jeudi 14 juillet 2016

À l'horizon : une histoire courte

Anne Papillault et Jean-François Dars publient sur le Web des Histoires courtes, courts romans-photos de la recherche.

La soixante-dix-septième Histoire courte ("À l’horizon") vient d'être mise en ligne. Elle est consacrée à l'iconomie.

Le lien vers toutes les histoires courtes est http://llx.fr, le lien vers celle-ci est ici : À l’horizon.

Pour respecter le format d'une Histoire courte Dars et Papillault ont dû réduire le texte. Vous trouverez ci-dessous le texte complet.
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Je voudrais montrer avec quelques exemples comment s'opère la fusion du cerveau humain et des ordinateurs en réseau, et quels sont ses résultats.

Le pilote automatique d'un avion de ligne maintient celui-ci dans la position très instable qui permet d'économiser le carburant, poste essentiel de dépense pour une compagnie aérienne : pour y parvenir, il ingère les données que fournissent des capteurs et tripote continuellement les ailerons.

Cette manœuvre serait pour un pilote humain aussi difficile que de maintenir une assiette en équilibre sur la pointe d'une épingle – c'est-à- dire qu'elle serait en fait impossible : la programmation de l'automate a donc introduit dans la nature une possibilité nouvelle.

Voici un autre exemple. Si l'on automatise une centrale nucléaire en programmant la réponse à tous les incidents prévisibles, il se produira quand même des incidents imprévisibles car la nature est plus complexe que ce que l'on peut prévoir. On estime qu'un tel incident se produira en moyenne une fois tous les trois ans.

Durant ce délai les opérateurs de la salle de contrôle n'auraient rien à faire et au bout de trois ans ils auraient perdu toute capacité d'initiative. La bonne solution consiste donc à sous-automatiser délibérément la centrale de telle sorte que ces opérateurs aient de temps à autre quelque chose à faire : ainsi ils seront capables d'agir lorsque se produira un incident que personne n'avait pu prévoir.

Une conclusion s'impose : comme tout ce qui est répétitif est prévisible, les tâches répétitives physiques et mentales ont vocation à être automatisées. Le travail humain va se concentrer dans ce qui, n'étant pas prévisible, demande discernement et initiative, c'est-à- dire la conception des nouveaux produits et la relation de service avec les clients. La main d’œuvre sera remplacée par du « cerveau d’œuvre », et il est facile de se représenter ce que cela implique pour l'emploi, les compétences et l'organisation des entreprises.

Je puise un dernier exemple dans la vie personnelle. Supposons que vous soyez un amateur de Sudoku et que la solution de l'un de ces petits problèmes vous prenne de l'ordre de vingt minutes. Supposons aussi que vous sachiez programmer : concevoir, écrire et tester un programme qui résolve les Sudoku vous demandera de l'ordre de deux jours de travail.

Vous constaterez alors que ce programme résout un Sudoku en une seconde et cela vous fera éprouver une sensation étrange : c'est vous qui avez composé le programme, il n'est donc rien d'autre que l'expression de votre intelligence, et voilà qu'il résout les Sudoku mille fois plus vite que vous !

Le couple que forment le cerveau humain et l'ordinateur semble accomplir les promesses de la magie : la parole humaine inscrite dans un programme commande les avions de ligne, les robots, et quelques lignes de code ont les effets que l'on attribuait naguère à la phrase « Sésame, ouvre toi ».

Nous allons avoir d'autres surprises, car ce que nous connaissons aujourd'hui et qui nous impressionne tant, nos systèmes d'information, iPhones, iPad, impression 3D et Internet des objets, c'est pour ainsi dire rien en regard de ce qui va se déployer pour le meilleur et pour le pire au XXIe siècle.

Brynjolfsson et McAfee, du MIT, disent que nous sommes « à la moitié de l'échiquier ». Ils font allusion à une légende indienne : si l'on dispose un grain de riz sur la première case, deux sur la deuxième, quatre sur la troisième, etc., les 32 premières cases contiennent 170 tonnes de riz : c'est la récolte annuelle d'une rizière de 40 hectares. Mais les 64 cases contiennent 700 milliards de tonnes, soit mille fois la production annuelle mondiale.

Nous ne percevons pas l'extrémité de cette exponentielle, mais nous pouvons concevoir les contraintes auxquelles est soumis le couple que forment le cerveau humain et l'ordinateur. L'intelligence que le programme confère à l'automate, c'est la mise en conserve d'une « intelligence à effet différé », celle du programmeur, et non une prétendue « intelligence artificielle ».

La puissance des processeurs, la rapidité d'accès des mémoires et le débit des réseaux procurent une rapidité extrême à cette « intelligence » mais un automate ne peut rien faire d'autre que ce que son programmeur a anticipé : il ne peut ni répondre à des imprévus, ni interpréter toutes les situations que la complexité sans limite de la nature physique, sociale et humaine présente. Il faut donc qu'il soit associé, dans l'action, à l'« intelligence à effet immédiat » que les êtres humains ont héritée de leurs ancêtres chasseurs-cueilleurs.

L'alliage du cuivre et de l'étain a introduit un être nouveau dans le monde de la nature : cela a fait émerger l'âge du bronze. L'alliage du fer et du carbone a fait émerger l'âge de l'acier. Le couple que forment le cerveau humain et l'ordinateur présente lui aussi des propriétés qui diffèrent de celles de ses composants : il fait lui aussi émerger une anthropologie spécifique avec toutes ses dimensions : économique, psychologique, sociologique, culturelle, etc.

C'est pourquoi il est utile de se représenter ce que pourrait être une société informatisée ou, comme on dit, « numérique », qui serait par hypothèse parvenue à l'efficacité en ce qui concerne le bien-être de la population. Pour éclairer les conditions nécessaires de cette efficacité, nous avons bâti le modèle d'une telle société et l'avons nommé « iconomie ». Ce modèle pose à l'horizon de la pensée et de l'action un repère qui permet de s'orienter afin de marcher droit, comme disait Descartes, au lieu de tourner indéfiniment en rond dans la forêt de la crise.

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