une régulation lorsqu'elles offrent des « effets d'aubaine » à des « passagers clandestins », elle permet d'évaluer les situations d'« aléa moral », d'« antisélection », etc. L'économiste peut alors préconiser une formulation de ces lois, de ces règles, qui permette d'éviter ou de limiter ces conséquences.

Tirole considère diverses dimensions de l'être humain : homo psychologicus, homo socialis, homo incitatus, homo juridicus, homo darwinus. Il échappe ainsi au monolithisme de l'homo oeconomicus et apporte un élargissement utile à la science économique. Toutes ces variétés d'homo se condensent cependant dans homo incitatus : on peut en effet considérer que la situation d'une personne, les informations qu'elle peut se procurer, sont une composante des incitations qu'elle reçoit.

Homo incitatus est une marionnette, les incitations étant autant de fils qui commandent ses mouvements. Ce modèle est réaliste s'il s'agit de représenter l'action de nombre de personnes physiques ou morales : la méthode de Tirole est donc puissamment explicative des comportements collectifs, massifs, qui sont l'objet de l'économie. Il lui manque cependant quelque chose.

Une lacune

L'altruisme et la générosité, dit Tirole, semblent contredire les hypothèses qui fondent le raisonnement économique mais il suffit, pour en rendre compte, de considérer que la personne généreuse cherche à se donner une belle image de soi, qu'elle a intériorisé une incitation d'origine sociale : elle ne sort donc pas du moule d'homo incitatus. Mais le désir d'être content de soi suffit-il pour expliquer la générosité ? Nous avons connu bien des personnes généreuses qui visiblement ne s'en souciaient pas.

Allons plus loin. Tirole parle de la gouvernance de l'entreprise, mais non de l'entrepreneur si ce n'est comme agent des actionnaires, dont la mission consiste à maximiser le profit de l'entreprise. Or on rencontre pourtant quelque chose d'autre dans la personne d'André Citroën lorsqu'il découvre le potentiel des engrenages à chevrons, dans celle de Marcel Dassault lorsqu'il se passionne pour la géométrie des hélices, dans celle de Steve Jobs lorsqu'il conçoit l'iPhone, etc.

Ce qui caractérise ces personne, c'est une passion qui les confronte au monde de la nature, des choses qui existent et qui sont à la fois obstacle et ressource pour leur action. Cette passion, ressort interne et moteur intime de leur action, est essentiellement différente des incitations externes que portent le regard et le jugement d'autrui sur leur personne.

L'entrepreneur, homo naturalis, diffère ainsi fondamentalement d'homo incitatus. Certes homo incitatus convient pour se représenter les comportements collectif courants et leurs effets économiques. Mais n'est-il pas aussi fade qu'un pain sans sel et sans levain ?

Les traders, m'a dit Xavier Debonneuil qui dirigeait les salles de marché de la Société Générale, sont comme quelqu'un qui conduit sur une autoroute encombrée : il doit, pour aller plus vite que les autres, savoir à quel moment il convient de changer de file. Cette activité réflexe, qui n'occupe qu'une petite partie des ressources mentales, peut s'expliquer entièrement par des informations et des incitations : le trader est l'incarnation la plus pure d'homo incitatus.

L'activité mentale de l'entrepreneur est d'une tout autre richesse : il doit choisir des techniques, définir des produits, sélectionner et former des compétences, observer les besoins des clients, assumer l'incertitude du futur pour anticiper, trouver enfin, dans la sociologie de l'entreprise, le point sur lequel poser le levier symbolique qui permettra à sa parole de la mettre en mouvement.

Tirole réduit l'entrepreneur au rôle d'agent des actionnaires : il est plus simple, dit-il, d'avoir un seul objectif que d'en avoir plusieurs. Certes, cette hypothèse facilite la modélisation mais elle appauvrit l'entrepreneur à tel point qu'elle nous fait rater quelque chose d'essentiel.

L'artisan amoureux de son métier, l'animateur qui fait tourner l'entreprise sans faire d'histoires, les inventeurs, sont eux aussi des homo naturalis pour qui la relation avec la nature importe plus que les incitations : homo naturalis est donc moins rare qu'il n'y paraît, et il joue un rôle important dans les périodes de transition comme celle que nous connaissons aujourd'hui, en particulier dans l'informatisation des entreprises.

Tirole ne considère cependant dans l'économie numérique que les transformations qu'elle a introduites dans l'échange : plates-formes, marchés bi-faces, contrat de travail, etc. Il n'a pas considéré l'évolution intime des entreprises, celle de leurs processus de production, de leur organisation, de leur sociologie.

Quand il le fera, il lui faudra enrichir sa représentation de l'entrepreneur et, plus généralement, introduire homo naturalis dans sa réflexion.
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1 Louis V. Gerstner, Who Says Elephants Can't Dance ?, Harper Business 2002, p. 210.
2 Claude Riveline, « Un point de vue d’ingénieur sur la gestion des organisations », Annales des Mines, décembre 1991.

3 commentaires:

  1. Merci pour ce billet, et son intéressante dernière section (n'intéresse-t-elle pas davantage le chercheur en gestion plutôt que le chercheur en économie ?). Vous parlez au début des faits stylisés mais, en vous lisant, j'ai un doute sur ce qu'ils sont en économie. Les faits stylisés ne sont-ils pas des observations faites dans une si grande diversité de dates ou de périodes et une si grande diversité de contextes qu'ils deviennent des faits que les théoriciens doivent expliquer à l'aide de modèles économiques ?

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    1. Les faits stylisés sont des hypothèses qui permettent de représenter une situation économique pour la soumettre au raisonnement : le jeu du prisonnier en est un exemple, le modèle de l'équilibre général en est un autre.
      Ces hypothèses condensent certains enseignements de l'observation, mais s'écartent de la complexité inhérente au réel. Elles ne sont donc pas des faits, mais une sélection dans la représentation des faits. Cette sélection sera judicieuse si elle fournit au raisonnement la clé de ce qui est essentiel dans la situation considérée.

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  2. Ne pourrait-on plutôt dire : "Les faits stylisés sont des concepts dont on fait l'hypothèse qu'ils permettent de représenter une situation économique pour la soumettre au raisonnement. Toutefois, ils simplifient la réalité : le produit du raisonnement ne vaut que ce que vaut l'hypothèse ." ? (RP)

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